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L'abbé Bérenguer (1915-1996): Un curé aux accents humanistes et révolutionnaires (Suite et fin)

par El Hassar Bénali*

Opposé au système rétributif des sacrifices humains, il refuse sa pension de moudjahid, son salaire de député et de curé

L'engagement de cet homme de foi était alors tout à fait nouveau et inattendu, car c'était la première fois qu'un curé en pays dominé allait, politiquement, soutenir une rébellion populaire, légitimant aussi le principe de la résistance. Il écrivait : «Le peuple a raison de se révolter, car il a le droit de se libérer», quand le pouvoir nie la raison de vivre en entente des hommes. L'option idéologique était parfaitement aboutie donnant sens à un modèle dynamique de prêtre politisé, contribuant ainsi à l'évolution des idées. Pour cet homme de religion dont l'attitude avait surpris les siens et ses disciples « religion, politique et révolution » pouvaient coexister sans se heurter, car une seule voie y mène : la libération de l'homme. Son discours alimentant de nombreux débats souvent polémiques et critiques à son égard, appréhendait de loin la déchirure.

Le curé réfractaire et objecteur de conscience, enfant terrible de l'Eglise qu'il était, ne pouvait outre mesure cacher son engagement en faveur du peuple algérien dont il connaissait les qualités humaines ancestrales, ayant étudié profondément l'œuvre de ses grands penseurs : Apulée, Saint Augustin, Saint Cyprien, Ibn Khaldoun, l'Emir Abdelkader. A propos de son étiquette de rebelle, il s'en expliquait en disant: « C'est deux évêques d'Oran qui m'ont appelé l'enfant terrible par ce que je refusais d'être traité comme un mineur, quel que soit celui qui ordonne ou qui écrase, sous prétexte qu'il est le supérieur, le prêtre, le professeur, l'évêque. Je ne suis pas celui qui dit toujours amen, qui se plie, qui vit à genoux». En 1955, l'assassinat du martyr Bénaouda Benzerdjeb, premier médecin algérien tombé au champ d'honneur, fut le détonateur d'une grande colère populaire, et cela pour soutenir la mobilisation qui durera plusieurs jours. Elle avait, rappelons-le, donné lieu à une grande révolte qui secoua la ville pendant et après la mort du jeune Belkaïd, âgé de 17 ans, tombé sous les balles de la police au cours d'une manifestation. Craignant son impact général à travers le pays, elle plongea dans le désarroi les autorités coloniales.

Face à cette situation d'insurrection, appel à la rescousse était fait aux bons offices de ce curé animé intérieurement par de forts sentiments de justice, son credo, et d'autres personnalités du courant civil, pour tenter de conjurer la colère du peuple.

Son premier appel face à la crise algérienne fut l'article intitulé «Regards chrétiens sur l'Algérie» qu'il publia en 1956, dans la revue littéraire, bimestrielle, «Simoun» (1952-1961) et qui revêtait le caractère d'une sorte de manifeste. Cette revue était connue pour avoir fait paraître des textes signés par Emmanuel Roblès, Albert Camus, Mohamed Dib?Elle paraissait à Oran jusqu'en 1961. Dans cet article, il laisse s'exprimer son cœur, sa foi et sa raison : « J'appréhendais longtemps cette guerre et tout juste après la fin de la Seconde Guerre mondiale avec les évènements meurtriers de Sétif ». L'intérêt de la France supposait, selon convictions, une plus grande ouverture et des réformes politiques modifiant les relations en faveur des Algériens, mais trop tard, « la Révolution était déjà dans la rue ». Il s'inscrivait ainsi dans cet élan mondial de liberté né au XIXe jusqu'au XXe siècle qui a secoué, partout, les peuples sous domination porté par des icônes à travers le monde et au Maghreb.

