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Bénali Fekar (1870-1942) : Un intellectuel algérien moderniste, précurseur

par El Hassar Bénali

Le début du XXe s. fut marqué en Algérie par l'essor de la pensée musulmane moderniste dont le théoricien du droit, de l'économie, journaliste et homme politique Bénali Fekar (1870-1942) en est un apôtre des plus en vue pour lutter en faveur d'un renouvellement de la pensée musulmane s'opposant à une lecture littéraliste imposée par les docteurs de la foi jouant le rôle de clercs.

Il manifestera largement ses idées en faveur d'un Islam libéré, des sciences, des arts, de la littérature, de la politique, de la philosophie. Pour ce moderniste la science, la raison est synonyme de dévotion et de foi. La religion, selon ses convictions, ne se résume point seulement en la prière, l'aumône obligatoire ou le pèlerinage mais réflexion sur les significations de la parole révélée (Ijtihad). Il propose à l'élite intellectuelle de faire ?'réémerger la civilisation enfouie et d'apprécier l'Islam à sa juste valeur».

?'L'usure ou ?' rîba ?' et ses conséquences pratiques», un livre écrit en 1908 dans le cadre de sa thèse en sciences politiques et économiques par le juriste, économiste et homme politique algérien Bénali Fekar est une thèse d'étude qui reflète sa pensée moderniste. Cet intellectuel qui n'est autre, en effet, que le frère cadet de Larbi fondateur du journal ?'el misbah ?' ( le flambeau ou la lanterne ) à Oran, en 1904. Natifs de Tlemcen, ils sont tous les deux descendants d'une lignée de savants d'origine andalouse cités par Yahia al-Wancharissi Tilimsani (XVe siècle) dans son livre ?'al-Miyar» (Pierre de touche des fatwas rendues par les savants de l'Andalousie et du Maghreb) dont le père Si Mohammed, un docte-légiste, faisait partie, à la fin du XIXe s., du cercle des premiers réformateurs algériens issus de la célèbre médersa ?'Tachfiniya» ( détruite en 1860 par l'armée coloniale sous prétexte d'urbanisme ) dont Cheikh Moulay Driss Bentabet, Abdelkrim al-Médjaoui, Abdelkader al-Midjaoui, cadi Chaoïb ibn Abdeldjalil Aboubekr....

Les deux savants al-Medjaoui, père et fils, étaient très engagés dans l'esprit de la réforme ; le premier qui a occupé pendant vingt années le poste de cadi-djama'a à Tlemcen s'est ensuite réfugié à Tanger avant de terminer sa vie à Fès-al-Qaraouyine où il sera le maître à penser de la première génération des réformistes marocains dont Mohamed Bensouda, Djaafar al-Kettani? . Son fils Abdelkader auteur de ?'Irchâd al?aliba» (Un livre d'orientation pédagogique, édité au Caire) compta parmi ses disciples Cheikh Abdelhamid Ibn Badis, Zekri, Bachtarzi? à Constantine. A Alger où sa vie s'achèva en 1913, il est fondateur du journal ?'al-Maghrib ?'. Cadi Choaïb, quand à lui, célèbre faqîh est l'auteur de nombreux ouvrages dont un commentaire sur le «Tawid» de Cheikh Bneyoucef Sanoussi (XIVe s) mais aussi d'un livre qu'il a consacré aux arts de ?' Zahratou rihane fi ilmi al-alane ?' ( La fleur de myrte dans la science des sons ). Il est parmi les doctes qui ont décerné ?'Taqrîd»ou une reconnaissance à Cheik Abdelhamid Ibn Badis, sur recommandation de son ami le savant Cheikh Mohamed Belkhodja de la ?'Zitouna' de Tunis.

Fils du réformiste de la première heure, Si Mohamed cité par le poète Mohamed Settouti, son élève, et qui tenait sa chaire à la mosquée de Sidi Bel Hacen, Bénali Fekar va, dans cette même continuité d'engagement, s'inscrire dans le mouvement des grandes remises en question appelées à transformer les idées, en vue de l'évolution du monde musulman. Sa haute formation (Le plus titré arabe de son temps: docteur en droit es sciences politique, économiques, lauréat de la faculté de droit de Lyon, en 1910, honoré par de nombreuses sociétés savantes) ajoutera à la crédibilité de son discours intellectuel contemporain et sa prise de parole politique.

