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Etat centralisateur et crise en Algérie

par Abdelatif Kerzabi*

Analysant le cas du Venezuela, R. Hausmann (1981), constate deux formes de circulation de la rente, la première est une circulation interne qui repose sur les flux de dépenses publiques et la deuxième externe, sous forme de flux d'importation.

En Algérie, la demande effective dépend des revenus qui dépendent à leur tour de la dépense publique alimentée par les recettes d'hydrocarbures. C'est comme si le dollar investi en dépenses publiques repart vers l'importation. Plus on investit en dépenses publiques et plus on importe. Par conséquent, les dépenses publiques ne produisent pas de richesses susceptibles de se substituer aux flux d'importation. Ceci veut dire qu'au lieu de créer de la richesse localement, on importe de la richesse créée ailleurs. Se sont les autres pays qui créent de la richesse pour nous. Il en est de même pour l'emploi. Plus on importe et plus on crée de l'emploi hors de nos frontières. L'Algérie donne l'impression de fonctionner comme un empire, dans le sens où l'empire se définit par sa capacité à capturer la richesse produite ailleurs. La Rome antique est devenue une puissance parce qu'elle a réussi à drainer la richesse hors de la cité. Sauf que l'Algérie n'est ni Rome ni Athènes de l'Antiquité. Elle reste un pays vulnérable, dont les recettes dépendent de l'évolution de la fiscalité pétrolière qui, elle-même, dépend des fluctuations du prix international du baril. Nous sommes en présence d'une économie qui ne dégage pas assez de croissance qui lui permet de se hisser parmi les économies émergentes et ce malgré les réformes successives depuis les années 1980.

La chute des prix du pétrole sur le marché international d'une part et la récession de l'économie mondiale depuis la fin des années 2000 d'autre part, a mis à nu l'impasse économique et provoque l'inquiétude tant des pouvoirs publics que de la population. Les mesures prises à cet effet dans les lois de finance pour 2016 et 2017 traduisent l'inquiétude des pouvoirs publics devant la contraction pourtant attendue de nos recettes extérieures.

Avant de tenter une explication sur les raisons qui sont à l'origine de cette situation, nous allons présenter brièvement les tendances actuelles de l'économie algérienne.

Le rapport du FMI (2016) sur les perspectives de l'économie mondiale estime que même si les taux actuels de croissance économique sont acceptables, ils traduisent une économie mondiale encore faible et précaire. Après avoir été portée par les pays émergents, dont la Chine, durant la décennie 2000-2010, l'économie mondiale est rentrée dans un cycle de stagnation suite à la crise financière de 2008-2009. A défaut de reprise et dans un contexte caractérisé par une demande faible où les principaux taux d'intérêt directeurs sont aussi faibles, une croissance molle risque de s'auto-entretenir tandis que l'investissement diminue, que la croissance de la productivité fléchit, que les marchés du travail perdent de leur dynamisme et que le capital humain s'érode. Par ailleurs, la baisse des taux de croissance, de même que la hausse des inégalités de revenus et les craintes concernant l'impact des migrations, contribuent à des tensions politiques qui bloquent des réformes économiques douloureuses pour les populations et risquent de provoquer des tensions sociales indisposant les pouvoirs publics qui auront de plus en plus de mal à tenir leurs engagements sur le plan des prestations sociales face à la réduction des recettes publiques.

Au niveau national, l'effondrement des cours du pétrole a mis à nu les vulnérabilités présentes mais perceptibles depuis longtemps dans une économie dirigée par injonctions politiques et excessivement tributaire des hydrocarbures. Le choc des cours du pétrole, même s'il n'a eu qu'un effet limité sur la croissance économique déjà faible au vu des dépenses publiques, les soldes budgétaire et extérieur se sont considérablement détériorés. La balance commerciale affiche un important déficit de 9% du PIB en 2015 entraînant une diminution des réserves de change. Les comptes de l'État sont affectés par la diminution des ressources du Fonds de régulation des recettes (FRR) suite à la baisse notable de la fiscalité pétrolière. Avec des recettes totales en baisse (27% du PIB en 2015 contre 33% en 2014) et des dépenses budgétaires toujours élevées (Plus de 40% du PIB en 2015 et 2014), le déficit global s'est creusé, passant à 16% du PIB en 2015 contre 8.3% en 2014. La diminution rapide de l'épargne budgétaire à travers le Fonds de régulation des recettes estimé en 2016 à 114 milliards de dollars, a induit au recours à l'émission de titres d'emprunt nationaux ainsi aux emprunts à l'extérieur.

