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«Mansotich» - Une lecture critique contre le statu quo

par Sabra Sahali

Nous ne pourrions pas, même si nous le voulions, énumérer le nombre de posts, vidéos, articles appelant à l'abstention aux prochaines, ou défendant le choix des faykines (éclairés), abstentionnistes, contre celui des cheyetines (les lécheurs de bottes) ayant décidé de donner leur voix à un candidat à la députation.

Le slogan « sama3 sotak » (Fais entendre ta voix) a été plusieurs fois caricaturé et parodiés. L'un contre- slogans devenu célèbre ces derniers jours est celui de DZjokers, « Mansotich ! » (je ne sauterai pas), titre d'une vidéo de 5 mns dans laquelle le youtuber-humoriste algérien au plus de 1 500 000 fans sur Facebook, explique les raisons de son abstention au prochain rendez-vous électoral.

DZjoker ne fera pas de discours mais scénarisera le procès contre les élections. La musique de fond, le ton de la vidéo, le choix d'un texte « poétique » suffirait à nous dissuader de prendre au premier degré politique les propos de l'artiste qui a vocation à exprimer, autrement que par le discours froid et raisonné, le mal être social. Nous pensons pourtant que cette vidéo exprime parfaitement certains lieux communs algériens, qui sont autant de réactions aux divers blocages de l'Etat autoritaire que des idées ancrées qui empêchent l'émergence d'une (plusieurs ?) alternative politique au sein de la société.

Le citoyen-Enfant et l'Etat Chef de famille

La question passionnante de l'interdépendance, ou celle de la primauté droits économiques et sociaux sur les droits civils et politiques ou le contraire, qui a divisé la doctrine et encore plus frontalement des Etats au sein d'une institution comme les Nations Unies (bloc soviétique contre bloc occidental pendant la guerre froide et aujourd'hui encore) semble parfaitement tranchée au sein de la société algérienne. Il n'est plus question de priorisation, de classement, ne parlons même pas d'interdépendance, le citoyen algérien est demandeur de droits sociaux et c'est tout.

DZjoker évoque des systèmes de santé et scolaire défaillants, la question du logement, le sport, la justice à deux vitesses, la fiscalité algérienne, la prime des handicapées. Il n'est pas question ici d'accuser DZjoker d'être insensible à la question de la liberté d'expression, de réunion, à la liberté de conscience?etc. Nous pensons que le youtuber a voulu parler au nom du « peuple » contre l'Etat, et nous pensons qu'il ne se trompe pas lorsqu'il construit cette confrontation autour des questions qu'il a évoquées. Le choix socialiste de l'Algérie, le discours de l'Etat autant que celui de ses opposants, une décennie noire suivie d'une décennie de (relative) distribution des dividendes de la rente pétrolière, l'affaiblissement de la contestation purement politique au profit du renforcement de la contestation sociale (syndicats) et la recherche du compromis avec l'Etat autoritaire, sont autant d'éléments qui ont fait des questions économiques et sociales le noyau autour duquel se construit la confrontation entre « le peuple » et le pouvoir politique.

La primauté, pour ne pas dire l'exclusif intérêt aux droits économiques et sociaux n'est pas une simple conséquence des événements historiques, cet intérêt a évidemment été entretenu et renforcé par une opposition complètement affaiblie qui, pour espérer un relatif soutien de la société, a développé un discours déresponsabilisant. Le citoyen serait un enfant auquel il faut assurer tous les besoins vitaux (relevant évidemment de la nourriture, de la santé et de l'habitat etc) et l'Etat un Chef de famille qui ne doit privilégier aucun de ses enfants dans cette mission qui lui est dévolue : distribuer équitablement la richesse.

D'aucuns pourraient rétorquer que le même phénomène devrait résulter de la revendication du respect des droits civils et politiques par l'Etat mais il n'en est évidemment rien. La différence fondamentale entre droits civils et politiques et droits économiques et sociaux se situe justement dans le rôle joué par l'Etat, et ce rôle pour les droits civils et politiques est un rôle « négatif ».

