Envoyer à un ami | Version à imprimer | Version en PDF

Deux suffrages universels, deux peuples ?

par Sid Lakhdar Boumédiene*

Le suffrage universel vient à peine de s'exprimer en France pour élire le monarque républicain. Et voilà qu'on le sollicite de nouveau pour les législatives. Mais alors, la manifestation de la souveraineté suprême qui s'est exprimée en dernier, efface-t-elle et remplace-t-elle la précédente ? Y aurait-il deux peuples ? Cette bizarrerie française, la constitution de la Vè République, est un avatar du parlementarisme qui n'existe, en démocratie, nulle part ailleurs dans le monde. L'Algérie en a pris le pire sans en garder le meilleur.

Le 18 mai, le peuple français a été appelé aux urnes pour exprimer, encore une fois, son choix souverain. Cette fois-ci c'était pour élire des députés dans 577 circonscriptions qui auront à charge de « dire la loi ». Nul autre que le peuple ne possède la souveraineté précise la constitution. Mais comme ce peuple venait à peine de choisir son Président de la république sur la base d'un projet qui lui avait été proposé, laquelle des deux institutions représente réellement la souveraineté du peuple ?

On peut, avec raison, prétendre que les deux votes n'ont pas le même objectif et que les pouvoirs attribués au Président ne sont pas les mêmes que ceux de l'Assemblée nationale.

Cependant cette réponse évidente en pose immédiatement une autre. Et si les deux institutions se retrouvaient dans une situation de désaccord ?

Pas la peine d'exiger du lecteur une formation approfondie en droit constitutionnel ou en histoire des institutions politiques pour aboutir à une réponse, certes primaire et instinctive mais tellement vraie et lucide. Inévitablement l'une des deux expressions du suffrage populaire s'effacera devant l'autre. Et comme le suffrage universel est souverain et ne peut souffrir de la moindre entrave par un dédoublement, elle s'effacera totalement.

Examinons ce qui est la forme habituelle de la démocratie indirecte. Puis posons, encore une fois, un regard sur un cas unique au monde, celui des États-Unis1. Il nous permettra de mieux appréhender l'incohérence de la constitution de la Vè république que nous avons gardée de l'ancien colonisateur puisqu'elle correspondait à la parfaite coquille d'un régime autocrate voulant se parer d'un alibi constitutionnel.

La proximité des dates et le grand intérêt suscité par l'élection de Donald Trump a emmené l'auteur à s'exprimer souvent sur cette thématique constitutionnelle dans les colonnes du Quotidien d'Oran. L'actualité nous impose la répétition des aspects juridiques pédagogiques, indispensables aux analyses.

Le régime parlementaire, base naturelle des démocraties

Si c'est à Montesquieu qu'on attribue la paternité de la théorisation de la séparation des pouvoirs (puisque c'est comme cela que s'expriment actuellement les chroniqueurs), c'est l'Angleterre qui inventa le régime parlementaire à partir de cette base théorique. Petit à petit, cette forme institutionnelle s'est muée en matrice quasi exclusive de la démocratie.

« La démocratie est le pire des régimes, à l'exclusion de tous les autres » avait affirmé Churchill. Si nous associons donc démocratie et parlementarisme, la représentation de la souveraineté nationale est déléguée aux représentants du peuple qui siègent dans un Parlement.

Celui-ci est parfois composé d'une seule chambre mais, le plus souvent, il s'agit d'un bicaméralisme.

Et c'est tout naturellement le chef du parti majoritaire, ou de la coalition majoritaire, qui est nommé à la tête du pouvoir exécutif. Ses titres sont multiples, soit Premier ministre (le plus habituel), chef du gouvernement, Président du gouvernement (Espagne), Président du conseil, etc.

Mais comme dans tout système institutionnel, il faut une clef de voûte qui tient l'ensemble de l'édifice. Dans le cas d'une monarchie constitutionnelle, comme le Royaume Uni ou l'Espagne, un souverain tiendra ce rôle. Dans les autres régimes, il sera élu, par suffrage universel direct ou indirect. Il porte le titre de chef de l'État et, le plus souvent, celui de chef des armées.

