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Messali Hadj (1898-1974): De la naissance d'un leader nationaliste maghrébin (1ère partie)

par El Hassar Bénali *

Messali Hadj est une des figures les plus emblématiques du Maghreb du début du XXe siècle. Ses mémoires, publiés dix années après sa mort en 1972, ont beaucoup aidé les chercheurs à cerner l'homme politique qu'il fut, depuis sa naissance jusqu'à sa maturité à la tête du puissant mouvement indépendantiste, le Parti du Peuple algérien.

L'influence du milieu fut sans doute très importante dans l'émergence de cette personnalité politique qu'il nous paraît impossible d'enfermer dans la seule période qui concerne son séjour en France au contact de l'émigration et sa proximité des syndicalistes et de certains partis, dont le Parti communiste français.

Dans cette modeste étude, nous tenterons de repenser l'homme en tant qu'être social et aussi en tant qu'être politique, en partant de la société labyrinthique où il a grandi et où ont vécu ses parents, en essayant d'expliquer comment la pression de l'histoire témoigne de la façon dont le jeune «Hadji» (Messali) a pu s'inscrire dans les évènements de son temps. Hadji, qui avait très tôt ce côté adulte était un militant associatif ?'Jeune- Algérie''. Jeune, il manifestait une attirance particulière envers les musiciens et les poètes. Tlemcen, sa ville natale, est réputée pour sa forte sensibilité andalouse et par son patrimoine musical très riche fait d'une sédimentation de traditions et d'apports nouveaux au cours des siècles. Sa jeunesse était partagée entre l'école, la zaouïa, les Nadis et les sites enchanteurs d'Al-Kalaa, Al-Baal, les Cascades d'El-Ourit, des lieux du patrimoine mythologique de sa cité natale. C'est, cependant, en fréquentant les Nadis, ces lieux de politisation où l'esprit national était en gestation, que le jeune Hadji va acquérir une idée positive de la patrie.

Pour évoquer la contribution active de Messali Hadj à l'essor du mouvement national, nous ressentons dans notre démarche le besoin d'évoquer le rôle joué par certaines figures de pensée et d'action, mais également des évènements qui ont illuminé son parcours et des idées qu'ils ont fomentées dans son milieu natal. Son patronyme rattache sa famille à la grande tribu berbère des massaesyles qui avait pour territoire la moitié occidentale de l'Algérie jusqu'à la Moulouya, d'où le nom de Messali ou Messahli. Sa mère appartenait à une famille de vieille citadinité, les Sari Hadj Eddine. Son frère était oukil (gardien) du mausolée dédié à Abdelkader al-Djilani, à el-Eubbad. Ce dernier, tonnelier de métier, était cependant moins convaincu du combat que son frère cadet voulait engager car, estimait-il, point ne valait la peine «de lutter contre la France militaire, trop puissante». Cette ville qui, dans le passé a connu une brillante civilisation citadine, a résisté à tant d'évènements. Elle s'est alors dotée d'une consistance historique qui a forgé son identité berbéro-arabe et musulmane. Nous rappellerons son rôle dans la construction du socle maghrébin et le prix qu'elle a payé dans d'autres moments face aux ingérences mérinides, espagnoles, ottomanes?Du fait de ces moments, sa société a forgé une manière de penser la liberté, l'amour de la patrie, mais aussi le Maghreb.

A Tlemcen où il a grandi, Messali Hadj est, très jeune, très présent dans la vie de cette cité-carrefour qui fut durant des siècles à la croisée des grandes voies commerciales avec notamment l'Afrique et dont la population était réputée par son caractère essentiellement maghrébin avec également des strates d'apports consécutifs : andalous et ottomans. Rappelons aussi que cette ville était aux dernières marches occidentales de l'empire ottoman, en bordure de la Méditerranée. L'éducation reçue à la zaouïa Derqaouiya- hibriya de cheikh Yellès Chaouche dit Benyellès imprégna le très jeune Massali Hadj de marques de la patrie, d'altérité humaine, de citoyenneté fondées en somme sur l'amour, le courage et la liberté avec insistance sur les bonnes mœurs.

