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Lettre à mes chers députés : Quel modèle d'Ecole pour quelle Algérie de 2035 ?

par Halbouche Miloud*

En cette journée ensoleillée d'élections législatives du 04 mai 2017, sont nés en Algérie environ 1.000 bébés-filles que nous appellerons toutes Selma, par mesure de commodité, et 1.000 bébés-garçons que nous appellerons tous Salem.

Selma et Salem, dans 6 ans, c'est-à-dire en septembre 2023, franchiront pour la première fois le pas d'une école primaire. Ils seront désormais des élèves de l'Ecole algérienne. Si tout va bien, ils effectueront un parcours scolaire complet, et en 2035, ils auront terminé avec succès leur cursus scolaire et obtenu, avec mention, leur baccalauréat. Selma et Salem seront alors les futurs citoyens adultes de l'Algérie de 2035.

Vous vous demandez, certainement, pourquoi l'horizon 2035? Eh bien pour deux raisons concomitantes: en plus de rentrer dans la citoyenneté pour Selma et Salem, l'Algérie serait aussi, en 2035, au terme de la finalisation de son «Nouveau modèle de croissance économique», celui qui a été concocté par le gouvernement en 2016, et qui, en principe, aurait déjà produit tous ses effets et ses bienfaits sur l'Algérie. Il aurait donc déjà sorti le pays de ses multiples crises structurelles, la catastrophe des hydrocarbures serait déjà largement oubliée, l'économie algérienne serait totalement diversifiée, les exportations seraient soutenues par des secteurs primaires, secondaires et tertiaires hautement compétitifs à l'échelle internationale, la gouvernance serait on ne peut mieux dans le meilleur des mondes, et le PIB/habitant serait multiplié par 2,3 ainsi que, normalement, le revenu du citoyen algérien, et en dollars s'il vous plaît!

Quelle belle image que cette Algérie de 2035! Vive le «Nouveau modèle de croissance économique»! Sauf que ce modèle, absolument parfait dans sa conception et sa planification, ne nous dit pas qui va le piloter et avec qui il sera réalisé? Car il est tellement parfait qu'il ne peut réussir qu'avec des travailleurs qui seraient philippins ou bangladeshis, des managers japonais ou coréens (du Sud s'entend), des investisseurs anglais ou américains, des qualiticiens qui seraient suisses ou allemands, des stratèges qui nous viendraient de Chine ou de Taiwan, et une gouvernance qui serait guidée par des Hindous shintoïstes ou bouddhistes, zenitude oblige! Car, avec les Algériens, que nenni! A profil économique donné, il faut le profil humain correspondant. Or, à supposer que ce «Nouveau modèle de croissance économique» réponde à notre souhait pour l'Algérie, nous n'avons pas encore produit le «Nouveau modèle de reprofilage humain» qui répondrait à notre souhait pour l'Algérien. Et c'est là, justement, où le bât blesse!

Où est cet Algérien qui, par sa formation, sa culture, son intelligence, son instruction, sa compétence, ses aptitudes, son engagement, son sens civique, son patriotisme, est susceptible de garantir les facteurs clés de succès à ce nouveau modèle?

Par quel miracle pourrait-on convaincre les rentiers, les demi-rentiers, les quarts-de-rentiers, les subsidiaires de la rente, les ramasseurs de miettes, de subitement se retrousser les manches et entrer dans l'aventure du développement, du risque économique, de la performance et de la compétition mondiale?

Par quel miracle pourrait-on reconvertir les circuits importateurs maffieux et corrompus en opérateurs/exportateurs vertueux de biens et services hors-hydrocarbures, capables de réaliser les avantages comparatifs et compétitifs de notre «future» économie, qui serait bien sûr hautement productive, au niveau mondial?

Voilà quels sont les enjeux et les défis de l'Algérie de 2035. Selma et Salem, qui seront bacheliers en 2035, auront-ils ce profil de l'Algérien rationnel, scientifique, compétent, travailleur, responsable, amoureux de la liberté, de la dignité, de l'authenticité, qui prendra en charge son pays et son peuple, pour les mener au rang qu'ils méritent dans le concert des nations?

Car il ne faut pas oublier que Selma et Salem franchiront, pour la première fois, le pas de l'Ecole algérienne en 2023. Mais quel modèle d'Ecole trouveront-ils devant eux?

La seule institution républicaine dont la vocation et la fonction consistent à anticiper l'avenir et à construire, aujourd'hui, le devenir de la nation, à savoir l'Ecole, a été dévoyée, fourvoyée et instrumentalisée dans la construction d'un projet de société qui ne ressemble en rien aux attentes légitimes et aux aspirations d'un peuple qui ne demande qu'à vivre dans la liberté et la dignité. Un projet de société qui ne ressemble en rien aux exigences de la marche de l'humanité vers la science, la connaissance, la technologie et le progrès. De sorte qu'actuellement, l'Ecole algérienne est en queue de peloton dans la matrice de positionnement des systèmes éducatifs mondiaux.