L'abbé Alfred Berengueur était contre la force des armes. Il déplorait, en tant qu'intellectuel, le cynisme des politiciens de l'Algérie française de la même manière, soutenu dans l'opinion par les intellectuels engagés : Maurice Audin, Frantz Fanon, Jean-Paul Sartre?, et d'autres progressistes acquis à la cause de l'indépendance de l'Algérie. Dans «Regards chrétiens», il interpelle le pouvoir politique français et, indirectement aussi, l'Eglise tout à fait à l'aise dans ce système, pour n'avoir pas pris parti en faveur du règlement du problème algérien dès 1945, à la fin de la Première Guerre mondiale, c'est-à-dire tout juste après que les Algériens aient fait couler leur sang, aux côtés des soldats de l'Alliance, sur divers fronts après la Seconde Guerre mondiale. C'est tout juste après cette guerre ?'absurde'' que sa personnalité connut un destin bien différent. La montée du nationalisme et les crises qui s'annonçaient, déjà, augmentèrent ses inquiétudes quant à l'avenir de l'entente dans le pays. A ce moment l'abbé ne croyait plus déjà à une solution pacifique au conflit. «C'est un problème politique. Il fallait s'y attaquer dès 1945 et hardiment. Nous ne l'avons pas fait ?On peut le regretter», écrivait-il dans cet article paraissant anonymement dans le n.21 de la revue Simoun, Oran, en 1957. Considéré «comme un appel à la raison», «ayant eu l'effet d'une vraie bombe», reconnaît Jean-Michel Guiaro, son directeur, sa publication met à nu l'ordre colonial en restituant historiquement certains échecs en réponse aux maux créés par le système colonial: « Les ?'hors-la-loi'', écrivait cet homme de proposition et d'engagement, ne sont qu'une poignée, oui mais tout un peuple est avec eux. Pourquoi nous leurrer nous-mêmes ? Les protestations de loyalisme plus ou moins provoquées, les communiqués optimistes auxquels leurs auteurs croient peu ou proue, l'apparente apathie des masses, trompent ceux-là seulement qui veulent être trompés. Il ne s'agit pas ici de porter un jugement moral, d'approuver ou de blâmer, nous en sommes à regarder le réel. Cela me sera-t-il défendu parce que je suis prêtre ? Se tenir en l'air, assis sur les nuées, est une position fort incommode, impossible à garder longtemps. L'avion lui-même atterrit. Je regarde les faits, je constate que le cœur de l'Algérie musulmane bat à l'unisson de celui des «rebelle» et je le dis. Il ne s'agit plus d'une révolte, d'une insurrection, comme telle ou telle flambée qui fut vite éteinte jadis. D'un bout du monde à l'autre, les peuples jusqu'ici colonisés secouent la tutelle occidentale et obéissent à un «mythe», le mythe de l'émancipation, de la libération. L'hégémonie de l'Europe n'est plus acceptée : c'est comme ça». Cette prise de position dissonante dans le concert politique général de la colonisation eut pour effet de libérer la parole parmi les Français favorables à l'indépendance de l'Algérie.

«Ces hors la loi, ce sont des combattants», assénait-il, quelque soit le vocabulaire plaqué sur eux. Sa position à l'égard de la lutte des Algériens conforta son image dans les milieux nationalistes autant qu'elle le discrédita aux yeux des colons qui manifestèrent à son égard une haine jusqu'à lui valoir des menaces, rendant sa présence impossible en Algérie. Son article «Regards chrétiens» était autant aussi un appel au dialogue, à l'entente revendiquant le passage de la colonisation à celui de la liberté et de l'indépendance à un moment où la communication sur les problèmes de l'Algérie était devenue difficile, sinon impossible. Malgré la pression morale et les menaces dont il subit profondément les effets, son engagement militant ne ralentira point ses efforts sur le terrain, se donnant pour mission d'expliquer le pourquoi du combat du peuple algérien.

Enfant terrible de l'église.

Lors de la bataille de Monté Cassino pendant la campagne d'Italie marquée par une série de batailles de janvier à mai 1944, lors la Seconde Guerre mondiale, en tant qu'aumônier et membre du corps expéditionnaire commandé par le général Alphonse Juin, il portait les secours humanitaires aux blessés, Algériens et Français. C'est d'ailleurs sur les champs de guerre de la Seconde Guerre mondiale qu'il connut son ami Ahmed Benbella, futur premier président de l'Algérie indépendante. L'aumônier qu'il fut s'étant distingué par sa bravoure et son courage sur les champs de bataille, il était là mobilisé de la même manière pour les secours, acheminant les médicaments aux blessés algériens des maquis du djebel Fillaoussène (Tlemcen) dès le début de la guerre de libération nationale.

Son combat pour la dignité et le respect des choix en faveur de la liberté est un bel exemple d'idéal humain, au-delà des barrières de la religion. Son exil, suivi d'une condamnation par contumace et de la déchéance de ses droits civiques, renforça davantage sa conviction à porter la voix de l'Algérie en lutte pour son indépendance. Sous le couvert du Croissant-Rouge algérien, ce prêtre chrétien, partout à travers le monde, dans les arènes politiques et les forums, était cet infatigable ambassadeur de la cause algérienne, usant de son sens aigu des mots et son talent de la parole pour parler de la crise coloniale en Algérie. En Amérique latine, où il représentait le Croissant-Rouge algérien de 1959 à 1960, ce communicant de talent sera ensuite, en tant que délégué permanent du gouvernement provisoire d'Algérie, le meilleur ambassadeur pour faire entendre la voix de son pays sur la scène internationale.