Depuis 2014, le rythme de l'inflation (6%) n'a cessé d'augmenter, entraînant la baisse du pouvoir d'achat de la population et une diminution du niveau de l'épargne des ménages. Parallèlement, le prolongement de l'âge de départ à la retraite et le ralentissement du recrutement dans la fonction publique auront des conséquences négatives sur la résorption du chômage qui touche particulièrement les jeunes. En 2016, le chômage a franchi la barre des 11% dont 29% pour les jeunes, ce qui débouchera dans les années à venir à favoriser l'emploi informel.

Avec un secteur pétrolier qui génère environ 49% des recettes publiques et 98% des exportations, la baisse des cours du pétrole a mis en évidence la nécessité de diversifier les sources de financement public de l'économie. De ce fait, il serait vain de s'attendre à un contre-choc pétrolier qui nous serait favorable. La raison en est que dans un futur proche, le marché mondial des hydrocarbures verra de nouveaux venus que sont les grands producteurs américains de pétrole et de gaz de schiste. L'OPEP ne sera qu'un producteur parmi une myriade de producteurs avec des méthodes de production de plus en plus flexibles. Aussi, la reprise de la production de la Libye, du Nigeria et de l'Iran fait dire à certains analystes leur scepticisme quant à la capacité de l'OPEP de s'imposer sur le marché pétrolier mondial.

Avec la flambée des prix du pétrole des années 2000, l'Algérie a multiplié par dix ses dépenses d'investissement entre 2000 et 2015 avec un taux de croissance très modeste (3,6% en 2016). Cet effort d'investissement ne s'est pas traduit par une production de richesse conséquente.

Dans ces conditions, l'Algérie a entamé un effort budgétaire, notamment en termes de réduction des dépenses, relève le FMI, en privilégiant une baisse des dépenses d'équipement dont la réduction a atteint près de 6% en 2016 contre moins de 2% en 2015. Parallèlement à cet ajustement budgétaire, l'Algérie a laissé sa monnaie se déprécier. Cette dépréciation dirigée par la Banque d'Algérie répond à deux objectifs. Le premier consiste à ramener le dinar à sa valeur réelle, actuellement surévalué par rapport aux fondamentaux de l'économie et du taux de change effectif réel. Le second objectif, non déclaré, reflète la volonté de minimiser les déficits et l'impact de la chute des prix du pétrole. Par un effet de change, les recettes pétrolières libellées en dollar génèrent plus de revenus une fois exprimées en dinar. Seulement, la perte de valeur du dinar est l'origine de l'inflation importée : les produits consommés en Algérie sont, pour beaucoup, importés de l'étranger, faute de production nationale suffisante. Ainsi, un dinar faible renchérit mécaniquement les importations et par conséquent diminue le pouvoir d'achat de la population.

Aussi, une prévision de la croissance économique de 3% en 2017, risque de poser le problème de l'emploi avec acuité en 2017 même si la crise n'a pas encore eu d'effets notables sur les recrutements et les licenciements, il nous semble que ces effets se feront sentir inévitablement avec le ralentissement de l'activité attendu.

Enfin, la croissance démographique plus ou moins importante (2,15% par an), se traduira par une croissance galopante des besoins en santé, en éducation et en emploi.

A moyen terme, préconise le FMI, les perspectives macroéconomiques de l'Algérie dépendront de l'ampleur et du rythme du rééquilibrage budgétaire, de l'ampleur des réformes structurelles et de l'opportunité des autres politiques. Il s'agit d'accompagner les réformes en améliorant encore l'environnement des entreprises, réduire l'écart entre les salaires du secteur public et du secteur privé et mieux adapter l'éducation et les qualifications aux besoins du marché.