C'est au cours de son séjour en France, à Lyon notamment, où il fut nommé professeur d'arabe, qu'il se distingua par sa culture et son ouverture d'esprit. Fier de ses origines, manifestant ostensiblement son costume arabe, la vieille capitale des soieries, patrie de la pensée libérale, lui a offert l'occasion de rencontres décisives avec des rares étudiants provenant de pays musulmans en quête de hautes études universitaires. Ces étudiants acquis aux idées des lumières vont constituer le noyau du mouvement des ?'Jeunes ?' égyptiens, algériens, tunisiens, qui dans leurs milieux vont exciter la regénération, le renouvellement de la pensée, enfin, le rêve de la libération de leurs pays encore sous le joug colonial. Sa rencontre avec le leader nationaliste égyptien, avocat et journaliste, Mustapha Kamil Pacha, fondateur du ?'hizb al-watani al-misri» sera le point de départ à son destin de militant ?'Jeunes-Algériens». En totale convergence de pensée avec son ami égyptien, il sera lié aussi à d'autres personnalités intellectuelles et politiques qu'il rencontra durant son séjour en France dont notamment le penseur pakistanais Mohamed Iqbal, le journaliste et homme politique Ismaël Ginsprinki de Bakti Saraï de Russie, Abdelaziz Chaouèche, Omar Lotfi Bey de l'école khédivale du Caire, les juristes et hommes politiques fondateurs du mouvement des ?'Jeunes» en Tunisie : Abdeldjelil Chaouèche, Mohamed Bach Hamba ?

Un Islam de progrès et de civilisation

Devant l'état d'infériorité du monde musulman, le combat politique et intellectuel considéré de son temps comme parmi les figures de proue du mouvement des «Jeunes-Algériens», Bénali Fekar était convaincu du rôle de la jeune élite éclairée libérale de double culture arabe et occidentale de progrès pour une réelle prise de conscience du monde musulman face à la réalité des problèmes de l'évolution moderne. ?'L'usure en droit musulman et ses conséquences pratiques» ( Arthur Rousseau, Paris, 1908) est l'une de ses œuvres de référence qui établit sa pensée moderniste en dehors, aussi, de ces autres publications à caractère de recherche et d'étude : La commande (al qirâd) en droit musulman ( Librairie nouvelle de droit et de jurisprudence ( Paris, 1910), L'œuvre française en Algérie jugée par un Arabe ( Rouen, 1905), De la richesse d'après le Coran, (Manuscrit, Lyon, 1912 ) ? Les moindres frémissements modernistes étaient couverts par cet avocat mais aussi journaliste publiant ses articles dans : le ?'Temps» ( actuel le Monde ), la revue du monde musulman, le Marin de Paris, Liwa ( L'étendard, Caire ), Dépêche de Lyon, Courrier, L'Islam ( journal créé par son ami Sadek Denden à Annaba, en 1911, paraissant ensuite à Jijel ), al-Misbah ? Le sujet le plus important qui a pris la place de premier plan dans ses études fut celui portant sur le ?'Ribâ»(L'usure ) car, en tant que théoricien du droit et homme politique, d'une culture religieuse très large, lui-même hafoudh, il considérait dans son livre ?'De la fonction de la richesse d'après le Coran»(1912) que : ?'la crise subie par le monde musulman il n'en est de plus grave que celle qu'il traverse en ce moment même, crise à la fois politique, économique, sociale et même religieuse».

Ce renaissant appelant à la modernité en tant que facteur de progrès refusant l'assimilation était opposé à toute politique d'assimilation ?' comment une minorité puisse assimiler une majorité, écrit-il, dans son livre» L'œuvre française jugée par un Arabe, Rouen, en 1905. Il insistait dans ses travaux d'études et publications sur les conditions générales peu modifiées qui imposaient aux Musulmans ?'la nécessité d'une sorte de conciliation entre les préceptes coraniques et la civilisation moderne».

