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Législatives : questions de logique

par Djamel Labidi

Le thème de la fraude électorale est un thème récurrent depuis près de trente ans en Algérie, c'est-à-dire depuis l'avènement du multipartisme.

On peut aussi noter que ce thème de la fraude, comme celui d'ailleurs de l'abstention aux élections, réapparaissent régulièrement lors des scrutins dans d'autres démocraties dernièrement émergentes Maroc, Tunisie, Egypte etc.

Il serait donc utile et nécessaire pour les politologues et sociologues d'en étudier la signification politique et sociale, voire culturelle, et de ne pas le laisser aux seules querelles partisanes.

Les accusations de fraude viennent toujours de la sphère des partis et non d'études indépendantes. Ces accusations relèvent en général de l'affirmation, du soupçon, du doute, de l'anecdote ou reposent sur des éléments isolés, des photos ou vidéos rapides sur Internet et incontrôlables etc. Mais il n'y a pas eu, semble-t-il, une démonstration systématique et irréfutable d'une volonté de fraude électorale, basée sur des séries de données matérielles et généralisées. Les promesses de livre blanc à ce sujet n'ont jamais été suivies réellement d'effet. Les recours auprès du Conseil constitutionnel sont relativement nombreux mais ils ne révèlent en général rien de marquant. Leur nombre n'est en rien, en lui-même, une quelconque preuve, si ce n'est qu'il est significatif de la suspicion ambiante. On peut aussi bien sûr dire que «la fraude est tellement bien faite qu'elle n'est pas décelable», mais un tel argument n'est pas vérifiable.

En 1997, Hamas avait emporté plus de sièges que le FLN. Faut-il donc gagner les élections pour les déclarer honnêtes ?

On peut donc déjà noter que les accusations de fraude viennent des partis perdants. D'autre part, l'intensité de ces accusations varie selon le degré de la défaite, forte ou relative, du parti qui proteste. Un parti qui progresse, même relativement, n'aura pas la même évaluation de la crédibilité du vote.

On peut constater en même temps que des partis peuvent dénoncer la fraude tout en conservant leurs sièges à l'Assemble nationale. Or, c'est une question de simple logique, si la crédibilité du scrutin est atteinte, ceci concerne tous les sièges, y compris ceux obtenus.

Il faut alors se demander si la permanence du thème de la fraude n'est pas due, au moins en partie, au fait qu'il remplit une fonction cachée: celle de laver les chefs de partis perdants de toute responsabilité dans la défaite. «Si nous avons perdu c'est à cause de la fraude». Le parti est victimisé. Dès lors tout débat démocratique au sein du parti n'a pas lieu d'être et ceux qui le réclament sont regardés avec suspicion. La démocratie réclamée pour la société est étouffée au sein du parti. Des formes de totalitarisme s'installent en son sein.

Dans les pays démocratiques, une des fonctions des élections est d'assurer l'alternance, non seulement dans la société, mais aussi dans les partis dans leur confrontation avec le verdict populaire et le renouvellement du personnel politique. Cette fonction ne pouvant plus être assurée, les partis se coupent de la réalité, se transforment en sectes, s'affaiblissent ou implosent. Cette situation est peut-être un élément d'explication, entre autres, des tensions de la vie politique en Algérie dans cette période d'émergence de la démocratie politique.

Taux de participation et bulletins nuls

Pour paraphraser un penseur célèbre, «pas plus qu'on ne juge d'un individu sur l'idée qu'il se fait de lui-même, on ne saurait juger un parti sur la conscience qu'il a de soi». Le verdict des urnes est en démocratie le critère de la réalité de chaque force politique et donc du rapport de force politique à un moment donné. Le refus de ce verdict, pour une raison ou pour une autre, soit en le manipulant, soit en le niant, est donc le refus de la réalité et peut déboucher sur une perte du sens de la réalité, une sorte de schizophrénie politique.

Mais, dans tous les cas, lorsque plusieurs partis, en dehors de la preuve apportée par les urnes, s'autoproclament «principale force politique du pays», on est carrément dans l'irrationnel. De plus, ils ne peuvent l'être tous à la fois. Question encore de simple logique.