Cette vulnérabilité propre à une économie rentière est justifiée par deux discours contradictoires. Le premier avance la résistance de la société algérienne au changement. En effet, longtemps protégée par un système social étatique, la société algérienne est restée archaïque et réfractaire à la culture entrepreneuriale. Cette proposition qui accommode les pouvoirs publics, incrimine la société qui se plait dans sa situation d'assisté. Le deuxième discours, plus nuancé parce qu'intellectuel, se basant sur les analyses d'économistes de renom (Douglas North, Dani Rodrik, Arvind Subramanian) ainsi que sur l'expérience de certains pays tels que la Turquie, Roumanie, Thaïlande?, justifie la croissance économique par la qualité des institutions. Les institutions sont définies en référence à la protection des droits de propriété, à l'application des lois et règlements, à l'indépendance des institutions judiciaires, au degré de corruption, à la qualité des administrations?Les bonnes institutions favorisent l'investissement privé en réduisant les incertitudes. Les investisseurs seront amenés à s'implanter durablement sur un territoire s'ils estiment que le droit de propriété est stable et que l'administration du pays est efficace.

Sans rejeter la deuxième justification, nous pensons que le mal algérien est plus profond. Nous avons écrit plus haut qu'en Algérie, la demande effective dépend des revenus qui dépendent à leur tour de la dépense publique alimentée par les recettes d'hydrocarbures. Plus ces recettes augmentent et plus la dépense publique augmente. A son tour, la demande effective ne trouvant pas d'offre locale se traduit par plus d'importations. De ce fait, le volume des importations varie en fonction de la dépense publique. Alors que normalement, les dépenses publiques génèrent de la production qui se substitue à l'importation.

Comment faire pour que l'économie algérienne devienne productive de richesses ? La question est récurrente depuis au moins quarante ans. Belaïd Abdesselam, alors ministre algérien de l'Industrie et de l'Energie, déclarait à l'ouverture du colloque pétrolier des économistes arabes tenu du 21 au 24 octobre 1970 à Alger qu'il «s'agit en d'autres termes de «semer» le pétrole et le gaz pour récolter des usines, moderniser notre agriculture, diversifier notre production et mettre en place une économie nationale articulée et orientée vers le progrès». Ce discours sera réitéré avec insistance ces dernières années. Promesse non tenue. Pourquoi ?

La réponse serait de dire qu'il faut orienter les ressources économiques vers la croissance économique. Or le problème est justement là. Le problème est là parce que c'est l'Etat qui centralise toute la répartition des ressources économiques. C'est l'Etat qui construit les logements, fait les autoroutes, les barrages, l'électrification ; qui donne les autorisations d'importation, donne les fonds pour la création d'activités, distribue les devises, contrôle la distribution des crédits?Que reste-t-il à l'initiative privée ?

En Algérie, l'Etat centralisateur qui s'appuie sur les ressources extérieures restera l'un des traits fondamentaux des différents régimes qui vont, durant des siècles, se succéder. Dès l'indépendance, nous dit A. Henni (1998), l'État «confisque boutiques, hôtels, cinémas, commerces et autres affaires qui viennent s'ajouter à la liste des biens abandonnés par les colons. L'héritage colonial met entre les mains de l'État indépendant près de 75% du foncier non-bâti et plus de 90% du bâti moderne. L'accès au foncier passe généralement par une attribution gracieuse de l'État». Les mesures prises au lendemain de l'indépendance ont eu pour effet d'empêcher l'initiative économique et d'instituer (Henni, 1998) «un système de distribution des moyens de vie et de travail dépendant du bon plaisir des titulaires d'autorité et, de ce fait, rendant les individus inégaux dans l'accès à ces faveurs». En d'autres termes, seule une clientèle faisant allégeance aux tenants du pouvoir peut en bénéficier.

