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L'enseignement universitaire en danger

par Benkoula Sidi Mohammed El Habib*

Je dois commencer par dire que c'est Merhoum Larbi Mohamed, architecte, plusieurs fois prix national d'architecture, qui est à l'origine de l'inspiration de ce billet. Je dis billet parce que je ne prévois pas cet essai au sens de l'article scientifiquement conventionnel, avec des références et des renvois qui en font un papier sérieux, donc qui fait peur au grand public. Loin de là. Ce n'est pas du lourd, mais en même temps ce n'est pas du léger.

C'est comme un texte qui prend le risque d'avancer sur le fil très fin séparant comme en architecture le sublime et le pittoresque, et en même temps les unit ! Une frontière où le partage est possible à partir de quelques idées et éventuellement beaucoup de constats simples.

Dans ce billet, je veux Témoigner. Bien sûr le mot «témoigner» sonne ici comme un ultime moment de décryptage de faits vécus où se mêlent un volume intense de réactions objectives et subjectives. Je veux le faire en tant qu'enseignant architecte confronté à une quantité de discours de légitimation pouvant paraître dans certaines situations irraisonnables, de justification, d'intérêts à défendre, de discours populistes fondés sur des à priori y compris religieux (pourquoi y recourt-on spontanément ?).

Enseigner c'est désormais mentir beaucoup

J'inaugure quasiment ma douzième année d'enseignant, au bout de laquelle je dois dire que j'ai vu et entendu des choses. Quand je suis venu à l'enseignement après une brève expérience en France, j'étais rempli d'espoir, j'avais une idée quasiment de candide de l'enseignant et de l'enseignement que je dois avoir hérité de ma mère qui pleurait à la vue de ses cahiers d'enseignante du primaire. Dès ma première année, j'ai été confronté à des situations d'injustices qui touchaient aussi bien les enseignants que les étudiants. Les premières déloyautés me sont venues de mes plus proches collègues. Il m'est arrivé de regretter malheureusement d'avoir côtoyé certains (mais rien de nouveau, ça fait partie du cours de la vie) et de comprendre en fin de compte qu'ils ne sont pas aussi différents de l'homme ordinaire. Depuis douze ans, les choses n'ont fait que se détériorer. Le nombre d'enseignants a augmenté comme le nombre des étudiants a explosé, et les écarts générationnels dans le corps des enseignants ont eu un impact négatif sur la qualité de l'enseignement. Le milieu des enseignants n'a jamais été harmonieux, et je me retrouve comme mes prédécesseurs entre les anciens qui sortent à la moindre occasion le motif de l'ancienneté pour avoir un privilège sur la parole comme la décision, et les nouveaux arrivants qui rasent pour la plupart les murs le temps de gagner leurs galons d'ancienneté, de s'organiser et d'entamer à leur tour leur guerre des générations. C'est au bout de onze ans que je crois comprendre que l'Algérie a industrialisé des enseignants sans enseignement, des architectes sans architecture, des urbanistes sans urbanisme, des étudiants sans vie estudiantine, etc., et qu'elle se noie (ou qu'elle noie !) dans sa politique populiste de l'enseignement gratuit pour tous, la formation pour tous (qui sait maintenant ce que c'est qu'un autodidacte (autodidacte de la pensée) y compris dans une université ?), de l'emploi pour tous dans l'enseignement !, des doctorats à distribuer pour tout le monde, et des diplômes hautement cotés pour tous les étudiants. Je dois dire que depuis que je suis enfant, deux mots ont retenu mon attention dans les politiques menés dans mon pays : grand et tous. Au bout de onze ans, j'enseigne désormais avec le cœur noué, car je me retrouve certainement comme beaucoup coincé entre des enseignants qui cherchent l'mla2a, mohim tekhtté rassi (la complaisance) avec les étudiants, et des étudiants qui ont fini par intégrer l'idée principielle qu'obtenir de bonnes notes partout est un droit : hakna, sinon ils bloquent les accès à l'université. C'est en ce sens que j'en suis arrivé un jour à déclarer sur les ondes d'el Bahia radio que désormais l'enseignement dans notre pays s'est gravement confondu avec l'idée d'encourager qui veut dire dans notre triste réalité « mentir en permanence aux étudiants », leur faire croire qu'ils savent, au moment même où les étudiants rechapés et munis de leurs bacs surenchéris pensent qu'ils savent et que nous n'avons pas le droit de leur dire : vous ne savez pas.