Il peut donc y avoir deux suffrages universels qui s'expriment dans un régime parlementaire traditionnel mais le chef de l'État n'est doté que d'un pouvoir très protocolaire. Il est le garant de la continuité de l'État qui permet d'avoir un point central de représentation nationale. La raison invoquée est que le suffrage universel est instable puisque dépendant des majorités politiques du moment. Il ne peut représenter l'unité de la nation mais seulement dégager une opinion majoritaire qui doit s'appliquer et s'imposer à tous. Le chef de l'État est donc une figure tutélaire symbolique et n'a aucun pouvoir exécutif réel.

Et voilà que ce bel équilibre, si difficilement construit à travers les siècles, est détruit par la réforme constitutionnelle de 1962 initiée par le général De Gaulle. Nous nous retrouvons avec deux pouvoirs réels qui se revendiquent, tous les deux, du mandat attribué par les détenteurs de la souveraineté populaire. Avant de revenir sur cette bizarrerie constitutionnelle, posons tout d'abord le regard sur l'unique exception qui confirme la règle et ne contredit en rien notre analyse.

Les États-Unis, l'exception qui confirme la règle

Un usage sémantique erroné consiste à qualifier tout régime doté d'un Président puissant de « système présidentiel ». Or ce terme est, du point de vue de l'histoire constitutionnelle, strictement réservé au cas américain, resté unique. On ne peut donc comprendre l'incongruité de la constitution française (et partant, celle de l'Algérie) si on ne se reporte pas au cas de la constitution des États-Unis.

Ce pauvre Donald Trump aurait du apprendre le droit avant de s'aventurer dans une mission dont il n'avait pas la moindre idée de l'encadrement juridique. Ignorant tout quant aux institutions américaines, comme d'ailleurs tout le reste, l'homme a totalement fait l'impasse sur un système qui va le réduire à l'immobilisme s'il ne prenait pas garde à composer avec lui. Et « composer » avec les autres, ce n'est pas exactement la marque de ce milliardaire tout puissant à l'égard de ceux qu'ils considère comme ses employés.

Les États-Unis ne sont pas une entreprise et le gouvernement américain, un conseil d'administration. Les fondateurs des États-Unis, dès l'indépendance, ont voulu des institutions qui se conformaient rigoureusement à la règle du « checks and balances » (contrôles et équilibres).

Conscients qu'il fallait une autorité à Washington qui unifiait le pays, ils étaient cependant extrêmement méfiants envers un homme, « un politicard » disaient-ils, seul aux manettes, lointain et incontrôlable.

Deux contre-pouvoirs lui ont été imposés, celui de l'institution judiciaire et celui du Congrès.

Pour le premier, Donald Trump a gagné un point en nommant le neuvième juge de la Cour suprême.

Mais immédiatement après cette séquence, deux simples juges ont pu lui signifier combien ses décrets présidentiels étaient encadrés par le pouvoir judiciaire. Et nous n'en sommes même pas aux grandes juridictions d'appel et de la première d'entre toutes, la Cour suprême. Certes, la nomination du neuvième juge est importante pour les affaires « sociétales » qui se trouvent être conformes aux idées réactionnaires du Président mais cette Cour a démontré dans son histoire son indépendance farouche. Donald Trump l'apprendra en temps voulu, comme il est actuellement en train d'apprendre tellement de choses sur le métier de Président.

Du point de vue de l'autre pouvoir, croyant probablement avoir l'ascendant automatique du Congrès, à majorité républicaine, la surprise risque d'être aussi grande. Donald Trump a oublié qu'il avait bousculé le camp républicain traditionnel et que la majorité du Congrès n'est absolument pas prête à se laisser manipuler dans ses prérogatives. C'est ainsi que les fondateurs de la constitution l'ont voulu, les deux sources du suffrage universel doivent s'entendre au risque d'un blocage. La dualité a été conçue comme une obligation de trouver des compromis, même en cas de majorité identique.

