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La taxe d’ajustement frontalier, une mauvaise idée pour l’Amérique et au-delà

par Nouriel Roubini*

NEW YORK - Les USA sont peut-être sur le point d’appliquer une taxe aux frontières appelée taxe d’ajustement frontalier (BAT, border adjustment tax).

Cette mesure pénaliserait les entreprises américaines importatrices et favoriserait les entreprises exportatrices, car elle inclut une exemption fiscale sur les bénéfices réalisés à l’étranger et les produits destinés à l’exportation. Le parti républicain qui détient à la fois le pouvoir exécutif et le pouvoir législatif considère que la BAT est un élément important de la réforme de l’impôt sur les sociétés qui améliorerait la balance commerciale des USA tout en stimulant la production intérieure, les investissements nationaux et l’emploi. Le parti républicain se trompe.

Le projet de BAT est très contestable. De même que d’autres réformes envisagées, il transformerait l’impôt sur les revenus des sociétés en un impôt sur les flux de trésorerie des sociétés (avec un ajustement aux frontières) qui serait lourd de conséquences pour la compétitivité et la rentabilité des entreprises américaines.

Les impôts des entreprises (par exemple les magasins de vente au détail) et des secteurs importateurs augmenteront considérablement, et dépasseront dans certains cas leur marge brute. Par contre ceux des entreprises et des secteurs exportateurs (par exemple la production manufacturière) chuteront. Cette divergence est injustifiable et inéquitable.

Des études montrent que si la taxe aux frontières est adoptée, ce sont les Américains les plus pauvres (ceux appartenant à la tranche des 10% des revenus les plus bas) qui en partiront le plus. Pourtant elle a été présentée comme un moyen de compenser la baisse de la taxe sur les sociétés soutenue également par les républicains, qui va bénéficier aux plus riches.

Pire encore, cette taxe ne protégera pas les entreprises américaines de la concurrence étrangère. Selon la théorie économique, cette taxe devrait conduire en principe à une hausse équivalente du dollar, ce qui annulerait ses effets sur la compétitivité relative des importations et des exportations.

Les conséquences financières de l’appréciation du dollar seraient importantes. La plupart des actifs étrangers détenus par les investisseurs américains étant libellés en devises étrangères, leur valeur totale pourrait diminuer de plusieurs milliers de milliards de dollars. Et la dette libellée en dollar des pays émergents gonflerait, ce qui pourrait provoquer des difficultés, voire des crises financières, pour les plus endettés d’entre eux.
Même si l’appréciation du dollar était inférieure au taux de la taxe aux frontières, la hausse du prix des importations entraînerait une hausse du taux d’inflation durant une période. D’après certaines études, la première année de l’application de cet impôt pourrait voir une hausse du taux d’inflation de 1% ou même davantage. La Réserve fédérale pourrait réagir en augmentant ses taux directeurs, ce qui entraînerait une hausse des taux d’intérêt à long terme et exercerait une pression supplémentaire à la hausse du dollar.

La taxe aux frontières perturberait énormément les chaînes mondiales d’approvisionnement développées par les entreprises au cours des dernières décennies. En s’opposant à l’optimisation de la répartition du capital et de la main d’œuvre par les entreprises (la principale cause des délocalisations), cette taxe aurait un coût social considérable pour les USA ainsi que pour l’économie mondiale.

Enfin elle viole la réglementation de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) qui n’autorise une taxe aux frontières que sous la forme d’un impôt indirect comme la TVA mais pas sous la forme d’un impôt direct comme l’impôt sur les sociétés. L’OMC déclarera probablement que cet impôt est illégal. Les USA pourraient alors être confrontés à des mesures de rétorsion qui pourraient atteindre 400 milliards de dollars par an ; ce serait un coup important porté à la croissance aux USA et dans le reste du monde.

Dans ces conditions, quelle est la probabilité que ce projet soit adopté ? Il bénéficie du soutien de la majorité républicain au sein de la Chambre des représentants, mais nombre de sénateurs républicains s’y opposent. Dans les deux Chambres du Congrès les démocrates voteront probablement contre l’ensemble de la réforme de l’impôt sur les sociétés, dont la taxe aux frontières.

L’exécutif lui aussi est divisé sur ce projet, les conseillers les plus protectionnistes du président Trump y sont favorables, tandis que les plus ouverts à l’international s’y opposent. Et Trump lui-même a envoyé des signaux contradictoires.

Le désaccord s’étend aux milieux d’affaires, les entreprises exportatrices défendent cette taxe, tandis que les entreprises importatrices y sont défavorables. Et au sein de la population les ménages à revenu faible ou moyen devraient s’opposer à une réforme qui conduirait à une hausse des biens importés bon marché, tandis que les ouvriers favorables à Trump, en particulier dans le secteur manufacturier, pourraient la soutenir.

Enfin, les arguments en faveur de la taxe aux frontières ne sont pas très solides - beaucoup moins que les arguments qui s’y opposent. Cela évitera peut-être qu’elle ne soit adoptée ; mais pour autant les partisans résolus du protectionnisme au sein du gouvernement américain ne disparaîtront pas. Même si le projet est rejeté, le risque d’une guerre commerciale préjudiciable à tous est toujours là.

Traduit de l’anglais par Patrice Horovitz
*Président de Roubini Macro Associates et professeur d’économie à l’université de New York (Stern School of Business, NYU).