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VÉRITÉS ET OUBLIS

par Belkacem Ahcene-Djaballah

Livres Pourquoi lire les philosophes arabes ? L'héritage oublié. Essai de Ali Benmakhlouf. Editions Sedia. Alger 2015. 194 pages, 600 dinars.

La philosophie arabe, telle qu'elle s'est illustrée entre le VIIIe et le XVe siècle, fait partie intégrante de l'histoire intellectuelle de l'humanité. Mais peu de nos contemporains, du monde arabe en général et algériens en particulier (laissons de côté les Occidentaux), en saisissent l'importance, ignorant qu'on utilise aujourd'hui des arguments de la philosophie médiévale arabe sans savoir qu'ils ont été forgés quelques dizaines de siècles auparavant dans un monde qui s'étendait de Cordoue à Bagdad.

La philosophie en langue arabe a donc connu, au Moyen Age, un développement sans précédent... L'auteur insiste sur «langue arabe» (et non pas simplemnet «arabe»), car de nombreux philosophes étaient en fait originaires de la Perse comme Ibn Sînâ (Avicenne) ou Al Râzi, ou de l'Asie centrale, comme Al-Fârâbi.

L'auteur va tenter dans son ouvrage de montrer que l'engagement, en vérité, des philosophes arabes ne se présente pas d'une seule façon. Si tous insistent pour dire que la vérité est une et la même, ils reconnaissent cependant que les accès à une telle vérité sont multiples et stratégiques. Un engagement qui s'inscrit dans la vaste histoire commune à tous les hommes: non pas celle des Arabes ou des musulmans seulement, mais une histoire qui intègre des Anciens, des païens, des non-Arabes, des non-musulmans. La langue arabe n'a fait qu'unifier durant plus de sept siècles une production philosophique que «la tradition de l'humanité», autrement dit la transmission d'un legs commun de l'humanité, n'a pas, toujours, hélas, intégrée en tant que telle.

Une anonymisation, une occultation, une histoire heurtée où le poids des contingences, du fortuit, a été tel que l'on a assisté (on assiste) souvent à un confinement de cette philosophie d'un âge supposé révolu, le Moyen Age.

L'auteur: Professeur de philosophie arabe et de philosophie de la logique en France (université de Paris-Est Créteil Val-de-Marne et sciences po Paris). Auteur de nombreux ouvrages, dont un sur Averroès (2000 et 2009).

Extraits: «Une religion ?audible', ?lisible' ne signifie pas qu'elle seule est structurante du champ de la réflexion. Elle est loin d'être exclusive» (p 15), «Les hommes politiques ont besoin d'une sorte de géographie de l'âme, au sens d'une anthroplogie générale, ils doivent aussi bien se connaître eux-mêmes.

 L'un des enjeux est de contrer le pouvoir des courtisans qui cachent au prince ses maux ainsi que ceux de la société qu'il gouverne» ( 125), «L'opération de production de la ?moi divine' renvoie donc à un effort d'interprétation appelé ijtihâd, dont les portes furent, pour certains, dès le Xe siècle, considérées comme closes. La clôture fabrique la dogmatisation. Cet effort consiste à ?traduire' les versets coraniques appelés signes (âyât) de Dieu en ?normes juridiques' (pp 162-163)», «Le besoin de sacraliser la loi ainsi obtenue sert les régimes les plus autoritaires. Dire que la loi ne change pas leur permet de fonder une permanence du pouvoir politique» (p 166).

Avis : Pas facile à lire, mais l'effort sera bien payant d'où valant la peine d'être fait... pour accéder à la «vérité», celle qui éclaire et renforce.

Citations: «La vérité ne saurait être multiple, ce sont les accès à la vérité qui le sont» (p 10), «L'art de gouverner la cité est donc inséré dans des dispositifs plus larges où entrent la confiance, la conduite de soi, l'hygiène, l'équité, le don et le partage» (p 125), «Plus le droit musulman gagne en cohérence, plus il est connecté à l'étatique jusqu'à être instrumentalisé par lui» (p 165).

