Envoyer à un ami | Version à imprimer | Version en PDF

La politique de l’historidice

par Richard N. Haass*

NEW YORK – Dans l’actuelle tourmente planétaire, le Moyen-Orient connaît une détresse sans égal. L’ordre issu de la Première guerre mondiale se désintègre actuellement dans la majeure partie de la région. Les populations de Syrie, d’Irak, du Yémen et de Libye en payent lourdement le prix.

Le présent et l’avenir de la région ne sont néanmoins pas les seules victimes de la situation. Les violences d’aujourd’hui martyrisent également son passé.

L’État islamique (EI) est précisément déterminé à détruire tout ce qui n’apparaît pas suffisamment islamique à ses yeux. L’exemple le plus tragique n’est autre que le temple de Bêl situé à Palmyre, en Syrie, autrefois majestueux. À l’heure où j’écris ces lignes, la ville nord-irakienne de Mossoul sera bientôt libérée, après deux années de règne de l’EI ; mais trop tard pour voir sauvées les nombreuses sculptures d’ores et déjà détruites, les bibliothèques incendiées, et autre tombeaux pillés.

La destruction des biens culturels ne se limite malheureusement pas au Moyen-Orient. En 2001, le monde assistait avec effroi au dynamitage des Bouddhas colossaux de Bâmiyân par les talibans. Plus récemment, les islamistes détruisaient détruit plusieurs tombeaux et manuscrits à Tombouctou. Cette œuvre d’anéantissement est aujourd’hui menée par l’IE dans une mesure sans précédent.

Prendre le passé pour cible n’est pas un comportement nouveau. Il y a plus de 2 000 ans, Alexandre le Grand détruisait la majeure partie de celle que l’on appelle aujourd’hui Persépolis. Les guerres de religion qui ont ravagé l’Europe au fil des siècles ont également conduit à la disparition de nombreuses églises, icônes et tableaux. Staline, Hitler et Mao n’ont eu de cesse de saccager un patrimoine et des œuvres d’art associés à une culture et à des idées considérées comme dangereuses. Il y a un demi-siècle, les Khmers rouges ont pour leur part démoli des temples et monuments dans tout le Cambodge.

En réalité, cette tendance que l’on pourrait appeler « l’historicide » est aussi compréhensible que perverse. Ceux des dirigeants qui entendent façonner une société autour d’un ensemble nouveau d’idées, d’allégeances et de formes de comportement ont besoin de réduire à néant l’identité existante de l’individu adulte, et empêcher la transmission de cette identité à la jeunesse. La destruction des symboles et expressions de cette identité et des idées qu’elle incarne constitue pour les révolutionnaires une condition préalable à l’instauration d’une nouvelle société, culture et/ou forme de gouvernement.

C’est la raison pour laquelle la sauvegarde et la préservation du passé sont fondamentales pour ceux qui entendent faire échouer l’actuelle menace fanatique. Les musées et bibliothèques représentent une richesse inestimable non seulement en ce qu’ils abritent et exposent la beauté des objets, mais également parce qu’ils protègent l’héritage, les valeurs, les idées et les discours qui font de nous ce que nous sommes, et nous aident à transmettre cette connaissance à ceux qui nous succèdent.

Les gouvernements répondent principalement à cet historicide en luttant contre le trafic d’œuvres et objets d’art volés. Cette démarche est judicieuse pour de nombreuses raisons, notamment parce que ceux qui détruisent des sites culturels, ceux qui réduisent en esclavage et assassinent hommes, femmes et enfants, puisent bien souvent les ressources dont ils ont besoin dans les trésors qu’ils dérobent. Le Convention de La Haye de 1954 appelle les États à ne pas cibler les sites culturels, et à ne pas les utiliser à des fins militaires en y installant par exemple des soldats et des positions de combat, ou en y stockant des armements. L’objectif est clair : protéger et préserver le passé.

Seulement voilà, il ne faut pas surestimer le poids de tels accords internationaux. Ils ne s’appliquent en effet qu’aux États qui choisissent de s’y conformer. Aucune sanction n’est imposée à ceux qui ne respectent pas la Convention de 1954, comme l’Irak et la Syrie, ni à ceux qui se retirent de cet accord, lequel n’appréhende d’ailleurs pas la question des acteurs non étatiques (tels que le prétendu État islamique). En outre, aucun mécanisme d’action n’est prévu lorsqu’une partie à la Convention, ou tout autre acteur, agit en violation du texte.

Difficile et triste réalité, bien que le terme soit fréquemment employé, nous ne pouvons pas à ce jour véritablement parler de communauté internationale. En effet, comment un monde incapable d’honorer sa responsabilité de protection des êtres humains, échec récemment observé en Syrie, serait-il en mesure de s’unir autour de la préservation des sculptures, manuscrits et autres œuvres d’art ?

Aucun autre choix n’est possible que de stopper ceux qui entendent anéantir les biens culturels. Face aux principales menaces actuelles pour le passé, ceci implique de dissuader les jeunes que le radicalisme pourrait séduire, d’assécher le flux des recrues et ressources des groupes extrémistes, de convaincre les gouvernements de créer des unités policières et militaires de protection des sites les plus précieux, et, lorsque cela est possible, de frapper les terroristes avant qu’ils ne passent à l’action.

Lorsqu’un gouvernement représente lui-même une menace pour des sites culturels, l’outil approprié doit être celui des sanctions. Mise en accusation, poursuite en justice, condamnation et emprisonnement des coupables d’une telle destruction peuvent se révéler dissuasifs pour autrui – mesures comparables à celles qui s’appliquent en matière de protection des personnes face aux violences.

Dans l’attente, l’historicide demeurera une menace et, comme nous l’observons actuellement, une réalité. Le passé restera en danger. C’est en ce sens qu’il n’est différent ni du présent, ni de l’avenir.
Traduit de l’anglais par Martin Morel

*Président du Conseil des relations étrangères, est l’auteur de l’ouvrage intitulé A World in Disarray: American Foreign Policy and the Crisis of the Old Order