Fils d'un fellah adepte des zaouïas, il connut de ce fait une expérience mystique dès son enfance. Dans toutes les zaouïas-écoles se mêlaient à la fois ferveur politique, désir ardent de foi et de culture. Déjà en 1911, alors qu'il avait à peine treize ans apprenti-babouchier chez Larbi ben Mostéfa Tchouar (1848-1955), un ascète ayant fait subir sur lui-même l'épreuve de la Mouraqaa, auteur aussi d'une première compilation de l'œuvre (poèmes et sapiences) du grand soufi andalou Abu Madyan Choaîb (1126-1197). Il est là aussi présent au sermon qui a fait courir tout Tlemcen, celui prononcé un vendredi, jour de prière, par le muphti de la grande mosquée, Djelloul Chalabi. Ce dernier, en tant que référence religieuse, décrétait du haut de sa chaire à la grande mosquée religieusement licite la «Hidjra», le pays étant devenu, selon ses convictions religieuses, «une terre d'infidélité». Le chef de la zaouïa fréquentée par Messali Hadj avait peu de temps avant choisi lui aussi d'émigrer. Dans un article signé par G. Sabatier publié dans le journal le Courrier de Tlemcen, du 06 décembre 1911, on lit : «Un groupe de «Derqaoua», comprenant des «hadris» ou gens de la cité, a quitté Tlemcen sous la conduite d'un chef religieux de l'ordre; mais ce groupe n'était composé que d'une trentaine de personnes». Les migrations s'orientèrent pour la plupart vers la Syrie et la Turquie. Au milieu de ce monde en pleine effervescence où se posaient d'angoissantes questions, le jeune Hadji prit conscience de la réalité du problème de la colonisation.

Solidarité et appartenance au Maghreb

« Dans cette ville traditionaliste et moderne à la fois» (Ch. R. Ageron) se reflétait déjà une mobilisation de l'opinion publique partagée entre d'une part les foqaha mobilisateurs et l'élite motivée. Au total 1.200 personnes environ firent le choix politique et religieux de quitter la ville. En s'opposant à la conscription sans contrepoids nécessaire en droits, une partie de la population exprimait ainsi son refus de la politique coloniale d'exclusion, manifestant en même temps son opposition à la pénétration française au Maroc. L'idée de solidarité et d'appartenance au Maghreb y était encore fortement ancrée. Les échanges entre les pays maghrébins et arabes n'avaient point cessé et les contacts étaient maintenus par le biais de journaux panarabes, lus avec ardeur par l'élite, et aussi par les visites nombreuses effectuées par des personnalités maghrébines et du monde musulman signalées dans de nombreux rapports de police établis au début du XXe siècle.

Devenue cette figure du nationalisme algérien, à chaque séjour à Tlemcen Messali Hadj était très proche des aspirants ou «murides» des zaouïas-écoles qui continuaient à entretenir vivante la flamme de la résistance, l'assurant de leurs premiers soutiens. Plus proche encore des milieux ouvriers en France il gagnera plus d'ouverture en étant attentif au monde. Ses ambitions politiques pragmatiques étaient en fusion avec la voie (Târiqa). La pénétration des troupes françaises au Maroc avait certes mobilisé de nombreuses personnalités libres opposées à sa colonisation dont le réformiste Abdelkader Médjaoui, le juriste et politologue Bénali Fekar, les professeurs à la medersa de Tlemcen Ghouti Bouali, Abdeslam Aboubekr?Celles-ci comptèrent de nombreux séjours effectués à Fès ayant fait partie des cercles de consultations très proches du roi, Moulay al-Hafidh (1908-1912). Le combat contre la colonisation avait, certes, commencé dès cet instant à dégager son essence maghrébine. Rappelons qu'à Fès, la communauté algérienne des émigrés était de tous les temps administrée par un ?'nâqib'' choisi parmi les ?'tlemçanis'' habitant cette vieille capitale idrisside.