L'islamologue Ignace Godziher (1850-1921), grand islamologue, considère la thèse de doctorat en science politique et économique sur l'usure comme «très savante et d'une grande importance» évoquant par là, ses propres travaux de recherches sur le sujet. Dans son livre ?' Le capitalisme et l'Islam» l'historien et sociologue français, Maxime Rodinson (1915-2004) fait également référence à cette étude dans laquelle le jeune penseur algérien Bénali Fekar adopte, note l'auteur de ?'L'Islam et le capitalisme ?', une attitude très critique à l'égard des exégètes qu'il fustige dans son livre, en écrivant : «(Ils) cherchent à confiner la science islamique dans des bavardages scolastiques stériles». Pris pour cibles, il considérait, en effet que ces derniers en raison de leur orthodoxie rigide, d'une lecture littéraliste, a figé l'esprit universel de l'Islam et cela, «en admettant une interprétation littérale des passages du Coran et des Hadiths».

D'une conduite morale élevée de par son éducation traditionnelle et sa formation moderne il est soucieux surtout de demander aux ?'Foqahas» détenteurs de la foi de trouver, dans une réflexion profonde et réaliste, la voie pour parvenir à l'éveil du monde musulman. C'est sur ce point qu'il y a dualité entre les modernistes et les savants traditionnalistes. Sa pensée réformatrice radicale représente un courant qui incarne à la fois la renaissance, l'évolution et l'humanisme.

Dans son œuvre sur l'usure suggère l»Idjtihad?', lorsqu'il écrit : «?Cela était inévitable avec la superposition de deux systèmes économiques, dont l'un est caractérisé par la production domestique qui domine chez les musulmans, et l'autre caractérisé par la surproduction que l'on constate chez les peuples avancés.»

«Si donc les idées économiques des auteurs musulmans se trouvent en contradiction manifeste avec le but poursuivi par le Coran et les Hadiths, le contact avec les peuples modernes accuse davantage cette antithèse».

Dans son analyse, il contredit le discours théologique élaboré par les exégètes sur la question, en affirmant : «On voit alors que c'est à tort qu'on attribue au Livre-Saint ce qui n'est dû qu'à l'imagination des auteurs scolastiques entraînés par leur zèle rigoriste à renchérir sur les dispositions du législateur. Leur seule excuse, il faut le reconnaître, réside dans les conditions de la production économique de leur temps. Leurs vues sont incompatibles avec nos conceptions modernes, mais non avec celles de leur époque».

«Aujourd'hui, sous la poussée vigoureuse de la renaissance musulmane, on tend à revenir à la source première de la législation de l'Islâm. Or, s'il est une question où le Coran ne donne lieu à aucune difficulté d'interprétation, c'est certainement en ce qui concerne l'intérêt du capital».