Un parti peut-il en même temps se plaindre du boycott des électeurs lorsque la preuve de sa force politique aurait consisté précisément à les mobiliser à son avantage.

Est-il possible, comme l'affirment certains partis, que les manipulations aient consisté, tout à la fois, à faire perdre des sièges à l'un des partis au pouvoir, le FLN, à en faire gagner à l'autre le RND, à enlever des sièges à des partis, à distribuer des quotas aux autres, et tout ceci en manipulant le taux de participation. Cela semble bien compliqué. Si cela était possible, cela supposerait la participation de milliers de personnes à cette opération et il serait donc impossible de le cacher. Certains n'ont pas hésité à accuser nommément des magistrats de fraude. Au cas où il n'y aurait pas donc de preuves probantes d'une opération de fraude systématique, délibérée et généralisée, comme c'est affirmé, il serait intéressant de rechercher et de comprendre, dans l'intérêt même de la démocratie dans notre pays, les raisons profondes de la répétition de ces tensions à chaque scrutin.

L'abstention

C'est ainsi qu'un des faits, peut-être le plus notable, pour le sérieux et l'avenir de la démocratie en Algérie n'a pas, dans ce climat, reçu toute l'attention qu'il méritait. Il s'agit des chiffres donnés sur le taux de participation et les bulletins nuls. Les donner, quoi qu'on en pense, est objectivement un progrès. Il faut une démocratie, le multipartisme pour que les taux de participation et d'abstention aient un sens. La statistique n'existait d'ailleurs même pas le plus souvent dans les pays à parti unique.

Pour certains partis d'opposition ayant subi un échec aux législatives, il s'agissait surtout de dire qu'il y avait là aussi manipulation et que le taux de participation était en réalité plus faible que celui révélé. Il y a là d'évidence une incohérence: comme si l'échec n'était supportable que par un échec généralisé et que ces partis tenaient donc ainsi un double langage, à la fois de participation et de boycott. Cette ambiguïté pourrait d'ailleurs expliquer leur échec.

Il y a aussi le vote blanc (1,7 million) qui est devenu un phénomène mondial (4 millions de bulletins blancs dernièrement en France mais qui représentent, il est vrai, un plus faible pourcentage) à tel point que beaucoup de pays parlent de l'instituer comme suffrage exprimé.

Il est plus intéressant, loin des passions partisanes, d'analyser la question du taux de participation en le rapportant aux législatures précédentes, à la situation régionale et dans le monde.

Le niveau faible actuel de participation au vote est une tendance constante depuis plusieurs législatures en Algérie. Il était de 46,17% aux législatives de 2002, 35,65% en 2007 et de 43,14% en 2012. Il est proche de celui de nos voisins et des pays arabes ou bien subit des variations semblables : au Maroc, pour les législatives, 37% en 2007, 45,40% en 2011, 43,14 % en 2016. En Egypte, 28,3% aux législatives de 2015. Par contre, il est plus élevé lorsque l'enjeu de pouvoir est extrême: 59% en Algérie en 1991 pour les législatives, 68,36% en Tunisie en 2014, et 62% en Egypte en 2011. Il n'est donc pas nécessaire d'avoir recours à l'argument de la fraude pour expliquer les choses.

La sociologie politique a commencé à se pencher sur les raisons de l'abstention. Il y a probablement des facteurs comme l'émergence douloureuse de la démocratie dans les pays arabes, le fait qu'une partie des électeurs ne s'identifie pas à un des partis en présence, ou l'idée chez eux qu'il n'y a pas de véritables enjeux.

La question, notamment des enjeux exerce d'ailleurs en général une grande influence: ainsi par exemple, en France, le taux d'abstention est en général élevé aux élections européennes. (59,37% en 2009 et 56,5% en 2012 ), à certains referendums (70% d'abstention en 2000 concernant l'institution du quinquennat pour le mandat présidentiel). Au Liban, le taux de participation aux législatives oscille entre 45 % (en 2005) et 55% (en 2009) mais il ne dépasse pas 20% à Beyrouth pour les élections locales car elles paraissent sans enjeu.

