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Démoscratos ou le Rubicon de la liberté (4ème partie)

par Benali Mouloud *

De l'étude du régime politique britannique d'alors qu'il considère comme modèle de gouvernement modéré, Montesquieu va tirer les principes fondateurs de sa théorie. Il distingue en effet la puissance législative, la puissance exécutrice et le pouvoir de juger des crimes : «Tout serait perdu si le même homme, le même corps des principaux des nobles ou du peuple exerçait les pouvoirs de l'Etat» (De l'esprit des lois). Aussi, la fonction exécutive serait-elle confiée au roi, la fonction législative à une assemblée bicamérale qui regroupe le corps des nobles et les représentants élus du peuple, enfin la fonction de juger à des tribunaux temporaires composés de personnes choisies du corps du peuple. Mais, Montesquieu admet que seuls deux des trois organes détenteurs du pouvoir souverain sont des puissances politiques, à savoir le pouvoir législatif et le pouvoir exécutif, et envisage surtout les relations qui vont s'établir entre eux ; le pouvoir de juger étant purement et simplement écarté.

S'agissant des deux principales puissances, Montesquieu veut doter ces deux organes de prérogatives décisionnelles qui leur permettent de statuer librement sur les questions touchant à leurs domaines de compétence respectifs, avec cependant une faculté de se neutraliser mutuellement afin d'empêcher les empiétements de l'un sur l'autre, c'est-à-dire de pouvoir s'opposer aux décisions prises par l'autre. Cela signifie en clair que la séparation des pouvoirs dans l'intention de Montesquieu n'est pas un isolement rigide, mais plutôt une collaboration rendue inévitable par le principe d'équilibre dont le but est d'éviter la prépondérance de l'un sur l'autre : «Par le mouvement nécessaire des choses, elles sont forcées d'aller de concert».

La théorie de la séparation des pouvoirs de Montesquieu a été conçue dans un contexte politique particulièrement hostile aux libertés individuelles où l'absolutisme royal à l'époque de la philosophie des lumières se faisait menaçant contre toute conception nouvelle touchant à l'ordre régnant, politique ou religieux. Diderot n'a-t-il pas fait les frais de son livre adressé à l'intention du clergé, intitulé «Lettre sur les aveugles à l'usage de ceux qui voient» ? Considéré par l'église comme une œuvre subversive et hérétique, son auteur fut emprisonné au donjon de Vincennes pendant trois mois. C'est dans ce climat politique et idéologique que la théorie de la séparation des pouvoirs fut conçue par Montesquieu et reprise par les révolutionnaires de 1789 en qui ils voyaient une conception du pouvoir originale et novatrice visant à contrer principalement la puissance de la monarchie absolue au nom des libertés individuelles. Ainsi, la théorie de Montesquieu a-t-elle influencé considérablement les idées révolutionnaires de son époque dont les principes ont été inscrits dans la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 qui proclame en son article 16 que « toute société dans laquelle la garantie des droits n'est pas assurée, ni la séparation des pouvoirs déterminée n'a point de constitution». L'opposition entre le régime démocratique et le régime absolutiste apparait donc clairement dans cet article qui définit entre autres, le contenu minimal mais impératif de la constitution. Il n'en demeure pas moins que la théorie de la séparation des pouvoirs de Montesquieu, aussi révolutionnaire soit-elle, comporte quelques ambiguïtés de telle sorte qu'elle laisse planer le doute sur sa nature. S'agit-il d'une séparation rigide ou souple des pouvoirs ? Montesquieu a mis en veilleuse la description des éléments qui caractérisent l'une et différencient l'autre. Il ne laisse pas transparaitre de réponse claire et profonde sur cette question qui, au demeurant, a donné lieu à moult interprétations de l'œuvre entre les tenants de la séparation rigide et les adeptes de la séparation souple. Pour les premiers, chaque organe détenteur d'un pouvoir souverain doit disposer librement de ses attributions dans son domaine de compétence sans aucune possibilité d'interférence ni de responsabilité vis-à-vis des autres. C'est le cas de la constitution américaine de 1787 qui attribue la totalité du pouvoir législatif au Congrès et la totalité du pouvoir exécutif au président sans aucune faculté d'interaction de l'un avec l'autre, et dans ce cas de figure, le pouvoir ne peut pas arrêter le pouvoir. Mais des aménagements conséquents ont été introduits pour briser ce semblant de rigidité entre les pouvoirs et asseoir un tant soit peu une collaboration institutionnelle par un jeu de mécanismes légaux entre les deux principaux organes protagonistes. Nous prenons à titre d'exemple l'initiative des lois dont dispose constitutionnellement le président auprès du Congrès américain, le véto de poche qui lui donne la faculté de s'opposer à un projet de loi, ou bien les questions de guerre et paix qui nécessitent l'aval du Congrès. En tout état de cause, pour une bonne gouvernance, les pouvoirs sont obligés «d'aller de concert». Pour les seconds, par contre, si le pouvoir est dans sa quintessence unique et indivisible, son usage pour des raisons pratiques de fonctionnalité, est diffus à travers les institutions appelées à l'exercer. Aussi, le régime politique fondé sur la collaboration des pouvoirs en l'occurrence, le parlementarisme, permet-il par le jeu de la double responsabilité (celle du gouvernement auprès du parlement et vice versa) d'éviter les empiètements de l'un sur l'autre et d'assurer en même temps la concertation de l'un et l'autre sur toutes les questions d'ordre public. Le système parlementaire britannique en est l'exemple édifiant.