Le discours de cet intellectuel novateur est à la fois recherche et adhésion explicite aux dogmes. Il demande à l'élite de rechercher les moyens pour faire vivre le fait coranique avec tout ce qui est compatible avec la civilisation universelle. Refusant toute cléricalisation, il tente de défaire les théologiens littéralistes à l'origine de la dénégation du pluralisme des idées. Il écrit dans son livre : «Le Coran interdit une convention dont le caractère demeure illicite, et qui plus est, constitue un délit prévu et puni par les législations modernes et auquel la loi musulmane s'applique toujours. L'opération moderne est une simple participation aux bénéfices susceptibles d'être réalisés dans une opération qui intéresse à la fois le prêteur et l'emprunteur. Si tel est le sens littéral des passages du Coran qui condamnent l'usure, l'esprit de ces mêmes passages ne saurait comprendre à la fois l'usure telle qu'on la conçoit de nos jours et l'intérêt du capital? L'intérêt du capital est prélevé sur les bénéfices réalisés dans une entreprise commerciale ou industrielle. On ne peut donc pas la comparer au profit provenant du prêt de consommation uniquement visé par le Livre- Saint». Dans son approche critique du sujet, il tranche pour également, souligner : «?Il résulte de cette opposition qu'il y a une part de malentendu aussi bien chez ceux des écrivains musulmans qui sont adversaires de la légitimité de l'intérêt du capital que chez ceux qui en sont partisans. Autrement dit, le Coran ne considère que le prêt improductif procurant des bénéfices qui ne justifie aucun service rendu et sans qu'il en résulte un avantage quelconque pour la société. Tandis que les sciences économiques modernes ne se préoccupent que du prêt destiné à la production, c'est à dire à l'accroissement de la richesse générale. Il apparaît donc, d'ores et déjà, que l'intransigeance des premiers ne saurait durer plus longtemps sans nuire au relèvement économique et social des peuples musulmans et sans aggraver les conditions lamentables au milieu desquelles ils se débattent. Il faut, de plus, se rendre à l'évidence et reconnaître que si les conceptions primitives ont pu répondre à l'état économique de l'époque, les conditions actuelles les ont complètement modifiées pour donner le jour à une situation absolument différente».

Son engagement intellectuel et son combat politique auront été surtout de convaincre la jeune élite éclairée et libérale d'une réelle prise de conscience face à la réalité des problèmes d'évolution moderne du monde. C'est à cette interrogation qu'entend répondre le politologue Bénali Fékar quand il écrit, à propos de civilisation moderne : «Un terrible dilemme s'impose alors à l'attention des musulmans éclairés, conscients de la situation inférieure à laquelle l'Islam a été réduit, par suite du triomphe des doctrines rigoristes et de l'expansion au delà de leurs frontières des Etats européens en quête de nouveaux débouchés pour leurs productions de jour en jour de plus en plus considérables. Et ce dilemme se résume nettement en ces deux propositions : ou l'Islam a été faussé par une interprétation étroite, et alors il est devenu incompatible avec le progrès et l'évolution naturelle de toute société et ses adeptes seront ainsi fatalement réduits de plus en plus en servitude, ou l'Islam est au contraire compatible avec les idées modernes, et alors il faut le débarrasser des bandelettes dont l'ont enserré les docteurs au zèle tempéré». Pour ce moderniste l'Islam ne doit pas être le monopole des exégètes. En désacralisant l'interprétation, il propose la relecture critique des textes de référence. Autrement, selon ses conceptions, l'Islam ne devrait pas continuer à être le monopole ?'d'El- Qaraouyine», ?'d'El?Zeïtouna»? élevées au rang de grandes écoles au moyen-âge arabe autant l'enseignement qu'elles dispensèrent dans les temps modernes était resté nostalgique et passéiste.

De la question de l'usure ou «Ribâ» et de l'intérêt du capital

La modernité c'est également pour ce penseur moderniste musulman l'examen critique des textes de référence accréditant la thèse du retour à la Révélation, ?'et-Tenzil». Et, avec un aggiornamento simple, il explique : «? La religion musulmane est basée sur le Livre révélé, le Coran, et sur les traditions rapportées au Prophète. Le premier n'est pas généralement très explicite et par suite n'a pas fixé les limites précises à toutes les questions qui touchent aux formes de la société. Il est loisible, pour les esprits supérieurs de le commenter conformément à toutes les données du problème social; Quand aux traditions qui consistent dans l'étude des paroles et des actes du Prophète, elles n'ont pas l'autorité du Livre Saint, et par conséquent elles ne mettent presque pas d'obstacle aux innovations que nécessite l'évolution sociale». Pour mettre en valeur la dimension civilisatrice de l'Islam, il relève, par ailleurs : «La religion musulmane ne s'oppose nullement au progrès. D'ailleurs, la brillante civilisation à laquelle sont parvenus les Arabes est là, pour l'attester.

Le seul et unique obstacle consiste en l'ignorance profonde dans laquelle sont plongés les Musulmans depuis plusieurs siècles. C'est cette ignorance qui est la source de tous leurs maux». En parlant d'ignorance il fera sans doute allusion à la grande masse mais aussi aux Oulamas. Sur le plan général, la doctrine de ce soldat du progrès est aussi rationaliste.