Lancée pour être un mode de croissance endogène, l'industrialisation menée par l'Etat montra ses faiblesses avec la crise des paiements de 1986. Mais, cette industrialisation a permis de faire émerger une nouvelle élite de jeunes managers à la tête des sociétés nationales qui, de par leur pouvoir économique, font concurrence à l'Etat centralisateur. Là aussi, prétextant le gigantisme des sociétés nationales, l'Etat les restructure en plusieurs centaines d' «entreprises nationales» de taille moyenne, ce qui revenait à priver cette élite gestionnaire de tout pouvoir créateur de clientélisme.

Avec la crise pétrolière de 1986 et la révolte d'octobre 1988, la reproduction de l'Etat centralisateur se trouva compromise. L'Etat se trouve pris en tenaille entre d'une part des ressources financières devenant de moins en moins disponibles et une jeunesse en quête de changement, d'autre part. Le changement devient pressant. Un an plus tard une nouvelle constitution fut votée. Elle autorise la création de partis politiques, d'associations y compris syndicales et l'éclosion d'une presse privée dite indépendante. Mais la multiplicité des partis et des associations ne définit pas à elle seule le pluralisme, indispensable pour considérer qu'il s'agit d'un système démocratique. Le pouvoir, nous dit A. El Kenz, se fait «démocratique» non par conviction, mais par contrainte. Les anciens acteurs de la contestation se transforment en nouveaux acteurs de la vie politique nationale.

Cette transition vers la démocratie n'a pas empêché une force politique latente depuis la fin des années 70 de dominer puis éliminer toutes les autres. Cette force prônant l'islamisation de la société agit à découvert. Les prêches virulents contre l'Etat s'approprient le discours populiste du parti unique. Elles canalisent le mécontentement social en promettant l'idéal de l'Etat islamique. La violence qui a accompagné l'arrêt du processus électoral de janvier 1992 a plongé le pays dans une crise profonde. Une nouvelle constitution est votée en 1996, elle sera une occasion pour le pouvoir en place d'affirmer sa domination sur la société sous prétexte qu'elle est incapable de gérer ses affaires. Le pluralisme politique est utilisé comme instrument de manœuvre pour empêcher toute alternance au pouvoir. Il n'y a aucune place pour les partis politiques qui s'opposent à lui. C'est un multipartisme sans alternance électorale. Les partis politiques au pouvoir servent surtout à relayer le discours du pouvoir et à recruter des clientèles pour les institutions de façade. C'est le retour de l'Etat centralisateur.

Les années 2000, l'Algérie s'est lancée dans de vastes programmes de croissance basés essentiellement sur les dépenses publiques. A la fin de l'année 2014, le niveau de financement public avoisinera les 700 milliards de dollars. Une somme, certes, importante dont les effets sont visibles en matière d'infrastructures économiques et sociales. Mais, la croissance est restée en deçà des sommes dépensées. Au lieu de créer une richesse locale, le volume des importations est passé pour la même période de 10 à 60 milliards de dollars, soit une augmentation de 500%. Au lieu de profiter de l'envolée des prix du pétrole qui ont atteint 140 dollars et construire un Etat promoteur d'une accumulation privée, l'Etat continue à neutraliser l'émergence d'une élite productive qui peut lui faire concurrence. A ce propos, Mouloud Hamrouche déclarait au forum du quotidien El-Hiwar du 10 octobre 2015 que «le système algérien interdit la concurrence économique et interdit la création d'entreprises fortes en mesure de s'affranchir de son autorité».

Cette centralisation des ressources économiques par l'Etat, résume (Ouchichi, 2015) toute l'ambiguïté du régime politique algérien qui ne veut pas renoncer à l'utilisation de l'économie à des fins de domination ou de contrôle de la société.

Notes :

Henni A. «La superposition historique en Algérie, des cycles de ressources extérieures et des cycles politiques», document de travail, mai 1998.

Ouchichi M. «Aux origines du caractère rentier de l'économie algérienne», El-Bahith Review N°15, 2015.

*Professeur, université de Tlemcen