Les traditions politico-culturelles jouent aussi un grand rôle: on vote en général en Europe plus qu'ailleurs. Aux Etats Unis, après plus de trois siècles de démocratie politique, environ un électeur sur deux ne vote pas. C'est le cas aussi au Japon etc. Un fort taux d'abstention ne veut pas dire que ces pays ne sont pas démocratiques. Il faut en effet bien distinguer les choses entre un taux d'abstention élevé et ses raisons, et les autres éléments de la vie démocratique: démocratie parlementaire, respect des libertés etc..

Pour cela, on multiplie un peu partout les incitations au vote (vote électronique, facilités de vote etc.) en dehors du vote obligatoire qui existe dans nombre de pays, notamment en Europe et en Amérique latine.

Le principe de réalité

Quoi qu'il en soit, la vérité peut être dure mais elle est toujours bonne. La connaissance et la reconnaissance du taux d'abstention et donc de participation impliquent, par essence, la démocratie. L'affichage de ce taux ainsi que celui des bulletins blancs, les polémiques qu'ils suscitent, pourraient donc finalement être alors un signe de progrès de la démocratie en Algérie en même temps évidemment qu'ils révèlent les problèmes qui restent à résoudre. A l'interface entre le politique et le culturel, dans l'ancrage qu'elle permet dans le réel, la démocratie est ainsi un instrument de développement de l'esprit critique, de la rationalité, du réalisme, de l'efficacité, bref un instrument de modernité.

Nous avons à rompre avec la mentalité pré-rationnelle où la rumeur, le «on-dit», la crédulité, la superstition, le mode de pensée magique l'emportent sur l'information et le réalisme. Elles ont rendu des sociétés comme la nôtre fragiles aux tentatives de déstabilisation et de domination. Souvenons-nous de la Libye et des larges secteurs de l'opinion arabe auxquels on avait fait croire que le président Mouammar Kadhafi avait 300 milliards de dollars de fortune personnelle, soit une fois et demie le PIB de l'Algérie ! Souvenons-nous des rumeurs folles au sujet du match Egypte-Algérie de 2009, reprises par une grande partie de la presse et auxquelles ont cru même des milieux apparemment instruits et cultivés. Les exemples sont sans nombre. Ne retrouve-t-on pas au fond quelque chose de semblable dans certains aspects de l'atmosphère électorale et même aussi dans la rumeur politique comme elle court parfois ?

La démocratie, par contre, contraint au sens de la réalité. En cela, elle est un régulateur de la vie politique, un instrument de gestion des contradictions sociales, de cohésion de la société par la réalité des forces politiques et sociales qu'elle révèle et, par conséquent, les alliances, les compromis qu'elle impose. Elle permet, pour reprendre le mot d'un homme politique, une «démocratie apaisée».

Trop souvent chez nous domine encore une approche moralisante des questions politiques. La modernité, le réalisme, c'est comprendre, par exemple, que l'honnêteté des élections est garantie par la présence dans chaque bureau de vote d'observateurs de tous les partis en lice. Et rien d'autre. Tout le reste n'est que bavardage. De la même manière que la démocratie est garantie par l'existence de pouvoirs et de contre-pouvoirs. Comme l'objectivité n'est pas un état d'esprit, ou la vertu d'une personne, ou le fait de médias de qualité ou «honnêtes», elle est le résultat ou plus exactement la résultante de la confrontation des opinions, du choc des idées contraires, et a donc pour condition nécessaire le débat démocratique.

La notion de l'Etat de droit fait elle aussi trop souvent chez nous l'objet d'une approche moralisante. Cette approche elle aussi pré-rationnelle va y voir la réalisation d'un Etat idéal, de justice en tout temps et en tout lieu, et non un Etat où c'est la loi, et les institutions, quoi qu'on puisse penser d'elles, qui disent le droit et tranchent les conflits.

La réalité, le sens de la réalité, tel est peut-être le principal progrès que pourrait nous faire faire le dur cheminement de la démocratie aussi bien sur le plan culturel que politique, mais aussi, disons-le, économique. Une révolution qui date de Copernic et Galilée et que nous sommes enfin en train d'assimiler.