Larbi partageait avec son frère le même idéal de combat en écrivant dans son journal «el Misbah» : «Il faut cesser de fixer le passé pour envisager l'avenir» et plus loin de dire également que : «l'état d'arriération n'est pas une fatalité». Nous lirons aussi : «Nos traditions ne souffriront nullement et encore moins nos convictions religieuses, en nous demandant si nous ne sommes pas dignes d'un meilleur sort». Bénali Fekar fera également allusion dans sa vision des problèmes de modernité «aux conceptions surannées des jurisconsultes» à leur intransigeance et à leur monopole étouffant tout esprit de libre examen. C'est cette intransigeance qui a fait perdre à la religion ses assises intellectuelles. «Assez de fixer le passé; il faut aussi envisager l'avenir. Le fatalisme tels que certains nous le reprochent, n'est pas chacun de nous le sait, celui que nous avons. Il nous est recommandé de ne pas nous décourager devant le malheur, mais non de nous immobiliser dans une contemplation passive» (al Misbah, 1904, n.34). Les deux frères Bénali et Larbi ne cachaient pas leur désir de rapprochement des deux «races», arabe et française.

Contre un Islam figé, soucieux d'appréhender l'Islam à sa juste valeur et, selon les exigences de notre temps, Bénali Fekar gardait l'espoir pour son avenir ?'Si l'évolution actuelle de l'Islam a eu un caractère surtout intellectuel, les résultats économiques sont appréciables mais non proportionnels aux progrès des idées.»

En parlant d'orthodoxie rigoriste, il fait allusion aux étaux juridiques qui étouffent et immobilisent l'Islam, l'empêchant de se revigorer parce que mal compris et qui ont confisqué à l'individu le droit inviolable de discuter des préceptes, de choisir entre telle ou telle doctrine de manière à répondre à ses besoins d'évolution et de progrès.

Bénali Fekar était favorable à un regain d'énergie de l'esprit face au poids des traditions imposées par les ?' Foqaha (s)». En rappelant l'héritage arabe de l'Europe, il cite aussi, souvent, Ibn Tofaïl (1110-1185) auteur de ?'Hay Ibn Yaqdân» (Vivant fils du vigilant) et l'aristotéliste Ibn Rochd (Avérroès) (1126-1198) dont la pensée des deux philosophes était au centre d'une formidable révolution de l'esprit dans l'Europe pensante, et essentiellement dans l'Europe chrétienne. Il fait allusion au courant sur lequel s'appuient leurs idées favorables à la raison pour la revivification de l'Islam et cela, contre le parti juridique des légistes ou du ?'Faqih», archétype du savant traditionnel, très peu adapté à l'évolution du monde. Plutôt attachés à la lettre du Coran, ces hommes du culte reflètent, selon ces conceptions, l'image personnifiée de la routine avec une vision du monde loin des valeurs de progrès, du meilleur vivre ensemble qui sont les biens communs de toute l'humanité. Dans sa vision d'avenir Bénali Fekar recommande aux musulmans de s'adapter au changement rapide des conditions économiques modernes :

«C'est un fait acquis que l'Islam est en pleine effervescence. Heurté de toutes parts par les puissances européennes, souligne Bénali Fekar dans son livre sur l'usure : «? dominé, assujetti il semblerait irrémédiablement réduit en tant que facteur social? L'Islam dont la civilisation brilla d'un vif éclat, fut arrêté brusquement dans son essor par la réaction orthodoxe qui en l'immobilisant, le condamna de longs siècles. Néanmoins, cette civilisation à laquelle l'Europe doit tant, ne fut pas complètement perdue. Elle se déplaça dans les Etats chrétiens du bassin méditerranéen, qui de disciples qu'ils étaient devenaient bientôt maîtres. Les musulmans sont incontestablement en retard vis à vis de l'Europe, mais d'eux?mêmes. Le contact de la civilisation occidentale durant toute la seconde moitié du XIXe siècle n'a fait qu'accentuer cette infériorité politique d'abord, puis économique».( L'usure en droit musulman et ses conséquences pratiques).

