Envoyer à un ami | Version à imprimer | Version en PDF

Hétérotopies salutaires

par Mazouzi Mohamed*

«Un jour, espérons-le, le globe entier sera civilisé, tous les points de la demeure humaine seront éclairés, et alors sera accompli le magnifique rêve de l'intelligence : Avoir pour patrie le monde et pour nation l'humanité.» Victor Hugo «Les Burgraves (1843)»

Je me suis toujours demandé ce que pouvaient ressentir ceux qui, par dépit et par désespoir, sont poussés à l'exil, avec parfois l'impossibilité de rebrousser chemin une fois que leur âme ait subi toutes ces transformations alchimiques nécessaires qui refaçonnent l'homme en profondeur, un déchirement intérieur lancinant fait de colère, de ressentiment et enfin d'oubli et d'apaisement. J'arrive mieux à cerner cette puissance psychique que leurs âmes meurtries mettent en branle et qui à leur insu induit en eux cette faculté singulière de se reconstruire en recréant de nouvelles affectivités et un sentiment d'appartenance à leur nouvelle terre d'accueil. Une allégeance objectivement consentie basée sur des sympathies, un respect et une dignité mutuels et confirmés.

«Nous étions impuissants sur terre», dirent-ils. Alors les anges diront : «La terre d'Allah n'était-elle pas assez vaste pour vous permettre d'émigrer ?» (Le Coran - Sourate An-Nisâ- verset 97)

«Harragas» pourquoi ce mot si extrême, radical et ostentatoire pour exprimer seulement un besoin légitime, un droit fondamental : celui d'aspirer à une vie meilleure, plus digne et plus décente.

Il n'y a pas d'enfantement sans douleur. Renaître ailleurs, complètement transfiguré exige des sacrifices.

Le feu, symbole de la purification, annonce l'avènement d'une ère nouvelle, vierge et plus saine pour ceux qui sauront y faire germer quelque chose de neuf et de plus beau.

Nos frêles conquérants auraient pu se contenter, comme tout le monde du statut de «Migrants clandestins». Pour persifler leur malheur, nos gamins s'en vont tambours battants, dans la joie et l'allégresse, avec la même impatience et désir fiévreux d'entrevoir l'Eldorado. Quelle sublime vision que celle de cet espoir innocent même si parfois d'autres malheurs plus sombres les guettent sur les autres rives. Non ! Le terme «clandestin», serait trop insuffisant et imparfait pour rendre compte d'une dignité humaine qui ne quémande rien, qui n'a besoin d'aucune commisération ou condescendance, une dignité humaine qui se propose par le mot «Harragas / de communiquer par cet incendie symbolique, un cri de rage et de désespoir ? audible et visible à milles lieux de nos mémoires douillettes et insensibles». Un mot assez ostentatoire pour interpeller une conscience humaine universelle qui se doit de réagir face à ces holocaustes d'un nouveau genre.

Lorsqu'on ne trouve plus dans son propre foyer l'amour et le respect dont on a besoin, lorsqu'on y rencontre que mépris et indifférence, l'ordre des idées et des sentiments se trouve totalement chamboulé. On se met à rêver d'un autre monde qui ne peut forcement se construire, comme tous les nouveaux mondes, que sur les décombres du passé. On tourne le dos à son histoire invalidante et à ses pesanteurs émotionnelles.

Les grands mythes fondateurs de l'humanité n'ont pas de nationalité.

Tout le monde se reconnaît dans n'importe quelle légende qui pousse implacablement les gens à aimer et à mourir pour des causes qui transcendent toutes les frontières, les races et les langues.

Je voudrais tant connaître les derniers sentiments de ces héros déracinés, artisans de destins multiples qui forcent l'histoire à réécrire des scénarios toujours imprévus. De Jugurtha à l'Emir Abdelkader et enfin à tous ces « Harragas » qui ne cessent de refaire une révolution qui n'a pas été convenablement menée à terme.

Seraient-ils toujours animés par la même passion démesurée et prêts à refaire la même chose s'ils avaient connaissance des tourments qu'ils allaient endurer. Cet idéal qui les consumait était-il si puissant au point de leur faire accepter toutes les disgrâces imaginables.