De corpulence chétive, il sera malgré ses problèmes respiratoires dus à une blessure de guerre cet infatigable porte-parole de la lutte d'indépendance dans les milieux universitaires, à Santiago du Chili, à La Havane?En fin diplomate il est ardent défenseur au service de la cause algérienne, multipliant les interviews et les conférences. En dépit des clichés et de sa hiérarchie par rapport à l'église, son discours était très dur à l'égard des colonialismes d'une manière générale et surtout, en Afrique, en Angola, au Mozambique... Grand ami du révolutionnaire latino-américain, Che Guevara, il le fit venir à Tlemcen pendant son séjour en Algérie, en 1964. Il sera aussi, un temps, conseiller du président cubain Fidel Castro pour les questions concernant le Vatican. Ceci démontre bien le caractère purement humain du combat de ce curé aux côtés des Algériens. Il sera poursuivi jusqu'aux pays lointains par la propagande orchestrée contre lui par André Malraux, l'auteur de la « Condition humaine» et ministre de la Culture sous le pouvoir du général de Gaulle, peu convaincu de la cause algérienne. Le père Bérenguer sera, par la presse coloniale, culpabilisé de citoyen français rebelle avec des étiquettes sur le mode de l'excommunication. «Enfant terrible, je consens à l'être, disait-il. Je l'ai été et je le resterai de cette façon-là, quel que soit l'âge, parce que j'ai mis la liberté par-dessus tout et c'est la liberté qui fait des enfants terribles, qui pose des problèmes aux autres comme à moi».

Le bienveillant père Bérenguer dans sa prêtrise basée sur le rapprochement humain qui est la sienne, fut, sans le moindre doute, un antiraciste et un anticolonialiste résolu. Ne cautionnant pas le coup d'Etat de 1965, il abandonnera son poste de conseiller à la présidence à l'avènement au pouvoir du colonel Houari Boumediene. En accord avec ses principes, il refusera, par sa croyance et sa quête au service de l'idéal de liberté, de percevoir son salaire en tant que député, mais aussi de curé algérien, refusant de monnayer son sacrifice pour l'amour qu'il portait à la libération de son pays du joug colonial. Ses convictions profondes l'empêchèrent d'accepter le système rétributif des moudjahidine refusant par là de monnayer son sacrifice pour la noble cause de la libération de la patrie «Algérie»... «Tous les grands crimes, toutes les grandes guerres sont faits au nom du nationalisme. Le patriotisme c'est différent. C'est aimer la patrie, la terre de ses pères. Et ma patrie, ce n'est pas l'Espagne, parce que je suis né ici, en Algérie, que j'ai voulu vivre ici. Ici, c'est ma terre, c'est ma patrie que j'aime», déclarait-il dans le livre d'entretien intitulé «En toute liberté».

L'idéal d'entente et de dialogue

A l'indépendance, il rentrera dans le même avion que Benyoussef Benkhedda, président du gouvernement provisoire de l'Algérie indépendante. Il sera député de la première Constituante, puis conseiller à la présidence sous Ahmed Benbella, avant de se démarquer définitivement du pouvoir après le coup d'Etat de 1965. Son départ de la Constituante fut motivé par les choix politiques qui l'ont fait réagir sur des questions concernant, écrivait-il, «l'acquisition de la nationalité et l'adoption de la peine de mort ». Alfred Bérenguer ne cachait pas, en parlant de nationalité, son opposition à l'article 2 de la Constitution stipulant que l'Islam est la religion de l'Etat. Son engagement sera un véritable combat pour les libertés dénonçant par là aussi les dictatures qui se chassaient l'une l'autre dans les pays, notamment en Afrique. Dans ses derniers moments de repli à l'abbaye des bénédictins, abandonnée en 1963 par son fondateur d'origine allemande dom Raphaël Walzer, il se consacra à la méditation et, pendant le reste du temps, il rédigeait ses articles à caractère biographique sur les grandes figures du passé maghrébin (Massinissa, Yaghmoracen, al-Idrissi ou Léon l'Africain?) qu'il publie sur les pages du journal El moudjahid.