«Depuis une vingtaine d'années environ, leur indifférence ou même leur mépris pour tout ce qui était d'origine européenne s'est changé en curiosité. Ils constatent avec surprise combien ils se sont laissés devancer et cherchent à déterminer les causes qui ont pu amener cet état de choses. De cette soif ardente de connaître et d'étudier la civilisation moderne dont la lumière les gêne, les trouble momentanément, et dont ils discernent enfin de mieux en mieux les éléments constitutifs».

En faveur d'un Islam novateur conciliant religion et sciences

Au plan religieux, Bénali Fekar s'en prend à l'esprit de la masse pris, dit-il : «à l'étau d'une interprétation inévitablement exagérée des commentaires primitifs du Coran qui ont servi de modèles à tous ceux que les siècles suivants ont vu surgir et comme source à une doctrine d'ensemble transmise successivement de génération en génération, doctrine purement scolastique qui n'a rien perdu de son caractère moyenâgeux» (L'usure). Avec toujours des questionnements et en tant qu'esprit libre, il en appelle à réformer la pensée religieuse. A une situation nouvelle correspond toujours une conception nouvelle et c'est pourquoi, explique-t-il : «Depuis un certain nombre d'années les évènements politiques et surtout économiques imposent aux Musulmans la nécessité d'une sorte de conciliation entre les préceptes coraniques et la civilisation moderne». Il ajoutera, en ce sens : «Les efforts faits sont multiples mais non coordonnés. Ils ont aussi un caractère de vulgarisation et non de recherches en vue d'édifier une thèse générale basée sur des principes directeurs. C'est le reproche le plus grave qu'on puisse adresser aux publicistes musulmans». Dans son analyse traitant des conséquences pratiques du ?'Ribâ», il écrit: «La doctrine moderne devant le développement considérable des échanges commerciaux entre les peuples d'Orient et ceux de l'Occident se voit dans la nécessité de plus en plus impérieuse d'adopter les théories économiques de notre époque, sinon dans leur intégralité, du moins dans les limites où elles sont compatibles avec les principes de la loi musulmane. Le relèvement social des peuples musulmans et leur avenir les obligent même au risque de heurter de front certaines dispositions quasi-intangibles. C'est la raison qui fait que certains musulmans vont jusqu'à proclamer, peut-être trop hâtivement, la liberté de l'intérêt du capital. Au point de vue purement doctrinal, la question entre dans une phase intéressante. Il s'en faut et de beaucoup, que la majorité des écrivains modernes soit favorable à sa légitimité. Le parti de la résistance a meilleur jeu que celui qui s'accommode des idées nouvelles». A propos du prêt à intérêt, il note: ?'?qu'il n'est pas douteux que les gouvernements jeunes musulmans de Turquie, de Perse, d'Egypte? adopteront, s'ils ne l'ont déjà fait, dans ce sens les dispositions des codes de commerce des Etats occidentaux, sans soulever aucune objection de la part de leurs ressortissants? et que le formalisme rigoureux du dogme musulman s'exerce de préférence dans le domaine purement civil'.

Ayant une admiration particulière pour le renaissant-réformiste égyptien, muphti du Caire, Cheikh Mohamed Abdou, il écrit dans son livre : «Mohamed Abdou, grand Muphti d'Egypte, est mort en 1905. C'était un grand savant musulman dont les idées libérales furent vivement attaquées il y a une quinzaine d'années. Un revirement d'opinion s'opère en ce moment en sa faveur dans le monde jeune-musulman. C'est un indice particulièrement intéressant à retenir dans l'évolution actuelle de l'Islam. Abdou s'est efforcé de concilier la religion avec la science continuant ainsi la tradition des grands philosophes Arabes». Dans son livre inédit intitulé «De la fonction de la richesse d'après le Coran» (1912), Bénali Fekar attribue les causes du déclin du monde arabe aux crises profondes qu'il a traversées et ?'dont il n'arrive à sortir que, difficilement». Il explique ?'.... Il n'est pas indifférent pour nous, de rechercher dans quelle mesure les peuples que régit la législation musulmane, sont susceptibles de développer leur faculté de production.