Les textes consacrant les droits civils et politiques n'avaient pas vocation à faire « intervenir » l'Etat pour donner le droit à la liberté de s'exprimer, de se réunir etc. Ce qui était demandé à l'Etat c'est justement de s'abstenir de toute intervention1 dans ces domaines sauf dans des cas bien définis et bien encadrés (par exemple les circonstances exceptionnelles d'atteinte à l'ordre public).

C'est pour cette raison que l'on nomme les droits civils et politiques droits-libertés et les droits économiques et sociaux des droits-créances.

Le succès des droits économiques et sociaux s'explique également par le fait que la société reste très réfractaire à toute affirmation d'individualisme, à toute expression de voix dissonante. C'est les droits civils et politiques qui réaffirment le droit de l'individu contre le groupe, le droit à la singularité, pensons ici à a liberté de conscience et d'expression par exemple.

Les droits économiques et sociaux sont d'essence collective, ils assurent donc plus facilement le consensus social que les droits civils et politiques qui sont d'essence individualiste.

C'est pourtant les droits civils et politiques qui assurent « la pluralité humaine »2, sans laquelle, pour Hannah Arendt, on ne peut plus parler de politique, la politique traitant « de l'existence commune et mutuelle d'être différents ».

Les citoyens demandant trop peu à l'Etat en lui en réclamant autant de logements et de soins gratuits etc. Peu, parce que l'Etat consent à continuer de jouer le rôle de Chef de famille qui nourrit mais a le droit de punir en même temps, mais aussi parce que mettre toute la lumière sur les droits économiques et sociaux confirme le rapport au citoyen-tube digestif, citoyen plus facilement gérable et maniable qu'un citoyen revendiquant une simple liberté de penser qui demanderait l'effacement pur et simple de l'institution devant le choix des individus.

Trahir c'est voler

« Nvoti 3lik, terfed yedek tedili drahmi » (Je vote pour toi, tu lèves la main pour me voler) dit DZjoker dans sa vidéo.

Nous ne répéterons pas ici ce qui a été dit plus haut sur la place qu'occupe la distribution de la rente chez les pros-abstention. Ce que nous voudrions souligner c'est l'intronisation du vol comme suprême trahison des élites politiques, ici les législateurs.

Pourtant, ces législateurs ont voté plus que des lois de finances pendant les précédentes législatures, il y eût la réconciliation nationale, une réforme constitutionnelle permettant de prolonger les mandats présidentiels, la loi sur les partis politiques, sur les associations, sur l'information, etc.

A partir du moment où l'Etat s'intéresse presque exclusivement à la question économique et aux questions sociales, et que le discours contestataire prend principalement appui sur les affaires de corruption et le pouvoir d'achat du citoyen au marché de l'automobile, il n'est pas étonnant que la société déclasse les revendications sur les questions de « principes », les questions plus idéologiques.

Trahir le citoyen n'est plus violer les droits arrachés après d'âpres luttes et sacrifices mais lui mettre la main à la poche.

Les libertés ne valent même plus l'argent selon ce lien commun si répandu.

L'artiste, ce travailleur !

« L'artiste fik ghir f ramdhan elli yjouz, meskine wela y'hass rohou kalb elouz » (la pauvre artiste on ne le voit que pendant le ramadhan, le pauvre il a l'impression d'être un kalb elouz ».

Même l'artiste n'échappe pas à cette idée selon laquelle l'Etat devrait être le faiseur de la pluie et du beau temps. Nous ne pensons pas que ce soit les entraves à la libre expression de l'artiste, les innombrables autorisations auxquelles il est soumis qui sont dénoncées dans la vidéo de DZjoker.

Il y a l'idée que l'Etat doit faire l'artiste, comme elle construit un million de logements. Faire travailler les artistes comme on fait travailler les énarques.

Même l'espace de la pure créativité, de la pure solitude, de la pure liberté devrait être créé par l'institution. L'artiste est clairement confondu avec l'acteur de sit-com.