Dans mon approche de modélisation des systèmes éducatifs mondiaux (figure jointe), j'élabore une matrice de positionnement en fonction des deux axes principaux que sont les méthodes pédagogiques (qui déterminent la dimension affective) et les contenus pédagogiques (qui déterminent la dimension cognitive) de ces systèmes. Les méthodes pédagogiques peuvent être classées en partant des méthodes génératrices de stress (mémorisation, sanctions, châtiments, compétition) jusqu'aux méthodes génératrices de plaisir (écoute, liberté, initiative, communication, valorisation), tandis que les contenus pédagogiques sont définis selon leur orientation traditionnelle (valeurs socioreligieuses, identité, mythes, us et coutumes) jusqu'à leur orientation progressiste (science, technologie, savoirs, arts). Dans cette matrice à deux axes, nous pouvons positionner, grâce à des scores, aussi bien les profils des différentes sociétés humaines que les systèmes éducatifs correspondants.

Ainsi, nous pouvons définir 4 modèles socioéducatifs correspondant aux principales orientations du développement des sociétés humaines:

1- Le Modèle socioéducatif à dominante «Plaisir/Progrès»: Ce modèle est visible dans les sociétés qui attribuent au développement une finalité humaine et sociale. Elles sont attentives aux valeurs, aux droits et aux qualités humaines qu'elles placent au-dessus des performances économiques. Il a été initié principalement en Finlande, mais beaucoup de pays s'en inspirent, notamment les pays scandinaves, nordiques et les pays européens. C'est le modèle de référence qui a prouvé sa supériorité dans tous les classements internationaux.

2- Le Modèle socioéducatif à dominante «Stress/Progrès»: Mis en œuvre dans les sociétés dynamiques qui recherchent la performance et le leadership économique, au détriment du volet humain ou social. La finalité du développement dans ces sociétés se résume à la croissance économique et à la domination des marchés internationaux. L'homme est perçu seulement sous son statut «d'Homo economicus», producteur de richesse, de valeur ajoutée et de productivité. Ce système éducatif soumet l'homme à des conditions féroces de compétition, de sélection, de compétences et de performances, seuls critères de réussite sociale. Ce modèle a été initié au Japon, et beaucoup de pays de l'Asie du Sud-Est, mais aussi d'Amérique du Nord l'ont adopté.

3- Le Modèle socioéducatif à dominante «Plaisir/Tradition»: On le rencontre dans les sociétés humaines en transition positive, dans lesquelles les processus du développement ne sont pas encore achevés, les structures sociales encore traditionnelles, mais qui cherchent une voie soit vers le développement humaniste, soit vers le développement matérialiste. Ces sociétés ne sont pas encore soumises à la performance, mais doivent, toutefois, d'abord transformer les valeurs humaines et les structures sociales pour préparer le développement. Les pays de l'Asie du Sud, notamment l'Inde, les pays d'Amérique du Sud et ceux de l'Europe de l'Est sont dans cette configuration.

4- Le Modèle socioéducatif à dominante «Stress/Tradition»: Mis en œuvre dans les sociétés humaines archaïques, en stagnation ou en régression, dans lesquelles les processus du développement sont soit inexistants, soit bloqués et ne produisent pas leurs effets. Dans ces sociétés qui ne produisent pas leurs richesses, qui ne possèdent ni la science, ni la technologie, et qui sont très mal positionnés tant dans la division internationale du travail, que dans la compétition économique mondiale, les seuls facteurs de régulation sociale restent donc à trouver dans l'idéologie et la référence au passé. Ainsi les systèmes éducatifs de ces sociétés évacuent les notions de liberté, de modernité et de science, au profit d'un ancrage dans les valeurs traditionnelles et socioreligieuses. C'est le cas des pays arabes, de beaucoup de pays islamiques et ceux d'Afrique.

Bien évidemment, le système éducatif algérien appartient, sans conteste, à cette fameuse zone 4 correspondant aux pays archaïques, en stagnation ou en régression, tant du point de vue des méthodes pédagogiques que de celui des contenus pédagogiques.

Concernant les méthodes pédagogiques, on peut montrer aisément que celles pratiquées dans l'Ecole algérienne sont, non seulement stressantes, mais aussi déstructurantes. Je reprends de mon enseignement universitaire cette notion essentielle de «Parcours pédagogique structurant» qui serait le parcours qui respecterait le développement naturel de l'écolier au cours de son cursus. On combine les méthodes pédagogiques, mais dans l'ordre du Socioconstructivisme (dans la phase du Primaire), du Constructivisme (dans la phase du Moyen), du Behaviorisme (dans la phase du Secondaire), et enfin le Transmissif et le Magistral dans la phase Universitaire. Point de tout cela dans l'Ecole algérienne, le transmissif et le dirigisme sont Rois sur toute la ligne!

Concernant les contenus pédagogiques, les choses sont encore plus graves puisque les connaissances scientifiques universelles sont tout simplement ignorées dans le cursus des écoliers, les matières et les activités artistiques font partie du tabou et du proscrit, l'éducation civique, citoyenne et patriotique n'existe pas, ou alors amalgamée à l'éducation islamique dans un but obscurantiste, l'histoire et la géographie sont amputées de ce qui renvoie à l'identité, tandis que les valeurs traditionnelles et socioreligieuses sont ostensiblement mises en exergue et valorisées.