L'artisan babouchier, chez qui le jeune Hadji fut placé par son père pour apprendre le métier, était un ascète connu pour son attitude intransigeante opposée à la «Hidjra», refusant, par là, de ses propres convictions, l'abandon du pays. Ce personnage emblématique, mort à un âge biblique, dépassant le siècle, rencontra plus de cinquante fois, avec d'autres compagnons, le fondateur de la târiqa ou voie initiatique hybria-derqaouiya, cheikh el-Habri (1821-1899), à Bani Znassen dans les montagnes du Rif (Maroc oriental). A propos de Larbi Tchouar, Messali écrit dans ses mémoires : «Il habitait notre quartier et mes parents m'avaient placé un temps chez lui pour apprendre le métier de babouchier. De haute stature, ce personnage, car c'en était un, était entièrement vêtu de blanc et coiffé d'un turban. Il avait l'air d'un khalife des premiers temps de l'Islam. Il était doux et généreux et on le considérait à Tlemcen comme un saint».

La «Hidjra» fut sans doute, par son ampleur dans les cités en Algérie, un des évènements politiques les plus importants, bouleversant la conscience populaire à l'orée du XXe siècle. Cet évènement politico-religieux eut pour conséquence le départ de dizaines des familles à l'exil vers les pays du Machrek, vers notamment, «Bilad es-Sham», (La grande Syrie) ou la Turquie. Les émigrés transitaient par les Bani-Znassan, le Rif et Nador vers les Iles Zaffarines (Capo de Agua), via Alexandrie. La traversée vers le Machrek durait plusieurs jours. Elle s'effectuait dans des conditions inhumaines, dans les cales de bateaux à vapeur, non sans causer d'énormes pertes de vies. Les injustices et les inégalités, la conquête du Maroc à la base du projet colonial motivaient les aspirations violentes de la population au départ. Cet instant eut, certes, l'effet d'un grand choc. Il a ainsi mobilisé l'élite parmi les premiers éléments de l'intelligentsia algérienne moderne dont les frères Larbi et Bénali Fekar. Le premier, instituteur et fondateur à Oran de l'hebdomadaire jeune algérien «El Misbah» en 1904 pour rompre avec le silence assourdissant de la presse coloniale dont le métabolisme n'était pas de défendre les indigènes; le second, juriste, économiste et politologue arabe le plus titré de son temps. Ces jeunes de la nouvelle élite parmi d'autres, conséquence de leur entrée dans la vie publique en Algérie, allaient signer l'acte de naissance du courant historique ?'Jeune Algérie''. L'émergence de cette élite issue du monde des marges fut un moment crucial. Avec le rôle joué également par les mécènes, les initiatives se multiplièrent : création d'une imprimerie arabe, de bibliothèques, voire les ?'Amis du livre'', de troupes musico-théatrales, d'associations de solidarité telle les ?'Amis de l'étudiant'' qui a fait bénéficier de nombreux jeunes de bourses pour des études supérieures, voire Benyoussef, Abdessamad Bénabdallah... Les grandes figures de l'art, de la littérature et de l'action politique, tels Mohamed Dib, Abdelhalim Hemch, Bachir et Fethi Yellès, Mohamed Gnanèche, Abdelmadjiid Méziane, Mahmoud Agha Bouayad? ont été le produit de la vie des Nadis dont chacun se distinguait par sa coloration politique : ?'Les Jeunes-Algériens'' (libéral), ?'Saada'' (nationaliste), ?'Ittihad ?' (progressiste)... La question de la reprise historique était déjà là dans ces nadis. Elle se posait dès ce moment en termes de prise de conscience pour des changements à opérer au sein de la société, mais aussi d'exigences pour le droit et la liberté. Dans son cheminement l'élite algérienne d'une manière générale a développé des expériences en construisant ainsi un large pan de la pensée algérienne moderne, et cela en cohérence avec l'identité et la personnalité. Avec leur souci politique de l'acte elle cherchait surtout d'apporter des réponses aux problèmes de progrès. Il ne s'agissait pas pour elle seulement de renaissance, Nahda, acquise aux idées des grands réformateurs Djamaleddine al-Afghani (1838-1897), Mohamed Abdou (1849-1905), mais surtout de modernité, synonyme d'ouverture à l'esprit de la science pour mettre fin à des siècles de sclérose intellectuelle, face aux facteurs d'inertie. Elle a tenté aussi de libérer la parole sur tous les sujets : les droits, les libertés, la religion, l'éducation. Les Nadis, en faisant évoluer l'activité historique des ?'Masriya'' et ?'Doukkans ?' qui se prêtaient traditionnellement aux rencontres ont été les moments forts de cristallisation de la parole et des premières expériences politiques.