Algérie arabe. En finir avec l'imposture. (Recueil de textes) Ouvrage collectif coordonné par Rabah Aït Messaoud, Hand Baïri, Hend Sadi (dessin de couverture de Hichem Baba-Ahmed, le Hic) Koukou Editions, Alger 2016, 247 pages, 600 dinars.

Dix-sept textes, longs (comme ceux de Slimane Benaïssa, d'Arezki Metref et de Kateb Yacine) ou/et courts (comme ceux de Yahia Belaskri, de Mohia et de Amin Zaoui), des textes bien connus ou nouveaux, tous percutants de vérités, tous d'écrivains, journalistes, poètes, auteurs de théâtre, de cinéma, chanteurs, enseignants, des femmes et des hommes, des berbérophones et des arabophones, algériens et marocains... et quelques voix disparues. En tout dix-neuf personnes.

De Kateb Yacine, Jean Amrouche, Mohia et Amin Zaoui, à Lounis Aït Menguellet, Yahia Belaskri, Ben Mohamed, Nabile Farès, Abdellatif Chaouite et Arezki Metref, en passant par Simane Benaïssa, Assia Djebbar, Salah Guemriche, Meryam Demnati, Mouloud Zedek et Malika N'Ath Kaci-Arabi...

Au départ, une idée bien simple mais géniale émise - en 1985 - par un génie de notre littérature nationale: Kateb Yacine. «Alléger ?l'Histoire des Berbères' d'Ibn Khaldoun pour en faire un livre de combat». Une idée reprise par nos trois mousquetaires de la culture amazighe sous une autre forme: un livre collectif qui interroge l'identité algérienne d'aujourd'hui en sollicitant des auteurs de notre temps. Une interrogation somme toute assez naturelle qui aurait dû, qui aurait pu venir bien plus tôt de la part de chercheurs des laboratoires universitaires algériens, ici même, sur le sol national et non à l'étranger et dans le calme et le dialogue, n'eussent été les pesanteurs bureaucratiques et, surtout, les hostilités politiciennes autoritaristes et «orientales» qui, jusqu'en 90, avaient «verrouillé» le champ de la recherche, de la réflexion et de l'expression socioculturelle (et cultuelle).

Les auteurs: Militants de longue date pour la culture amazighe et liés par une amitié de plus de quarante ans.

Extraits: «Comme je me suis insurgé contre l'Algérie française, je m'insurge contre l'Algérie arabo-musulmane. On ligote un peuple à travers une langue et une religion. Je ne suis ni Arabe, ni musulman. Je suis Algérien. Assumons d'abord l'Algérie» (Kateb Yacine, Interview Le Monde, 11-12 août 1985, p 15), «...Les Imazighen mettent volontiers sur le compte des seuls ?Arabes' l'oppression millénaire et la négation de l'être berbère. Si cette double accusation n'est pas humainement fausse, elle est historiquement injuste» (Salah Guemriche p 167).

Avis : Ne pas se fier au titre assez «accrocheur». Des textes très, très engagés (celui de Salah Guemriche est, peut-être, le plus serein) beaucoup plus pour «éclairer notre avenir», en faveur de la culture amazighe et d'une interrogation sur l'identité algérienne réelle que contre la culture arabe... Plutôt contre une certaine d'«arabiser».

Citations: «Si nous ne savons pas encore tous clairement ce que nous voulons, du moins, savons-nous tous ce que nous ne voulons pas» (Rabah Aït Messaoud, Hand Baïri, Hend Sadi, p 25), «Une identité est un processus en mouvement, une construction et elle est en rapport avec l'Autre, celui qui nous tend le miroir. La terre algérienne a vu nombre de peuples y déferler...

