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La dictée de mon père

par El Yazid Dib

«Pendant le vivant de votre père, observez avec soin sa volonté ; après sa mort, ayez toujours les yeux fixés sur ses actions» Confucius

23 février 1967. 23 février 2017. 50 ans de solitude et d'isolement paternels. Le monde se désemplissait pour moi sans avoir à connaitre en son temps le grand dépeuplement qui allait m'habiter.

C'est à un âge avancé que l'on sent mal les affres de l'absence. C'est à cette station que, gelés les regards se perdent, que les regrets comme l'haleine d'un souffle qui s'éteint rejaillissent amères d'un passé très lointain.

J'allais sur mes treize piges lorsqu'il est parti. Un jour où le cirque Ammar plantait ses décors dans l'immense champ qui allait servir un temps d'assiette foncière au « Kremlin » pour devenir actuellement le siège de la daïra de Sétif. Il ne faisait pas trop froid. Ma tête d'enfant ne comprenait pas ce qui se passait. La mort était là, dans notre demeure mais n'arrivait pas à étendre sur moi ni ses linceuls ni ses agonies. Mon père n'était pour moi qu'un eternel malade, alité à l'hôpital civil de la ville que je ne pouvais visiter qu'une fois enfouis sous la mlaya de ma mère, échappant ainsi à l'œil regardant des vigiles d'accès. Je ne l'ai pas eu comme ami, ni encore moins comme complice de mes bêtises ou de mes nombreuses tares.

Lorsque je venais d'avoir mon premier jour, il avait 51 ans. Benjamin que j'étais, je supposais que toute la tendresse d'un « vieux papa » devait se porter sur le nouveau-né malgré la profusion de sa fratrie. Il est difficile pour moi de creuser au loin de mes pâles souvenirs pour en extraire des photos claires ou des instants bien établis. Je me souviens de ces jours de l'aïd où nonobstant l'indigence qui caractérisait à l'époque tout le corps social indigène, il venait me faire vêtir de nouvelles fringues d'entre un p'tit short en été ou un pantalon velours en hiver, de claquette ou de botte en nylon. Ceux-ci devaient également servir de tenues pour la rentrée scolaire. Mon père n'était pas riche malgré son rang de copropriétaire d'un café maure sis en plein centre de la ville et l'un des premiers à Sétif (Qahouet Lemharga). Il n'était pas lettré, mais savait se comporter comme tel. Son unique souci, je le devinais était d'assurer santé et nourriture à sa nombreuse progéniture.

Un demi-siècle après, Je reste toujours, cet enfant dans les rides d'un adulte. Je ne grandis pas, je vieillis. Je cherche perclus d'une main, un sourire, une tendresse et de l'autre un rempart aux débris de ma forteresse. Sans m'efforcer, je garde encore intactes les menues paroles vagues parfois, décisives tout le temps qu'il prodiguait en ma présence face à ses interlocuteurs. Je ne me rappelle pas l'avoir entendu tergiverser sur une situation qui recommandait une décision. A moins de 13 ans je l'ai vu se comporter avec mes ainés d'une façon fortement responsable. Certes ferme, mais assumée avec toute conviction et conscience. Il était le maitre, le patron de la maison, de la famille et des avenirs des uns et des autres. J'ai retenu de lui ce que je qualifie comme première leçon de respect, d'économie et de gestion. L'un ou l'autre de mes frères travailleurs se devait de lui remettre à chaque échéance de paiement de sa mensualité, tout le montant, en son entièreté. Debout envers son paternel, le frangin attendait le comptage qu'il faisait. Soudainement je voyais mon père d'une main agile et prompte faire voler, d'un jet sec les quelques billets sur la face du donneur. Il en manquait quelques sous. Le donneur travailleur les ramassait sans dire mot, sortait pour revenir un temps après avec la totalité de sa solde. Il n'en manquait aucune unité. Le père recomptait, le compte était bon, plaçait la liasse sous son oreiller et d'un sourire large et d'une grande magnanimité, il tendait un billet d'une centaine de sous à mon frère avant de lui avoir suggéré d'aller suppléer à ses besoins de coiffeur, de bain, de vêtements tout en lui assenant me semblait-il comprendre : «comme ça c'est bien? les bons comptes font le bon fils». J'ai gardé de cette sentence que la négation de soi vis-à-vis d'un père n'est pas un effacement de son être ou une entorse à sa liberté. Ce n'est qu'une obéissance sans failles, un placement volontaire de son existence au seul et exclusif service parental.

Lorsque j'étais à l'école et commençant à lire et à écrire, il ne pouvait me faire apprendre mes leçons ou mes récitations. Il n'a fréquenté aucune école, sauf celle de la vie, du travail et de son monde extérieur. Cafetier par son métier, il savait porter la cravate et le papillon, les vestons smoking et la brillantine. Sa manière de contrôler mon assiduité scolaire ou mon intérêt à l'école était de me dicter des lettres qu'il me faisait dire envoyer à ses fils installés en France. Je m'appliquais à ce difficile exercice. D'abord traduire, puis transcrire. A chaque phrase écrite, obligation m'était faite de faire sa lecture et sa relecture. Il comprenait bien le français parlé. Pénible était pour moi cette séance de rédaction. Je commençais déjà a ramasser mon langage et collectionner mes mots et toute une terminologie. Avec le temps j'ai compris que derrière chacune de mes chroniques il y a l'ombre de la dictée de mon père. Une fois, je ne sais à quelle occasion ni dans quelle missive je devais coucher noir sur blanc le mot qu'il m'énonçait « triciti » je l'avais gravé tel que prononcé. A la relecture une énième fois, il s'en est aperçu que phonétiquement il y a une erreur. J'insistais pour répéter « triciti » croyant être juste ; il me tendait une facture de l'EGA et là j'ai compris qu'il fallait dire et écrire « électricité »

Voir mourir son père et être âgé de 13 ans est un autre orphelinat. L'on sent que la vie va se faire continuer sans béquilles. L'amour que je porte à mes enfants, c'est cet amour dont je me sens privé de l'avoir eu de mon géniteur. J'aurais voulu être né avant qu'il n'atteigne ses trente ans. J'aurais voulu grandir sous ses ailes, le voir voir mes enfants, les ramener de l'école, leur raconter des histoires, la sienne et la nôtre. Le porter dans ma voiture, le faire voyager au bout du monde, lui servir de serf et d'esclave heureux et tout fier.

Mon fils Mohamed Amine Dib a voulu se mêler à cet hommage qui restera toujours inachevé. Il a pondu cette jolie poésie :

Un père est pour un fils

Ce qu'est le battement pour un cœur

Un grand-père est aussi

Ce qu'est l'âme pour un corps

Invisible mais toujours présent

il se réincarne beau et sage

Dans les yeux de mon père

Je sens son odeur qui me captive

Quand papa parle de lui

Ses valeurs sont gravées à jamais

Dans l'acte et la parole de son fils

lui et mon père sont à ma pensée

pour défiler tout le long de ma vie

Repose en paix grand-père

Allah yarahmou