L'heure est particulièrement intéressante, car même les Etats musulmans qui ont pu sauvegarder leur indépendance politique, subissent depuis longtemps, de par le fait même de leur mauvaise organisation économique vu le contrôle pur et simple de leur gestion financière, une atteinte grave à leur souveraineté de la part de leurs puissants voisins».

A propos toujours de la crise du monde musulman, il note : «Les efforts faits dans ce sens sont multiples mais non coordonnés. Ils ont aussi un caractère de vulgarisation et non de recherches en vue d'édifier une thèse générale basée sur des principes directeurs». Il ajoutera en conclusion sur ce passage «que les pays musulmans doivent garantir les conditions dont dépend la prospérité économique d'un pays : la sécurité, un gouvernement et un gouvernement soucieux des intérêts généraux, une éducation sérieuse et une préparation dans ce but». «L'adaptation des principes de l'Islam à l'évolution du monde moderne rend nécessaire, dit-il, de remonter à la source de cette législation, le Coran, pour apprécier la valeur des prescriptions qui y sont édictées au point de vue économique en général et de la richesse en particulier. L'intérêt qui pourra s'attacher à cette étude réside uniquement dans l'essai d'une interprétation purement objective. Une critique un peu plus large et un peu plus conforme à la portée générale des versets du Coran relatifs à la fonction de la richesse répondra beaucoup mieux à l'esprit du Livre Saint et à la réalité des choses telle que les idées et les faits modernes nous l'imposent. Et si cet effort contribue à atténuer les excès et les rigueurs des auteurs scolastiques, à écarter certaines préventions dont il faut porter la responsabilité sur leur œuvre, nous aurons atteint notre but» (De la fonction de la richesse d'après le Coran, 1912).

L'étude des facteurs de la civilisation moderne

«Un des plus graves reproches que l'on puise adresser aux écrivains musulmans contemporains, écrit-il dans sa thèse de doctorat en droit sur l'usure, c'est de ne pas insister suffisamment sur les modifications profondes des conditions économiques modernes». «Si, à la rigueur, les auteurs scolastiques ont pour excuse les conditions générales de la situation économique de leur époque, de leur milieu, il ne saurait être de même de nos jours, écrira-t-il, où les musulmans éclairés se doivent d'étudier consciencieusement tous les facteurs de la civilisation moderne. Or, les plus importants de ces facteurs sont d'ordre économiques». Ces facteurs étant au cœur du développement des sociétés modernes, il souligne: «A l'heure actuelle, les écrivains musulmans discutent passionnément le problème de la légitimité de l'intérêt du capital, ils se posent mal la question en négligeant de considérer la situation économique successivement au double point de vue du droit islamique et du droit moderne. Ils enlèvent ainsi à leurs arguments toute leur force et toute leur valeur».

«Il faut en vérité, rechercher ce que le Livre-Saint a entendu défendre puis se demander si ce qu'il prohibe répond exactement à ce que l'on comprend actuellement par intérêt du capital. Le Coran interdit une convention dont le caractère demeure illicite, et qui plus est, constitue un délit prévu et puni par les législations modernes et auquel la loi musulmane s'applique toujours. L'opération moderne est une simple participation aux bénéfices susceptibles d'être réalisés dans une opération qui intéresse à la fois le prêteur et l'emprunteur» explique-t-il dans son livre sur ?'L'usure». En tant qu'analyste Bénali Fekar considérait que parmi les facteurs de la civilisation moderne les plus importants sont d'ordre économique. C'est alors qu'il souscrit vivement, dès le début du vingtième siècle, à l'idée de ?'la convocation d'un congrès universel où l'on agiterait toutes les questions relatives à l'éducation économique des Musulmans?'. Le promoteur de cette idée était Ismaël Gasprinski directeur du journal ?'Terdjumân» de Bakhti ? Seraï (Russie). Au sujet de ce congrès qui devait se tenir au Caire, il écrit : ?'C'est là une des manifestations les plus significatives de la renaissance musulmane?'. «?d'un congrès universel pour agiter, souhaitait-il, toutes les questions relatives à l'éducation économique des musulmans» (L'usure).