Jugurtha, l'Emir Abdelkader et tous les autres, qu'ils fussent héros ou manants, célèbres ou anonymes, ils font désormais partie du patrimoine historique de l'humanité, chacun par son épopée si singulière et émouvante, par cette insolente témérité qui importune la quiétude de nos consciences casanières. Notre algérianité était trop exigüe et étriquée pour contenir leurs espérances et leurs douleurs. Ils seront happés par une universalité plus reconnaissante, miroir de cette condition humaine fascinante, lieu incertain des défis les plus fous.

Ce pays marchera clopin-clopant, passant d'une réconciliation à une autre, miné par des volontés de puissance orientées de manière obsessionnelle vers la quête du pouvoir et de la richesse qui ne peuvent hélas se faire qu'au moyen d'une prédation démesurée et inextinguible et au détriment du bonheur de tout un peuple.

Jugurtha rêvait d'un pays unifié et réconcilié. Pour sa folie des grandeurs, Il finira misérablement ses jours dans un cachot humide, exilé, martyrisé. A quoi pensait réellement ce condamné à mort illustre dans ces derniers instants ? Le jeu en valait-il la chandelle ? Aimait-il autant ces gens et cette terre qui l'avaient impitoyablement conduit vers cette fin ignoble ? Hélas ! Que pouvait-il y faire ? Les autochtones étaient trop accommodés à leurs territoires morcelés, à leurs bassesses et à leurs intrigues de pouvoir.

Bien plus tard, l'histoire nous concoctera un scénario similaire d'une réconciliation avortée. Un autre héros se mit soudainement à rêver de grandes choses que les mentalités de l'époque ne pouvaient ni concevoir ni assimiler. Homme d'état visionnaire, guerrier redoutable , poète et mystique , L'Emir Abdelkader sillonnera son pays , à cheval , à pied , chancelant et suppliant les siens dans l'espoir d'animer en eux cette étincelle si fragile d'un vivre ensemble paisible et harmonieux, prémices d'un Etat que l'histoire se chargera chaotiquement de griffonner pour nous de manière accessoire et hâtive pendant notre sommeil séculaire.

On se liguera contre l'Emir Abdelkader, de son vivant et post-mortem, et puis on essayera de le réhabiliter lui et les autres lorsque nos fétiches de la révolution perdirent leur pouvoir de séduction et de terreur. Totems démystifiés, démasqués et honnis. Que restera-t-il au peuple pour combler son amour propre et avec quoi va-t-on réaménager son imaginaire collectif. On cherchera à embarquer dans notre quête du Saint graal, tous les héros que ce pays a enfantés, comme Saint Augustin et tous les autres ou à inciter tout le monde à écrire ses mémoires à une époque si tardive qu'il serait extrêmement pénible de démêler quoi que ce soit dans ce fatras de confidences approximatives , tantôt séniles , tantôt impartiales. Et de toutes les manières, l'histoire a cessé de constituer un centre d'intérêt pour un peuple qui a été magistralement programmé pour l'amnésie et la désaffection pour des valeurs trop abstraites combien même suprêmes.

La ténacité et la quête de l'Emir Abdelkader me fait penser au mythe de la caverne de Platon. En définitive, les gens à qui il s'adressait ne cadraient pas avec ses rêves de voyage et de lumière.

Après avoir farouchement essayé en vain de jouer la carte de la réconciliation, L'Emir connaitra un sort plus clément que celui de Jugurtha, il finira ses jours dans une quiétude relative qu'il n'aurait jamais connue chez lui, et fera de grandes choses bien plus nobles. Pardonnera-il à ses coreligionnaires leur intellect anachronique hautement néfaste.

L'Emir, comme Jugurtha, affrontera des forces nettement supérieures en logistique militaire et mieux préparées que lui. Néanmoins, tous ces généraux dont Victor Hugo traitait certains de véritable chacal, reconnaitront en lui un homme d'une très grande valeur.

Chaque fois que l'oppresseur allumait des brasiers pour faire taire nos impétueuses révoltes, des héros inattendus, tels des phénix, ressurgissaient par miracle sur cette terre tant outragée. Bien plus tard, avant d'être exécuté, Larbi Ben M'Hidi recevra ces mêmes honneurs qu'on ne réserve qu'à ces héros authentiques qui portent en eux l'espoir de tout un peuple qui a toujours refusé de se soumettre à l'oppression.