Ce n'est absolument pas le cas du système français ou algérien dans lesquels est prévu un Président fort mais sans risque d'être bloqué. Les deux situations étant elles-mêmes différentes par un niveau de puissance qui ne peut se comparer. Le fauteuil présidentiel algérien est, en comparaison, considérablement plus intouchable.

La Vè république, l'exception qui contredit la règle

La France avait historiquement le seul régime possible en démocratie, c'est à dire parlementaire. En 1958, lorsque le Général de Gaulle est appelé pour former son gouvernement, l'une de ses conditions était de mettre en œuvre son programme énoncé, bien des années auparavant, dans son célèbre discours de Bayeux.

Il souhaitait rompre avec l'inefficacité de la IVè république, accusée de tous les maux par la prédominance qu'elle attribuait aux partis politiques et leurs jeux malsains d'alliances et de contre alliances, aboutissant à une instabilité gouvernementale chronique. Ainsi, voulant rompre avec ce qui a été considéré comme la cause de l'échec sanglant des décolonisations, le général De Gaulle a souhaité un pouvoir exécutif fort.

Mais il n'avait jamais été question d'élire un Président au suffrage universel en 1958. Ce n'est qu'au moment de la réforme constitutionnelle de 1962 qu'il en a été question mais sans avoir la cohérence de supprimer le poste de Premier ministre et d'aboutir à un régime présidentiel à l'américaine. Cette disposition devait permettre d'asseoir une légitimité politique du général encore plus forte lors des élections de 1965.

Il y a désormais deux pouvoirs issus du suffrage universel. La décision allait définitivement mettre le Parlement au placard. Jamais on a réussi, de réformes en réformes, à annuler cette grossière erreur mais, au contraire, à la renforcer par l'usage qui en a été fait. Le Président de la république est tout puissant, un véritable monarque républicain où tout part de lui et aboutit à lui.

Voilà que suivent deux réformes qui allaient mettre définitivement le Parlement entre les mains du monarque. La première a consisté en la réduction de la durée du mandat présidentiel, la seconde à ce que les législatives suivent immédiatement l'élection présidentielle. Ainsi, nous nous retrouvons dans la situation qui est celle de la séquence actuelle.

Cette concomitance fait que le peuple, à moins qu'il soit pris de démence amnésique, va s'exprimer de la même manière qu'il l'a fait lors des élections encore fraîches de quelques semaines.

C'est ce qui s'est passé puisque les candidats de la mouvance présidentielle se sont présentés sans même faire campagne. Il suffisait de mettre la photo d'Emmanuel Macron aux côtés de celle du candidat pour que celui-ci (ou celle-ci) soit garanti(e) d'une élection dans des proportions que jalouseraient certains dictateurs.

Macron et les représentants du peuple au garde-à-vous Portés sur une liste entièrement contrôlée par Emmanuel Macron ou ses proches, soumis à un programme auquel il adhèrent sans la moindre possibilité d'avoir des réflexions propres, comment peut-on appeler cela une démocratie ?

Ainsi, le peuple s'est exprimé deux fois mais la puissance de son vote est entièrement accaparée par un homme seul, puissant et sans contrepoids dans son propre parti. On pourra rétorquer que c'était pareil avant, c'est oublier les guerres internes et les débats houleux qui se produisaient dans les partis pour aboutir à une majorité d'opinion et un consensus dans les listes de candidatures.

Il faut également mentionner le niveau de noviciat des élus. Certes, certains sont recyclés dans d'autres partis mais la majorité des candidats n'a jamais mis les pieds à l'assemblée nationale et beaucoup n'ont jamais franchi la porte d'un parti politique pour débattre et s'informer. C'est la parfaire armée aux ordres qui se profile dans une cinquième république qui achève, cette fois-ci, son processus de monarchie républicaine.