Avec le Rif, Tlemcen conservait des liens très anciens grâce au commerce. De nombreux commerçants rifains y possédaient des places à l'intérieur des fondouks d'où transitaient naguère leurs marchandises. Le père du chef rifain y faisait des séjours réguliers, entretenant des liens étroits avec les dépositaires de la place de négoce à la Kaïssariya. Avec la guerre du Rif, ils étaient nombreux à Tlemcen à se solidariser avec le combat mené par Abdelkrim, tels Abdelkrim Bouayad et les frères Bénaouda et Hadj Mokhtar Soulimane qui avaient créé un comité de soutien à la guerre du Rif. Les Djebalas du Rif avaient été eux aussi solidaires avec les Algériens durant leur lutte contre l'occupant sous la bannière de l'émir Abdelkader. Les étapes de cette guerre étaient suivies de très près par la population et la victoire de Abdelkrim, lors de la bataille d'Annoual en 1926, eut un retentissement psychologique et politique. Elle fut célébrée comme un grand évènement. Dans son gouvernement, le chef nationaliste et redoutable guerrier Abdelkrim al-Khattabi comptait même une poignée de personnalités originaires de Tlemcen, sa région qu'il connaissait déjà, voire Moulay Hassan al-Baghdadi, son secrétaire personnel ou encore Haddou Benhaddou, un médersien originaire des M'çirda, un polyglotte, son brillant ministre des relations extérieures connu pour son indépendance, menacé de mort et emprisonné par les Espagnols à Capo de Agua, d'où il s'est enfui, en parcourant à la brasse les vingt kilomètres séparant cette île du Nador (Maroc). Les liens des habitants avec les Rifains passaient également par le biais de l'influent cercle mystique des Derqaouiya-hibriya, d'où également l'engagement volontaire de nombreux Tlemçanis à ses côtés durant cette résistance. Nous rappellerons que les Rifains avaient été toujours très proches des luttes aux côtés des Algériens sous l'émir Abdelkader et même après, pendant la lutte de libération nationale.

«Vive l'Algérie, vive Atatürk»

La résistance a couvé face à la politique coloniale jusqu'à se cristalliser un jour de 1921 par le cri d'orgueil de «Vive l'Algérie, vive Atatürk» du jeune Hadji lors d'une soirée musicale au café «Tizaoui», un des espaces mythiques de l'ancienne médina avec les cafés Bensmaïl, Bouzidi...A ce moment la majorité des nouvelles élites sympathisaient avec le programme révolutionnaire turc dans l'espoir d'un sursaut. Les maîtres de la musique andalous les frères Mohamed et Ghaouti Dib, de retour d'exil en Turquie, en 1917, se faisaient les chantres des progrès réalisés par ce pays et étaient pour cela très surveillés. Le mouvement des Jeunes s'inscrit dans la mémoire de la ville natale et fait partie de son patriotisme local. Dans ces lieux l'élite manifestait orgueilleusement les codes vestimentaires par des habits traditionnels d'un façonnage recherché ainsi que la coiffe posée avec une certaine élégance sur la tête, voire le ?'terbanté'' ou le fez à l'ottomane, arborée comme un blason, au miroir des membres du comité ottoman «Union et Progrès», le veston de drap orné de passementeries et de boutonnières, la ceinture de laine rouge, la stamboliya (stambouliote) et cela dans l'ambiance générale des sonorités du vieux parler citadin amolli par une économie du ?'a'', loin des formes gutturales rugueuses, tel le langage utilisé aussi à l'époque de Grenade, sa sœur jumelle au moyen-âge arabe.