Tous ont laissé une part d'eux-mêmes qui m'a constitué» (Yahia Belaskri, p 41), «Ma mère est une évidence naturelle et non un article constitutionnel» (Slimane Benaïssa, p 79), «Une langue pour moi, c'est la vie, la nécessité... Je n'ai qu'une langue maternelle, de même qu'on n'a qu'une seule mère. C'est le berbère» (Arezki Metref, p 198).

Les années Boum. (Recueil de textes) Ouvrage collectif sous la direction de Mohamed Kacimi. Chihab Editions, Alger 2016, 323 pages, 1.400 dinars.

La phrase de Ali Akika peut, à elle seule, à mon sens, résumer «les années Boum» (un titre assez sympathique au demeurant, avec même une connotation joyeuse): «Les années Boumediène ont été pour certains un rendez-vous manqué avec un peuple qui débordait de rêves à la sortie d'une longue guerre. Pour d'autres, une dictature ?progressiste' qui n'a pas survécu à sa mort». Pas si sûr ! Le régime n'est plus, remplacé par un autre, et encore un autre, mais le système de gouvernance a perduré et a encore de beaux jours devant lui, l'organisation libérale de l'économie (et de la politique) n'étant qu'un seul et même habit de parade, toujours (sup-)porté par la «famille révolutionnaire» et ses rejetons.

Les années Boum, chacun les voit selon son vécu et ce qu'il en a récolté au passage. Des études universitaires brillantes avec des bourses consistantes, des carrières politiques fulgurantes, des postes de député bien rémunérés, des montagnes de grades, des postes de wali, de mouhafedh, des postes ministériels ou d'ambassadeur, ou dans la haute administration ou dans la gestion d'entreprises (nationales... et elles étaient assez grosses)... et pour certains nouveaux privés (déjà) des licences d'importation ou des autorisations d'ouvrir des usines... Les journalistes aussi en ont profité, certains, «voix du maître», ayant été véritablement «chouchoutés», acquérant terrains et logements.

Les années Boum, ce furent aussi les 3R, avec les résultats que l'on sait et dont on récolte les fruits, bien souvent amers, à partir des années 90. Il est vrai que les années Jeff ont parfois brutalement et sans avertissement tout détricoté, nous faisant aller de Charybde en Scylla.

Pour ma part, si les années de la colonisation m'ont vu passer au total, en sept années, deux journées pleines en «détention», à Annaba (une chez les paras pour défaut de papiers d'identité et une chez les Unités territoriales pour «offense à corps constitués»), les années Boum m'ont vu passer, en moins de trois années, trois journées en «cabane»: une (à Annaba) le jour de l'indépendance pour avoir crié (innocemment) «vive Benkhedda» alors que les cartes avaient changé de mains passant entre celles de Ben Bella, une seconde du temps de Ben Bella, en compagnie d'un groupe de copains et de copines universitaires (à Alger) pour avoir participé à une... «Boum'»... et la troisième le 20 juin 65 parce que, paraît-il, je constituais, un «danger public» potentiel, étant chargé de la section «Culture et Sports» UNEA de l'Ecole nationale supérieure de journalisme de l'époque. La suite est un long fleuve tranquille de (haut-) fonctionnaire discipliné et d'Algérien patriote (surtout à l'étranger... où l'on «tirait» sur tout ce qui titillait l'honneur du pays): volontariat, service national obligatoire à un âge avancé, autocensure digérée, «adhésion» aux 3R, peur permanente des «oreilles indiscrètes»... Heureusement, il y avait ce fameux «mouchoir de poche», libre et libéré, se trouvant entre le bd Amirouche, la rue Ben M'hidi et la rue Didouche... la kémia et les sardines frites à gogo... la mini-jupe... le jean... la Cinémathèque... La vie à pleines dents... Pour oublier les grands manques et les petites lâchetés ?