Ce système de constitution n'est pas à l'origine des représentants godillots de l'assemblée algérienne mais il a été un support juridique parfait pour asseoir la dictature. Et comme la constitution algérienne est l'enfant de la réforme française de 1962, par l'expression d'un double suffrage universel, elle a trouvé en ce texte une parfaite coquille pour renforcer davantage la dictature.

Mais la notre a été beaucoup plus loin puisque le Président de la république prête serment au même titre que les anciens souverains et peut nommer des parlementaires. Une pitrerie juridique que n'aurait même pas osé Idi Amine Dada dans l'explosion la plus délirante de son pouvoir.

Les députés algériens ne servent à rien, comme leur homologues français mais ils ont obligation d'applaudir ensemble, comme un seul homme, et priés de s'abstenir de toute indépendance d'esprit. C'est donc pareil mais en pire. Il ne peuvent interpeller le Président de la république, ni sur son état de santé, ni du rôle de sa famille, ni de l'impunité de ses amis d'enfance ou encore la mise en accusation d'un régime aux crimes atroces dont il a été le leader depuis cinq décennies.

Ils peuvent décider de la couleur des peintures sur les édifices publics, c'est déjà justifier un salaire honorable et un apparat enviable. Leurs homologues français, s'ils ont la parole libre, n'en sont pas moins bridés sur l'essentiel.

Le mode de scrutin, une arme de destruction massive

Il y a encore plus fort dans le degré de perversité car la Vè république s'est doté d'un mode de scrutin électoral destructeur pour la démocratie, soit le scrutin majoritaire uninominal à deux tours par circonscription. Celui-là même qui avait surmultiplié l'hégémonie du FLN et de ses satellites, depuis tant d'années.

Avec ce mode de scrutin, l'armée de députés inscrite dans la majorité présidentielle d'Emmanuel Macron obtient un nombre de sièges conforme à une république bananière, ne laissant aucune chance aux autres expressions du suffrage populaire.

Ce mode de scrutin est tout simplement l'inverse absolu de la démocratie puisqu'il donne une prime considérable aux plus forts et élimine la majorité des autres courants de pensée. Je me souviens qu'à l'époque, nous nous sommes faits avoir comme des débutants en participant à ce que nous avions cru être une ouverture démocratique. Un rapport avait été adressé au président algérien afin de proposer, après que demande nous avait été faite, un mode de scrutin beaucoup plus favorable à la démocratie. Même si le mode de scrutin a été modifié par la suite, l'hégémonie est maintenant dans le réflexe profond des algériens.

J'avais été chargé de piloter ce groupe de réflexion pour le compte d'un parti politique et, bien entendu, nous n'avons pas été écoutés. C'est dire ce que la vie peut rendre parfois naïf car nous avions participé à une mascarade, de bonne foi. C'est dire également la responsabilité de nos anciens camarades qui ont persévéré dans l'erreur. A ce niveau d'entêtement, ce n'est plus de l'ordre de l'erreur mais de celui de la compromission.

Emmanuel Macron, comme tous les candidats auparavant, a promis une dose de proportionnalité. Une promesse exprimée après le ralliement du parti centriste dont c'est la demande depuis trente ans tant il est étouffé par le système majoritaire. Cela n'arrivera pourtant pas car on a jamais vu un monarque républicain se tirer une balle dans les pieds en hypothéquant ses chances d'obtenir une majorité absolue avec ses petits camarades. Les centristes du Modem peuvent continuer de rêver, ils obtiendront, tout au plus, quelques allégements mineurs, comme il y a eu si souvent, sans grande portée pour supprimer l'effet dévastateur du scrutin majoritaire uninominal.

En conclusion, nous pourrions dire que cette constitution était le modèle le plus approprié au monde pour habiller la dictature du système politique algérien. Il eut été préférable que nous gardions un lien avec la France sur ce qui pouvait nous faire avancer, pas le contraire.

*Enseignant