Les premières élites tentaient en ce moment de libérer la parole sur tous les sujets. Elles tournaient le dos aux foqahas composés de clercs ou des écoles coraniques qui avaient le quasi-monopole de l'éducation. Ils avançaient souvent séparément en créant des lieux d'identification à la modernité, à savoir les Nadis dont certains fonctionnaient comme des cénacles d'où les évènements étaient observés attentivement. Avec leur prise de parole, les Jeunes-Algériens étaient devenus les interprètes d'une volonté politique, celle de l'émancipation et de l'évolution. Les mots «progrès, émancipation, droits» constituaient les lieux communs de leur langage politique. Elles vont pour la première fois revendiquer l'égalité, négociant ainsi le passage de l'indigénation synonyme à rejet à celui d'humains qui avaient statut de marginaux. Ces évolutionnistes opposés à l'assimilation, stylés et libéraux étaient partagés entre «ordre passé» et «rêve moderniste». Ils évoluaient dans ces lieux, incubateurs de l'action politique et culturelle où l'on aimait parler d'art et goûter à la sana'a, ou musique de Grenade (Gharnata) dont le jeune Messali Hadj reprenait allégrement les refrains rappelant les vieux chants signés des poètes post-andalous nés du cru, à Tlemcen : Ibn Hadjla, Abou Hammou, Ibn Benna, Abi Djamaa, Mandassi, Bouletbag, Ibn Triqui, Ben M'saib, Bensahla, Ibn Debbah?en témoigne le nationaliste Mohamed Guenanèche qui, en 1937, avec Moufdi Zakaria, partageaient ensemble la même cellule que Messali Hadj, leader national, à la prison de Serkadji. Creuset de l'une des plus vieilles civilisations citadines au Maghreb, le patrimoine artistique et littéraire hérité de son passé y créait un état d'esprit favorable à la beauté et à l'art en général. Dans sa mutation politique au début du XIXe siècle, l'art, la culture et l'habillement? devenaient la norme et étaient utilisés comme une sorte d'appel à l'éveil.

L'influence des «Jeunes -Turcs»

Le début du XXe siècle marqua le début d'un grand sursaut national pour la reprise. La jeune élite reconnaissait qu'avec des noms prestigieux de l'héritage culturel que leur cité fut longtemps le berceau dans l'aire civilisationnelle maghrébine. L'histoire culturelle de cette ancienne capitale berbéro-arabe retiendra les noms des savants Ouled al-Imam, Issa et Mouça, qui, au XIVe s, rapporte le chroniqueur al-Maqqari dans son «Nefh ettib min ghousni al-andalous arratib», s'opposèrent au radicalisme religieux du grand imam hanbalite, Ibn Taïmiya. Ce fut le moment où la jeune élite formée à la double école créait une brèche dans le mur du silence séparant les deux sociétés, arabe et française. Pour la nouvelle génération des «Jeunes-Algériens», le mot «Indigènes», désignant péjorativement une société d'hommes «trop éloignés de la civilisation» était ressenti comme une profonde humiliation à un moment où aussi, après une séculaire convivencia, Juifs et Musulmans étaient séparés par le décret Crémieux de 1870 qui a fait des Algériens des marginaux dans leur propre pays. Elle devait résister au code de l'Indigénat en 1887 qui a laissé libre cours à toutes sortes d'abus et dont les évolués tentèrent de casser le verrou, résignés surtout à obtenir leurs droits et la justice à partir desquels l'idée de liberté pouvait faire son chemin. Ce début du XXe s. sera symbolique, après un climat de longue éclipse, d'une période nouvelle, décisive dans la reconstruction nationale.