Ceci s'explique pour des citoyens qui n'ont plus de cinémas, plus de théâtres, plus de salle de spectacle et pour qui le mot artiste ne désigne que les acteurs de séries télévisées.

Mais là encore, à côté des raisons objectives qui ont participé à la propagation de ce lieu commun, il y a l'explication-refuge qui permet une acceptation plus sereine du manque d'initiative artistique individuelle et collective par l'identification du coupable, forcément le propriétaire des plateaux télés.

Aucune place, lorsque nous voulons exprimer le consensus dans une société traditionnelle, où le dogme religieux occupe une place très importante, d'évoquer comment la société (la famille, l'école, la rue) participent de manière beaucoup plus efficace à tuer l'artiste dans l'œuf.

Etakhlat et l'incapacité du peuple algérien à provoquer ses conflits

« Manich heb nkhalat'ha matetwesewsich- nahdar bel code el barani mayafhemnich-nti nhabek rani 3lihoum matkhemich » (Je ne veux pas créer de discorde-je parle avec des codes, l'étranger ne me comprendra pas-toi je t'aime, je parle d'eux, ne t'inquiète pas »).

Aucun dictionnaire ne peut nous donner la définition du terme « tekhlat » mais nous pouvons convenir que le terme, qui veut dire littéralement « brouiller », renvoie aussi bien aux contestations sociales « spontanées» telles les émeutes que celles « organisées » telles les différentes initiatives de cette dernière décennie dont la plus emblématique reste peut-être la création de la CNCD dans le sillage du printemps arabe.

Le tekhlat est un terme utilisé par les politiques en Algérie pour signifier la participation dans l'entreprise d'exaltation de la contestation sociale qui mènera inévitablement, dans la rhétorique du pouvoir et malheureusement des citoyens également désormais, au conflit armé.

DZjoker rassure : en dénonçant il ne vise pas à réveiller les démons, il ne vise pas à créer le conflit, et il avancera un très bon argument pour sa défense « l'étranger ne comprendra pas son langage codé ».

DZjoker, pour ne pas dire la société, a compris le deal posé par l'Etat, le contestataire (le demandeur ?) devra présenter des garanties pour éviter d'être accusé de la pire offense : créer le conflit. Et quelle meilleure façon de montrer patte blanche que de nier tout rapport à l'étranger, cet autre à l'origine de de toutes nos discordes internes ?

Nous avons donc complètement assimilé l'idée, réconfortante et rassurante, selon laquelle l'histoire sanglante de l'Algérie indépendante (car l'histoire glorieuse de l'Algérie colonisée ne supporterait pas cette vue) est le fait de forces externes.

Nos demandes, exprimées entre nous, à l'abri du monde démoniaque qui nous entoure, ne peuvent déboucher que sur une solution pacifique, et tout ira bien dans le meilleur des mondes, le nôtre, où il ne s'agira plus de rapports de forces politiques mais d'un cordial et gentil rapport d'administré à administrateur.

Faire une lecture critique de la vidéo à succès «Manvotich», alors que DZjoker est attaqué par certains représentants de l'institution politique, peut sembler une démarche inopportune, venant s'ajouter aux nombreuses attaques contre les non-votants. Notre texte ne vise nullement à soutenir un camp contre un autre, ce qui nous intéresse c'est la «construction du discours politique contestataire» sur le long terme plus que la simple position vis-à-vis d'une échéance électorale.

Ce discours contestataire est dirigé contre le pouvoir politique autoritaire mais pour avoir de la consistance, pour rendre à la politique son sens, ce discours devra s'atteler à déconstruire les lieux communs de la société algérienne, lieux communs et réflexes qui entretiennent le statu quo qu'ils semblent à première vue dénoncer.

Notes:

1- Il y a eu évidemment évolution sur la question par la consécration des «obligations positives« en matière de droits de l'homme, que ce soit au niveau régional ou international, mais le principe premier est celui de la non-intervention des institution dans le choix des individus.

2- P167