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L'Algérie revient à l'esprit souk el-fellah

par Abed Charef

Le gouvernement a basculé dans la mode des restrictions commerciales et des licences d'importations. Il réinvente l'esprit souk el-fellah.

Banane, mayonnaise, moutarde, ketchup, pomme de terre, ail. Non, il ne s'agit pas des ingrédients nécessaires pour réaliser une recette à l'approche du Ramadhan, mais des sujets qui dominent l'actualité du pays, à la veille des élections législatives de mai 2017, sur fond de rumeurs persistantes concernant l'état de santé du Président Bouteflika.

Pour justifier sa politique de licences d'importation, et répondre à la hausse des prix de certains produits, le très médiatique ministre intérimaire du Commerce, Abdelmadjid Tebboune, s'est montré scandalisé en faisant un simple état des lieux. Il est «insensé de dépenser 200 millions de dollars pour importer mayonnaise, moutarde et ketchup», a-t-il dit selon des comptes-rendus de presse. Il s'en est, également, pris aux importations de «voitures ferraille» qui ne répondent pas aux normes, pour en conclure qu'il est nécessaire de «déterminer les besoins pour mettre un terme au gaspillage». Comment s'y prend-il ? M. Tebboune s'inscrit dans la pensée souk el-fellah. L'Etat sait ce qu'il faut, il connaît les besoins du citoyen en bananes, en véhicules et en pomme de terre. Il a le pouvoir de faire, et il fait ce qui est nécessaire. Cela se traduit par des interdits, des restrictions, des contingentements. Et cela aboutit, immanquablement, aux mêmes résultats : pénuries, explosion des prix, déstabilisation du marché.

Bon et mauvais importateur

Mais M. Tebboune n'en a cure. Il persiste. Il veut montrer sa détermination à agir. Il promet de réserver l'activité aux importateurs «réguliers et qualifiés», et en expulser les «importateurs opportunistes». «Nous ne pouvons pas mettre ces importateurs, réguliers et qualifiés, sur le même pied d'égalité que les importateurs opportunistes, qui importent des containers de bananes pour les commercialiser au niveau des ports, avant même le déchargement», dit-il. Il prévoit ainsi des mesures pour «assainir le secteur des pseudo-importateurs, qui ne sont pas du métier et dont le seul souci est le gain rapide, aux dépens de la Santé publique». Cette démarche, typique de la bureaucratie algérienne, envers les commerçants, a déjà mené à l'impasse. Mais elle est reconduite. Elle a un avantage : elle permet à l'administration de distribuer les quotas, de décider qui va importer combien de bananes, combien de véhicules, et quels montants consacrer au poivre noir et à la moutarde. Seul le bon sens n'est pas disponible à l'importation.

Spéculateurs fictifs

Une des méthodes les plus usitées consiste à s'en prendre aux fameux «spéculateurs». Des gens à l'affût, des réseaux dormants, prêts à prendre le citoyen à la gorge, à en croire un discours, en vigueur depuis les années 1970. Sauf que ces spéculateurs n'existent pas : il a été impossible de vérifier une information selon laquelle un gros spéculateur, ayant stocké 21.000 tonnes de pomme de terre, aurait été arrêté la semaine dernière et sa marchandise saisie. http://bit.ly/2n0nU26. Mais la publication de cette information a eu un impact certain. Elle a permis de montrer que l'Etat est là, présent, avec une main ferme.

En outre, le discours sur les spéculateurs rapporte gros, particulièrement, en cette veille d'élections. Le discours sur la spéculation a même été mis à jour, avec l'apparition des fameuses «mafias»: mafia du ciment, mafia de la semoule, mafia de la pomme de terre. Ces mafias existent-elles réellement ? Sont-elles si puissantes ?

Le nœud du problème

La réponse n'a aucun intérêt. Par contre, ce qui serait intéressent, c'est de rappeler que ces réseaux profitant de ces distorsions de l'économie algérienne sont la création du gouvernement. Ce sont les décisions du gouvernement qui donnent naissance à une apparition de la rente, et des rentiers. Le gouvernement peut les éliminer en prenant deux décisions : bannir l'interdit, et ne plus subventionner le dinar. Car la plupart des distorsions de l'économie algérienne sont le résultat d'un dinar surévalué, ce qui encourage les importations, décourage la production locale et les exportations, et instaure une concurrence pour le contrôle de la rente. S'attaquer au dinar risque, cependant, d'être coûteux, avec un risque sérieux de menace sur la paix sociale. Cela entraînerait des augmentations de prix en cascade dans l'immédiat, ce que le gouvernement ne peut assumer. Mais sur le long terme, les bénéfices en seraient énormes.

Non seulement c'est la clé de l'assainissement de l'économie algérienne, mais cela sonnerait surtout la fin de cette honte nationale, qui amène des membres du gouvernement à parler du prix de l'ail et des importations de mayonnaise plutôt que de s'occuper des grands enjeux de l'économie algérienne.