Et donc, la grande question qui se pose à nos gouvernants est de savoir quel profil d'Algérien, et quel modèle d'Ecole, devra-t-on opposer à ce «Nouveau modèle de croissance économique»? Croit-on sérieusement que nous ferons du développement, de la diversification, de la performance, de la compétitivité, avec un système éducatif de la zone 4, c'est-à-dire un système qui regarde en arrière et qui nous fait courir à reculons?

C'est pourquoi, en cette journée ensoleillée d'élections législatives du 04 mai 2017 (alors même que 17 millions d'Algériens n'ont pas voté, mais ça c'est une autre histoire), je pose cette question à chacun de nos 462 heureux députés: Selma et Salem, qui sont nés ce même jour qui a vu votre députation, lorsqu'ils seront écoliers en 2023, trouveront-ils devant eux une Ecole toujours scotchée dans la zone 4, ou bien aurait-elle déjà progressé vers la zone 3, vers la zone 2 ou même vers la zone 1? Et comment peut-on faire admettre à Selma et Salem qu'ils ne valent pas plus, ni autant, qu'un Finlandais, un Japonais ou un Brésilien?

A considérer la matrice des systèmes éducatifs mondiaux, et si notre objectif serait de progresser vers la zone 1, quel serait le meilleur «itinéraire stratégique» en démarrant de la zone 4? Trois possibilités s'offrent à nous: l'itinéraire 4-1 qui nous obligerait à progresser simultanément sur les deux axes (c'est l'option utopique), l'itinéraire 4-2-1 qui nous mènerait à progresser d'abord sur l'axe des contenus, ensuite sur l'axe des méthodes (c'est l'option hypothétique), enfin l'itinéraire 4-3-1 qui nous mènerait à progresser d'abord sur l'axe des méthodes, ensuite sur l'axe des contenus (c'est l'option réaliste). Il nous faudra en effet, en Algérie, reconstruire au préalable «l'Humain», ensuite le «Citoyen», ensuite «l'Homo economicus» qui prendra en charge le développement, d'où l'urgence de travailler d'abord la dimension humaine, socialisante et affective à travers l'amélioration des méthodes pédagogiques et l'assainissement de l'Ecole de tous ses contenus idéologico-politiques dévastateurs. Viendront ensuite les impératifs de modernisation des contenus et leur universalisation.

Voilà donc posée cette vision globale du modèle éducatif algérien, son positionnement et son éventuel itinéraire stratégique vers l'excellence et la performance. Il reste, bien sûr, que tout cela n'est que vœu et vue de l'esprit. Depuis Mostefa Lacheraf, beaucoup d'intellectuels algériens ont apporté leurs diagnostics et appelé à la réforme de l'Ecole algérienne, mais tout cela est resté lettre morte. On n'a jamais décelé, en Algérie, la moindre volonté politique, et encore moins populaire, de hisser notre Ecole à hauteur des standards internationaux et des défis de la mondialisation. Les quelques réformettes et replâtrages de façade que connaît notre Ecole, occasionnellement, ne sont pas faits pour répondre, ni aux enjeux générationnels, ni aux défis du pays face au reste du monde. Très sincèrement, je crois que nous avons atteint le fond, et nous ne pouvons pas aller encore plus loin dans ce processus de déliquescence et de pourrissement.

Il faut rétablir l'Ecole algérienne dans son statut «d'Institution Républicaine Civile», expurgée des idéologies, des jeux politiques et de tous les prosélytismes. l'Etat doit se sentir le devoir de protéger l'Ecole et l'Ecolier, d'assurer une instruction de qualité et de garantir les libertés constitutionnelles, toutes les libertés constitutionnelles, y compris les libertés de conscience et d'opinion, au sein de l'Ecole algérienne. L'école doit cesser d'être considérée comme une mosquée-bis. Les enseignants, prosélytes dans leur écrasante majorité, plus par ignorance et par aliénation que par conviction, doivent comprendre que nos enfants ne sont pas leurs cobayes idéologiques. Nos enfants ont besoin de leur science, de leur compétence, de leur savoir-faire, de leur gentillesse, de leur amour, mais pas de leurs croyances, ni de leurs superstitions, ni de leur fanatisme, ni de leur fatalisme, ni de leurs préjugés, ni de leur sexisme, ni de leur machisme.

Voilà, mes chers députés, si vraiment vous aimez l'Algérie, vous avez du pain sur la planche qu'il faut enfourner. Il faut juste préciser que ce n'est pas notre pain, c'est celui de nos enfants, alors prenez-en soin. Faites en sorte que Selma et Salem, en 2023, entreront pour la première fois dans une Ecole algérienne qui soit digne de leur valeur d'êtres humains, donnez-leur les mêmes chances que ces chers petits Finlandais qui, tous les matins, vont à l'école en souriant, le baume au cœur.

*Professeur des Universités et parent d'élève, Université de Mostaganem