Le relais des Jeunes-Algériens étiquetés de «ashab el politic» était pris ensuite par le retour de nombreux exilés ayant abjuré la conscription et qui vont à leur tour véhiculer les mots d'ordre de progrès et d'évolution. Dans leur discours ils exaltaient l'immense effort de rénovation nationale de la nouvelle Turquie d'où également ce choix, souvent fait par leurs membres, de se rendre en pèlerinage par la voie de la Turquie et également les prénoms turcs choisis pour leurs enfants : Hadji, Rafki, Riza?Les cercles particulièrement actifs jouaient un peu le rôle de quartier général des intellectuels. Ils continuaient à mobiliser l'opinion en créant un tissu d'associations de patriotisme : le cercle des Jeunes-Algériens (1904), la Jeunesse littéraire musulmane (1916)?assumant un rôle social et culturel d'un nouveau genre et envisagés comme des outils de progrès. Ce dernier cercle auquel adhérait Messali Hadj basait essentiellement ses activités sur l'alphabétisme. Il a été fondé par des Jeunes-Algériens de la deuxième génération dont Abdelkader Mahdad, co-fondateur plus tard des A.M.L avec Ferhat Abbas, Docteur Saadane...Il avait pour président d'honneur l'homme politique Si M'hamed Ben Rahal de Nédroma. Le jeune Hadji, fervent pratiquant sportif, faisait partie aussi de l'équipe du football club tlemcenien, créée en 1917. Dans la même geste historique nous rappellerons l'acte exemplaire de maître Boukli-Hacène Omar, militant associatif et fondateur en exil du Croissant-Rouge algérien en 1956 à Tanger, qui a légué par voie testamentaire l'universalité de ses biens à l'Etat en vue de la création en lieu et place de sa demeure à el-Eubbad d'un centre culturel rattaché à Sidi Abou Madyan. A ce jour, son vœu n'est pas exaucé et les lieux sont encore fermés et inexploités.

Messali Hadj se distinguait par ses caractères d'urbanité, étant un pur produit de la société des vieilles capitales du «tamaddoun» et de la «hadara» au Maghreb. La maison où il est était mitoyenne à R'hiba à celle de Cheikh Mohamed Bensmaïl, professeur de langue arabe et berbère et auteur, maître de musique andalouse, fondateur de l'association Andaloussia d'Oujda et qui, en 1938, a représenté l'Algérie au 2ème congrès sur la musique arabe qui s'est tenu à Fès. Guenanèche confiait qu'il avait un goût personnel pour la musique et la littérature et était admiratif de la jeune Tétma et du talentueux musicien cheikh Redouane. C'était le moment où émergeait la grande figure artistique et patrimoniale de la chanson andalouse cheikha Tetma Bentabet qui collectionnait des pièces inédites à Tlemcen où la chanson citadine a toujours fait partie du mode de vie de ses habitants. Les Nadis, en s'implantant dans la vie sociale, mobilisaient très largement les nationalistes, les progressistes jusqu'aux ulémas traditionnels, entraînant une forte mobilisation. Sous le signe du renouveau culturel musulman il y eut un fort impact des mots, tels «Watan, Taqaddoun, Horriya?», une forte circulation des idées et des mots qui ont permis aux nouvelles expressions de s'élaborer en s'appuyant sur des liens provoquant des solidarités dans cette phase remuée partout à travers le monde musulman et dans la même unité, par la trilogie tanzimat-nahda-réforme enfin, par les idéologies nationalistes. C'est déjà la semence au discours des nationalistes cristallisée à ses débuts par le panislamisme et le réveil de la Turquie, soumise à l'époque au programme ambitieux des réformes. La Turquie exerçait à l'époque une réelle fascination auprès des jeunes évolués. E. H. B.

A suivre...

*Auteur