«Il est, parmi les croyants, des hommes qui ont été sincères dans leur engagement envers Allah. Certains d'entre eux ont atteint leur fin, et d'autres attendent encore; et ils n'ont varié aucunement (dans leur engagement) » (Le Coran, Sourate El-Ahzab ? verset 23)

Ni Jugurtha, ni l'Emir Abdelkader, ni Larbi Ben M'hidi n'ont connu de défaite. Le véritable échec c'est nous voir inlassablement réagir en « tribus enchainées à leurs chimères et à leur arrogance ».La véritable défaite , c'est de ne pas se rendre compte que l'on ne pourra jamais , avec autant de perfidie , de haine et de désunion , réussir à aimer ce pays et à y vivre agréablement.

Tous ces héros ne sont plus que de fugaces souvenirs, laissant place à de nouveaux rêves de conquête et de convoitise. En 1962, l'indépendance est enfin à portée de main, on entame les négociations à Evian, le général de Gaulle appelle au téléphone le responsable de son équipe pour s'enquérir de l'évolution des pourparlers, lui disant : « Alors, où en êtes-vous avec ces lascars ? » Foutu général, il ne pourra jamais imaginer combien la question reste toujours d'actualité, sauf que les véritables lascars qu'engendrera ce pays seront légion , plus aguerris , harnachés pour une guerre d'un autre genre, celle de la rapine , une guerre qui ne peut s'encombrer de scrupules ,d'humanité , de moralité.

La philosophe Hannah Arendt a essayé de démonter les mécanismes du totalitarisme, celui auquel elle avait été confrontée lors de la deuxième guerre mondiale, le plus classique, le plus proéminent, le plus primitif mais fort heureusement le plus éphémère. Elle ne pouvait subodorer ni prévoir la résurgence d'un type nouveau, plus raffiné, plus complexe. Un système qui fonctionnerait sans espaces concentrationnaires et sans police secrète. Un système qui ne serait pas foncièrement liberticide mais plutôt avec des frontières grandes ouvertes pour toutes les âmes réfractaires, dissidentes et offusquées ; Enfin un système qui aurait recours à un ingrédient peu couteux et moins invasif : Le mépris.

Vous pouvez gloser et fustiger à l'infini, dénoncer à gorges déployées, vous défouler et canaliser vos rages par la satire, la caricature, voire la diffamation. On ira même jusqu'à mettre à votre disposition les supports de la médisance, la presse et les medias saisiront cette aubaine inespérée, les prêches du vendredi seront de la partie. Nos déviances politiques et sociales seront étalées publiquement. Nos réseaux sociaux et nos agoras publics se délecteront de toutes nos tares qui s'amusent à leur tour à se régénérer de manière exponentielle. Sans nul doute, les choses étant ce qu'elles sont, disproportionnées et ahurissantes, on pensera que la démocratie est donc indemne. Les masses fébriles tourbillonnent dans cet univers euphorique du laisser-faire et laisser-aller. Le peuple se divertit et exulte. Mais point d'apocalypse ou de délivrance à l'horizon. N'est-ce pas en quelque sorte revivre sans cesse le cauchemar de Sisyphe, se réveiller chaque matin, et constater que rien ne change, se heurter aux mêmes stratégies de survie, identiques dans leurs médiocrités.

Ainsi, on démantèlera la notion de l'intérêt général pour lui substituer des tyrannies individuelles. On assistera à la pernicieuse dissolution de cette vision d'un vivre ensemble au sujet de laquelle le philosophe Ernest Renan disait que c'était « quelque chose de plus ambitieux que la somme des intérêts individuels » sensée faire sentir à chacun de nous « d'avoir fait de grandes choses ensemble et vouloir en faire encore ».

Chacun s'estime désormais agir sous l'effet de la menace, de la compétition à la survie. On barricade hermétiquement sa conscience contre les injonctions des normes morales communes et collectives.