Les textes présentés: du pour et du contre, du bon et du mauvais, du sincère et du rancunier... du «réaliste» (celui de Mohammed Kali) et du «sincèrement reconnaissant» (celui de Hadj Miliani)... avec le sentiment que la plupart ont visé bien plus le «système» que l'homme... qui reste encore un mystère. Il est vrai que là n'était pas le but de l'ouvrage qui, je crois, se veut surtout descriptif d'une atmosphère et d'une certaine façon de vivre que le procès d'un dirigeant.

L'auteur: Né en 1955 à El Hamel. Ecole normale supérieure d'Alger. En France depuis 1982. Journaliste, auteur de romans, d'essais, de pièces de théâtre et d'ouvrages destinés à la jeunesse.

Extraits: «C'est dans les années 1970, par le manque de libertés, par l'absence de réformes et à cause de politiques éducatives catastrophiques que l'Algérie a préparé ses malheurs de la fin des années quatre-vingt et de la décennie quatre-vingt-dix» (Alkram Belkaid, p 70), «Le ?peuple' était présent dans toutes les déclarations, mais dans les faits, il n'était même pas convié aux strapontins des salles de spectacles encore en porte-à-faux avec la réalité de la majorité des Algériens, trop longtemps marginalisés et dont l'écrasante majorité était analphabète» (Ahmed Cheniki, p 133), «L'Algérie avait à la tête de l'Etat un homme intègre, animé de patriotisme et d'une volonté de justice sociale, mais tout autant, d'une conception archaïque du pouvoir; pouvoir autoritaire, charismatique, pragmatique et prudent, sécrétant les modalités clientélistes de l'accès au pouvoir économique, poreux à la corruption, et finalement inefficace par rapport à ce qui semble avoir été son ambition véritable (au-delà des professions de foi idéologiques circonstancielles) de construire l'Etat moderne en Algérie» (Amin Khan, p 229).

Avis : Pour les jeunes, Boumediène, c'est loin... Pour les moins jeunes, c'est selon. Ce qui est sûr, c'est que le livre, très bien écrit par des presque sexagénaires ou plus, nostalgiques ou toujours rebelles... est (trop) cher. Durant les années Boum, le livre était rare mais à bas prix !

Citations: «Une ville (Alger) que l'on dit blanche mais qui est en fait noire. Noire dedans, dehors et autour» (Mohamed Kacimi, p 24), «Une société ?décline' quand elle continue de donner des leçons aux autres qu'elle n'applique pas à elle-même» (Ali Akika, p 47), «Quand le rêve s'effrite avant vos vingt ans, c'est déjà une partie de votre droit au bonheur qui part avec» (Ahmed Bedjaoui, p 52).

PS: J'ai perdu la référence exacte mais j'ai lu dernièrement, quelque part, qu'une haut responsable de département ministériel avait dit, lors d'une rencontre sur l'alphabétisation, que «la personne qui ne maîtrisait pas l'outil informatique était un «analphabète». Merci, madame, pour toutes les personnes qui continuent à vénérer la seule lecture du livre-papier (ou le journal) et l'écriture au stylo ou au crayon, ou qui ne veulent, en aucun cas aggraver leurs problèmes de vision, ou, plus grave encore, tomber, par inadvertance et en famille, sur un site... ollé, ollé (vous me comprenez !). L'outil informatique est certes incontournable. Il est certes nécessaire... tout en sachant que trop de quincaillerie informatique -qui favorise la vitesse, pour ne pas dire la précipitation, et le raccourci... et, de plus en plus, la fausse info, en tout cas incontrôlée - tue la lecture qui apporte du vrai sens, celui qui encourage la réflexion, l'intelligence et la critique. On n'en veut peut-être pas ? Qui sait ! Et, ce n'est pas parce que c'est un «expert» de l'Unesco - peut-être au service des «quincailliers» - qui aurait imposé sa nouvelle définition de l'analphabétisme qu'il faut suivre aveuglément son... logiciel.