Dans son œuvre toujours d'actualité, autant le débat sur la question est toujours posé, Bénali Fekar fait remarquer que les écrivains canonistes n'ont jamais aperçu ou étudié dans le fond les phénomènes économiques ; c'est ainsi qu'il reprochait aux exégètes traditionnalistes : ?'leur apparente ignorance des grands évènements du monde contemporain et à d'autres leur posture de refus radical». ?'Les tendances universalistes de l'Islam sont pour eux, considérait-il, terre inconnue». Bénali Fekar était certes, conscient de l'étude que l'élite musulmane devait faire consciencieusement, de tous les facteurs de la civilisation. Il est ainsi le premier à appréhender de front l'étude des problèmes posés par l'usure et l'intérêt du capital dans un monde ou le monde musulman paraissait absent ou démissionnaire. Sur ce point, il écrit: «? d'autres traits communs existent entre les auteurs musulmans et les docteurs de la fin de la période médiévale. L'usure entre autres est condamnée pour les mêmes raisons. Et toute rémunération du capital est prohibée. On sait que c'est seulement vers le milieu du 19ème siècle que l'Eglise en a reconnu la légitimité. Quant à la doctrine musulmane, malgré la pratique courante de l'intérêt du capital dans les transactions commerciales, elle ose à peine établir une distinction entre la nécessité économique et l'usure proprement dite. Cependant, le contrat de commandite en droit musulman admet une rémunération pour les capitaux mis à la disposition de l'argent commandité». «?En s'attachant uniquement à l'esprit des termes coraniques, en développant exclusivement le côté religieux, écrit Bénali Fekar, les auteurs musulmans en ont détourné souvent le sens et la portée. Aussi leur interprétation exclusivement scolastique est-elle par trop restrictive. Leur thèse, en ne tenant aucun compte des conditions économiques et sociales de la vie dans l'Arabie anté-islamique, ne saurait être acceptée plus longtemps sans risquer de condamner les musulmans à l'immuabilité la plus absolue avec toutes ses conséquences».

Dans la plupart de ses écrits, Bénali Fékar réagit, toujours dans son livre ?'De la fonction de la richesse d'après le Coran», contre non seulement la sclérose scolastique mais également contre le zèle excessif d'un grand nombre de croyants. Dans ce livre, inédit à ce jour, il traite des facteurs liés à la notion de la richesse et des controverses sur le sujet entre les Sunnites (orthodoxes) et les «Motazelites» (rationalisants), de la doctrine sunnite et le fatalisme, du malthusianisme chez les Arabes païens ?

En combattant les idées reçues, les clichés, il considérait que l'idée de modernité n'était pas l'apanage du monde occidental laïc. Il considérait les facteurs d'ordre économique comme les plus importants et cela, en écrivant : «vous remarquerez que c'est cette infériorité économique qui est la véritable cause de leur infériorité politique». Dans un article publié dans la revue du monde musulman en 1909, il explique sans complexe, avec un certain espoir: «Comme tous les musulmans, les Algériens commencent à concevoir que l'Islam n'est pas l'immuabilité avec le progrès (Taqaddoum) qui apparaît maintenant comme unique moyen de salut, car seul il peut leur assurer une existence moins pénible sans négliger pour cela leurs devoirs en vue de l'autre monde. C'est le crédo de l'esprit nouveau qui s'infiltre depuis de nombreuses années dans le monde musulman et dont les manifestations éclatent aux yeux de tous avec une intensité et une rapidité que la logique la plus rigoureuse à peine à expliquer».

*Journaliste - écrivain

Auteur : - Le rêve moderniste en Algérie. Ed. Paf, Paris, 2016.