Nous pensions exorciser la société contre le fameux scénario du philosophe Hobbes qui nous revient à la figure tel un boomerang « Nous trouvons... dans la nature humaine trois principales causes de discorde : tout d'abord, la Compétition ; en second lieu, la Défiance ; et, en troisième lieu, la Gloire. La première pousse les hommes à s'attaquer en vue du Gain, la seconde en vue de la Sécurité, et la troisième en vue de la Réputation. La Compétition fait employer la Violence pour se rendre Maître de la personne des autres, de leurs femmes, de leurs enfants, de leurs troupeaux ; la Défiance la fait employer pour se défendre ; la Gloire pour des riens : en un mot, un sourire, une différence d'opinion, un autre signe quelconque de dépréciation dirigée directement contre Soi ou indirectement contre sa Famille, ses Amis, son Pays, sa Profession ou son Nom. »

Aucun algérien ne mérite de vivre dans un état où «chacun est en guerre contre chacun»

Thomas Hobbes précisait que « La nature de la Guerre ne consistait pas seulement dans le fait actuel de se battre, mais dans une disposition reconnue à se battre pendant tout le temps qu'il n'y a pas assurance du contraire ». Un peu partout dans le monde, on s'évertue à conjurer ces catastrophes politiques et sociales, et particulièrement chez nous, par la moralisation de la vie politique, la justice sociale, la justice tout court, à commencer d'abord par l'indépendance totale de cette justice vis-à-vis de ses maîtres multiples.

Le tyran n'est ni extérieur ni autre, il est en chacun de nous sous la forme du désir qui nous promet, si nous le faisons roi, de faire de nous son ministre favori. On n'a plus affaire à un mal terré quelque part qu'il nous sera aisé d'identifier, de débusquer. Ce mal, c'est désormais nous tous qui collaborons au délitement des valeurs morales.

Le despotisme ne peut régner que par la terreur et la corruption dont il imprégnera l'ensemble des institutions et le corps social. Ainsi, l'ensemble de la société irradiée, contaminée par ce cancer métastatique, tout le monde finira par dupliquer et essaimer autour de lui à l'infini les germes de cette malédiction. La déliquescence des mœurs finira par infiltrer les écoles, les maisons, les paliers des immeubles et les cours des cités, l'autolégitimation de la violence ainsi que la banalisation, selon le point de vue des uns et des autres, des pratiques amorales/immorales tendent à devenir la règle et à se généraliser , dans les places publiques, dans les parkings , dans les campus d'université , dans les marchés , dans les bureaux ?Ce genre de mal possède par essence ce don d'ubiquité.

Voilà pourquoi certains jugent urgent de fuir ce qu'ils considèrent comme un environnement potentiellement hostile et une société qui ressemble à un asile d'aliénés à ciel ouvert. Chercher des lieux hétérotopiques, en quête d'un peu de cohérence de sérénité, se cacher et se fondre dans le monde pour oublier et panser les stigmates du passé. Cesser d'être un citoyen de quelque part puisque tout est à l'envers et sens dessus dessous.

Quelqu'un avait dit un jour qu'on n'émigrait pas impunément. L'inverse est tout aussi vrai, on finira par payer très cher le fait de rester chez soi, soucieux exclusivement de son bien être personnel, insensible à toutes les formes de perversion sociale et politique, inattentif aux râles des autres. Cette absence d'empathie et d'indignation sera très couteuse pour les uns et les autres. Chacun tentera de tirer profit, aussi longtemps que les conjonctures lui soient favorables, de ce que le despotisme aura institué comme seules normes sociales valables (népotisme, clientélisme, prédation, opportunisme, flagornerie, duplicité, incivisme?)

Exils vers ces terres d'asiles accueillant à bras ouverts tants de nos compatriotes, écrivains, cinéastes, artistes, savants, insurgés de tous bord et de toutes confession. Hétérotopies de reconstruction de nouvelles identités moins vindicatives, apaisées et épanouies. Peut-on cicatriser toutes les plaies ? Oublier ou pardonner ? Arrivera-t-on à aimer de nouveau ce en quoi on ne se reconnaît plus ?

Dans le socle de la Statue de la Liberté à New York, on y voit gravés ces cris de révolte.

«Garde, Vieux Monde, tes fastes d'un autre âge ! Donne-moi tes pauvres, tes exténués, Tes masses innombrables aspirant à vivre libres, Le rebus de tes rivages surpeuplés, Envoie-les moi, les déshérités, que la tempête me les rapporte Je dresse ma lumière au-dessus de la porte d'or !»

Lumière et liberté, c'est ce que proposent ces hétérotopies salutaires.

*Universitaire