L'âge et la maladie n'avaient point émoussé son engagement de paroissien. C'est ainsi qu'il participa, avec un petit groupe d'amis, à la création de l'association Ahbab Attourath (Les amis du patrimoine). Son objectif était, avec d'autres acteurs, de donner une impulsion au militantisme associatif. A son retour définitif, en 1975, à Tlemcen après un séjour à Oran où il fut, pendant plusieurs années attaché à l'enseignement de la langue espagnole à l'université il relança l'association Pax ou Dar Salam pour les échanges et le dialogue inter-religieux, à l'abbaye de Saint-Benoît fondation censée aujourd'hui perpétuer son message de paix.

Fasciné par l'histoire, il savait parfaitement que son pays n'était pas un terrain «ex nihilo» et que le peuple algérien chemine un itinéraire millénaire à travers une longue histoire et une culture. Ce souci de la mémoire et du passé le fera autrement réagir, un jour, au delà des liens de l'Eglise, face à son confrère, père P. J. Lethielleux, le curé de la paroisse de Béni-Saf, déjà connu pour sa contribution à l'écriture de l'histoire de la ville de Laghouat (Paris, 1974, Guethner) et sur «Le littoral de l'Oranie occidentale» (fac-similé), sous l'égide du centre de documentation économique et sociale d'Oran, en 1974. Le père Berenguer avait, en effet, réagi contre des fouilles archéologiques clandestines dont les résultats furent l'objet d'une publication du professeur Pierre Salama (1917-2009) de l'université d'Alger, natif de Frenda. Les découvertes furent présentées au congrès d'archéologie sur le Limès et les voies romaines en Afrique ancienne, organisé à Lauzanne, en 1972. Père Alfred Bérenguer, ce passionné d'histoire de l'Algérie, connaissait parfaitement ce site de l'époque romaine, situé dans la commune de la ville côtière Béni-Saf, ville natale de son ami Jean Senac (1926-1973) qui rejoint lui aussi en 1955 la cause nationale. Sur les traces découvertes, l'abbé publie en 1952 un article dans la revue les «Amis du vieux Tlemcen».

L'Abbé laissa une riche bibliothèque ainsi que plusieurs manuscrits dont il souhaitait la publication avant sa mort. Son livre intitulé «Un curé d'Algérie en Amérique latine», paraissant en 1964 édité par la S.N.E.D connut un grand succès. «Un homme de liberté» est le titre d'un autre livre publié sous la forme d'un entretien qu'il accorda en 1993 à l'historienne Geneviève Dermendjian, paru aux éditions Centurion (France). D'un intérêt biographique, ce dernier offre une lecture très intéressante sur les problèmes de l'Eglise et surtout l'attitude du Vatican à l'égard des peuples confrontés aux inégalités et à l'injustice.

A Tlemcen, sa ville d'adoption, il participa activement à l'organisation de la première semaine culturelle en 1966, animant lui-même plusieurs conférences et rencontres aux côtés d'éminentes figures algériennes de l'histoire et de la littérature dont Kateb Yacine, Mahfoud Keddache, Pierre Salama, Hachemi Tidjani, Mouloud Maameri... La fondation Dar Salam qu'il a fondée était un coin bien fréquenté, accueillant penseurs, écrivains, artistes? Il n'en est plus rien resté depuis de cette maison qu'il voulut un foyer vivant de partage et de rapprochement entre les religions.

La seule fois qu'il quittait l'Algérie depuis l'indépendance, c'était pour se faire soigner en France, avec un passeport algérien. Il mourra deux mois plus tard, formulant le vœu de se faire enterrer en Algérie, les durs moments de la décennie noire. Sa dernière volonté plaide de sa sincérité et de l'attachement fort qu'il manifestait à l'égard de son pays, l'Algérie. Son enterrement eut lieu, selon ses vœux, en présence de Monseigneur Teissier, cardinal d'Alger, et une foule d'amis et de personnalités de la société civile y est venue de partout accompagner sa dépouille au cimetière chrétien d'al-Kalaa.

L'Abbé Bérenguer, cet homme de liberté, de coexistence entre les peuples. Sa vie d'un riche parcours est un testament vivant laissé par un homme épris de paix en faveur de l'entente et de la libération des peuples du joug de l'oppression, principe de sa méditation. Il restera pour toujours cette figure historique qui, parmi d'autres intellectuels et hommes de combat encore dans l'oubli, mérite une place au panthéon de la mémoire de l'Algérie moderne, ouverte, tolérante et libre.

*Journaliste et auteur, ancien membre du Conseil national de la ligue des droits de l'homme (LADH)