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La fin d’un cycle de déflation ?

par Carmen M. Reinhart*

CAMBRIDGE – Jusqu’à la crise financière mondiale de 2008-2009, la déflation avait quasiment disparu des préoccupations des dirigeants politiques et investisseurs des économies développées, à l’exception du Japon, qui depuis près d’une génération subit une incessante pression à la baisse sur les prix. Aujourd’hui à nouveau, la crainte de la déflation tend à s’atténuer.xx

Au milieu des années 1960, les économies développées entrent dans une période de pressions inflationnistes croissantes, principalement déclenchées par une politique budgétaire et monétaire expansionniste de la part des États-Unis, pressions que viendront considérablement accentuer les hausses des prix du pétrole dans les années 1970. C’est ainsi que la stagflation, situation qui allie faible croissance économique et forte inflation, va devenir le nouveau terme à la mode avant la fin de la décennie. À cette période, la plupart des prévisions de marché vont extrapoler ces tendances, et annoncer une hausse ininterrompue des prix du pétrole et des produits de base. L’inflation va devenir considérée comme un phénomène chronique, et les dirigeants vont se tourner vers un contrôle des prix et privilégier les politiques axées sur les revenus. Les taux d’intérêt réels à court terme (ajustés à l’inflation) se révéleront par la suite constamment négatifs dans la plupart des économies développées.

C’est le président de la Réserve fédérale Paul Volcker qui mettra fin à ce cycle prolongé, en resserrant considérablement la politique monétaire américaine à partir de 1979. La stagflation va céder la place à une nouvelle expression : la désinflation, alors très caractéristique de nombreuses économies développées, dont le taux d’inflation va passer de deux chiffres à un seul.

Désinflation et déflation sont néanmoins deux choses différentes. Comme l’illustre le graphique ci-dessous, entre 1962 et 1986, pas une seule des économies développées n’a enregistré une diminution annuelle des prix. Sur la plupart des marchés émergents, les taux d’inflation ont explosé jusqu’à atteindre des pourcentages à trois chiffres, avec plusieurs cas d’hyperinflation. Jusqu’en 1991, le taux d’inflation de la Grèce avoisinait les 20 %. La Suisse elle-même, pourtant historiquement stable à l’époque en termes de prix, enregistre alors une inflation supérieure à 5 %.

Ces chiffres apparaissent comme un lointain souvenir si l’on considère la baisse régulière des prix observée en Grèce depuis 2013, en plus d’une crise de la dette et d’un effondrement de la production. De son côté, la Banque nationale suisse lutte depuis plusieurs années contre les effets déflationnistes d’une appréciation considérable de la monnaie helvète.

Les forces déflationnistes ont été libérées par d’importantes dislocations économiques et financières associées à la crise mondiale profonde et durable apparue en 2008. Le désendettement privé a fréquemment fait obstacle aux efforts de relance entrepris par les banques centrales. En 2009, près d’un tiers des économies développées enregistraient une baisse des prix – soit une proportion record depuis l’après-guerre. Dans les années qui ont suivi, l’incidence de la déflation est restée forte par rapport aux niveaux observés depuis l’après-guerre, et la plupart des banques centrales ont systématiquement échoué à atteindre leurs objectifs d’inflation pourtant extrêmement modestes (environ 2 %).

Les projets de relance envisagés par le président américain Donald Trump étant procycliques – et susceptibles de produire davantage d’effets lorsque l’économie américaine bénéficie du plein emploi ou s’en rapproche – ils raniment les espoirs de voir le taux d’inflation américain s’orienter à la hausse. Beaucoup s’attendent en effet à voir l’inflation dépasser l’objectif de la Réserve fédéral, fixé à 2 %.

L’existence d’un contexte monétaire resserré atténue néanmoins l’ampleur probable d’un tel sursaut d’inflation : bien que la hausse prévue des taux directeurs américains s’inscrive dans le cadre de la « normalisation » la plus modeste et la plus progressive de l’histoire de la Fed, l’appréciation durable du dollar devrait limiter la hausse des prix d’un large ensemble de marchandises importées, ainsi que pour les concurrents domestiques.

Ce virage prévu en termes de comportement des prix ne concerne pas uniquement les États-Unis. Si les projections du Fonds monétaire international se révèlent à peu près correctes pour 2017, cette année sera la première depuis une décennie à ne voir aucune économie développée enregistrer une déflation (voir graphique). Peut-être les effets longtemps attendus d’une expansion monétaire historique portent-ils finalement leurs fruits. Il est très probable que la dépréciation monétaire observée au Royaume-Uni, au Japon et dans la zone euro ait été un catalyseur à cet égard.

Si 2017 venait effectivement à marquer l’importante inversion d’une décennie de déflation, il serait raisonnable de s’attendre à ce que la plupart des grandes banques centrales ne soient pas tentées de surréagir si jamais, après environ dix ans de déceptions principalement baissières (et plus encore pour le Japon), l’inflation venait à dépasser les objectifs. Par ailleurs, l’idée selon laquelle des objectifs d’inflation plus élevés (aux environs de 4 %) seraient en réalité souhaitables (conférant en effet aux banques centrales davantage de marge de manœuvre pour abaisser les taux d’intérêt en cas de récession future) gagne du terrain dans le milieu universitaire et politique.

Bien entendu, un facteur supplémentaire incite sans doute les grandes banques centrales à tolérer une inflation plus élevée, bien que leurs dirigeants ne l’admettent pas ouvertement : comme je l’ai expliqué ailleurs, une dose régulière d’inflation, même modérée, contribuerait à réduire les montagnes de dettes publiques et privées qu’accumulent les économies développées depuis près de 15 ans.

Traduit de l’anglais par Martin Morel
*Professeur dans le domaine du système financier international à la Kennedy School of Government de l’Université d’Harvard.