De l'intérêt général vers le suicide collectif

Les propos de Merhoum concernant le statut de l'architecte et l'histoire de l'urbanisme en Algérie depuis l'indépendance, ont beaucoup raisonné dans ma tête. Ils font écho avec mes sentiments mitigés de l'intérieur de l'université algérienne. En réalité, je n'ai pas vu de grands changements, pour le moins ils n'ont pas été constructifs au sein de l'université, depuis que le baril de pétrole coûtait 150 dollars à sa chute à environ 20 à 50 dollars. Ce qui est certain, il y a eu un nombre important de scandales financiers, un gaspillage colossal des deniers publics, et un mépris total de l'avenir. Les enseignants que nous sommes n'hésitent pas à affirmer que l'embellie pétrolière a détérioré la qualité des Algériens, elle a consolidé le sentiment que nous avons de l'hypocrisie ambiante, et elle a monnayé la valeur de l'individu. Nos départements d'architecture ne sont pas restés en dehors de tout ça. Les étudiants de plus en plus nombreux arrivent avec des voitures flambant neuves, qui coûtent parfois la somme des salaires de toute une carrière d'enseignant. Je ne parlerai pas de la politesse qui a quitté les lieux depuis longtemps. Nous ne sommes plus à l'ère où les étudiants couraient derrière l'enseignant pour lui dire bonjour, et où l'on s'écartait pour le laisser passer. Non ! C'est l'étudiant qui exige de l'enseignant une certaine manière de locution, de l'information pour effectuer un exposé ou autre. Les étudiants ne veulent plus chercher l'information, ils l'exigent de l'enseignant, tandis que l'administration les reçoit et soutient, pourvu qu'il n'y ait pas de grèves. Tout est inversé avec la bénédiction de nos gouvernants qui confortent les étudiants dans leur statut de citoyens assistés. De toute façon, le diplôme obtenu, ils reprendront les méthodes des anciens qui pour la plupart n'ont fait que reprendre les programmes d'adaptation. En effet, dans cette évolution dangereuse, nous sommes tentés de penser que l'intérêt général n'a pas beaucoup compté depuis l'indépendance, même si à un moment donné il fut porté par un régime relativement fort de Houari Boumedienne. Je pense tout comme Merhoum que l'intérêt général fut laminé depuis que notre pays s'est engagé dans une libéralisation quasiment brouillonne de l'économie nationale post-Boumedienne, elle a depuis provoqué l'incubation lente (rapide dès les années 2000) de l'esprit matérialiste de l'Algérien chuiya gauche beaucoup droite pour le dire à la manière de Merhoum. Toute cette conjoncture que la plupart qualifie de sauvage s'est répercutée sur nos départements qui ont fait de l'enseignant ta3 l'mla2a le bon enseignant parce qu'il donne de bonnes notes et a surtout 100 % de réussite (tout le monde est bon tout le monde est beau !), et de l'enseignant rigoureux l'kbi2 (le méchant) parce qu'il a des étudiants qui ne s'investissent pas suffisamment, et on le menace de devoir se justifier avec des rapports. Il y a quelques années, pour l'anecdote, j'ai eu moins de la moitié de mon atelier M2 qui a échoué devant les jurys. La position de mes collègues fut très partagée. Dans les couloirs certains me disaient que j'ai eu le courage de divulguer un état de fait universitaire que beaucoup cachent par peur des représailles des responsables. Une étrangère, enseignante universitaire de renom, de passage, ayant appris mon histoire, m'a dit : « Mais Habib ! Votre atelier se porte bien, vous avez 50% de réussite et 50% d'échec, on devrait inquiéter ceux qui ont tout le temps du 100 % de réussite. ». Je laisserai pour moi les détails et les causes de la pression que j'ai eu au téléphone pendant tout l'été pour sauver les étudiants recalés et d'autres choses. Je raconterai peut-être tout ça dans mes mémoires dans quelques années. Pour ne pas trop m'étaler sur ce type de constats qui pourraient faire le sujet d'un livre qui s'appellerait encore une fois «Les misérables» mais cette fois-ci de Benkoula L'hbib comme le dit Merhoum, au lieu de Victor Hugo. Je terminerai en disant qu'en optant pour une «dévalorisation des valeurs» au sein de l'université comme c'est aussi le cas dans l'éducation nationale qui attribue des bacs de 19/20 en grande quantité, nous ne faisons qu'augmenter le risque du suicide collectif. A bon entendeur !

A propos des dérives de l'enseignement universitaire

Depuis une quinzaine d'années, on voit de plus en plus les parents d'étudiants fréquenter les administrations, alors qu'avant ça relevait presque de l'2chouma (la honte) de les croiser à l'université. Ces étudiants on les taxait de fils-à-papa. Faut dire qu'aujourd'hui l'étudiant est désormais maintenu dans son statut de mineur et on fait tout pour justifier cet état. En même temps la souveraineté de l'enseignant est fragile. Il n'a plus les moyens de son statut. En société, si on rappelle que l'enseignant a failli être prophète (on oublie pourtant que les prophètes on ne les remet pas en cause !), faudra dire qu'à présent il n'a plus de Hiba (de dignité). L'opportunisme a brouillé les perspectives. L'enseignant professeur rêve d'être recteur, comme le maître de conférences aspire à être doyen, comme le maître assistant aspire à être chef de département. Tout le monde aspire à s'éterniser dans le poste, quitte à ne rien apporter à l'institution. La réforme LMD a exponentialisé l'opportunisme des uns et des autres. Les enseignants ont ouvert des masters sans spécialistes (je préfère dire sans connaisseurs au moins reconnus ou diplômés dans la filière), ils créent des laboratoires absents sur la scène publique, et encouragent les étudiants à se voir un jour chercheurs (juste pour le titre et bien sûr le salaire qui a été multiplié presque par trois depuis quelques années, et divisé par deux à cause de l'inflation et la dévaluation du dinar).

Si sous d'autres cieux la responsabilité est méritoire, moi j'ai appris depuis quelque temps qu'elle est tributaire chez nous des réseaux des ma3arif (connaissances). On ne revendique pas depuis longtemps des chefs de département qui font beaucoup d'articles, donc qui savent poser des questions et osent remettre en cause des politiques mises en place, on veut plutôt un chef qui exécute et laisse tranquille ses enseignants et ses étudiants, comme ça on dira que l'université est au moins calme. La science, le débat, le concours des projets divulgués au grand public, l'implication des professionnels, tout ça c'est à mettre dans le mépris le plus total?

*Architecte et docteur en urbanisme