Alors, pourquoi le problème du régime le meilleur et de la conception finaliste de la nature humaine s'estompent-ils simultanément ? La réponse nous vient de l'un des grands philosophes et chantre de la tradition politique : Hobbes.

Hobbes et son «Léviathan»

Dans son livre célèbre, Léviathan, Thomas Hobbes expose sa philosophie du pouvoir et de l'Etat. Il adhère à une conception mécaniste de l'univers : l'homme est défini par l'instinct de conservation et le désir de jouir des plaisirs de la vie ; sa conduite est guidée par l'intérêt. Une telle conception exclut la question du régime le meilleur, car selon Hobbes l'homme poursuit un objectif simple, prosaïque, qui est de survivre. Les hommes sont soumis à leurs passions et de ce fait sont ennemis les uns des autres à défaut de lois communes qui forcent leur obéissance. Selon la formule de Plaute (Auteur et dramaturge comique latin né vers 254 av. J.-C. et mort en 184 av. J.-C. à Rome), «l'homme est un loup pour l'homme». Alors que doit être la forme du régime politique pour assurer la paix entre les hommes ? Partant d'une anthropologie pessimiste, il est clair pour Hobbes que la recherche du régime le meilleur conformément à la conception finaliste de l'homme est sans fondement et laisse place à la théorie d'un Etat fort, souverain, le Léviathan, apte à assurer paix et sécurité entre les hommes en échange de leur obéissance. Aussi, l'état de nature des hommes est-il un état de guerre permanent et d'anxiété. Les hommes, pour protéger ce qu'ils possèdent, doivent recourir à une forme d'organisation politique qui transcende leurs conflits et les préserve du climat de prédation et de belligérance dû à leur désirs ardents et leurs plaisirs insatiables. Pour Hobbes, la forme de gouvernement susceptible d'assumer ces fonctions est la monarchie, puisque dans les autres formes, le pouvoir manque de force pour protéger ses sujets contre les agresseurs extérieurs et contre eux-mêmes.

Des auteurs comme Hobbes, Spinoza, Kant, conçoivent dans leur vision philosophique, que l'état de nature ou état sauvage est un état de violence incompatible avec les valeurs de la société humaine. Pour Hobbes, au risque de nous répéter, l'antithèse de cet état de nature procède d'une forme d'organisation politique puissante : l'Etat. Mais un Etat omnipotent, le Léviathan, dont le pouvoir à la limite de son envergure et de sa vocation est le moyen de soumettre les volontés récalcitrantes afin de bannir l'ambiance guerrière qui prévaut dans l'état de nature. En contrepartie de cette harmonie imposée, les sujets doivent consentir à l'obéissance et au respect des lois civiles prises dans ce nouvel ordre social. Il n'en demeure pas moins que les présupposés anthropologiques diffèrent d'une analyse à l'autre. Cette grande œuvre de la philosophie politique qu'est le Léviathan, projette les bases d'une société moderne reposant sur la légalité du pouvoir et sur le pacte social qui inspirera un peu plus tard, le Contrat social de Rousseau et la pensée légaliste de Spinoza.

Locke et l'état de nature

Locke, moins pessimiste que Hobbes sur la nature humaine, n'assimile pas état de nature et état de guerre et de ce fait ne conçoit pas l'état civil comme l'antithèse de l'état de nature, mais plutôt comme sa simple continuation par le droit et par la culture. La menace essentielle pour la sauvegarde de la vie ne provient pas, selon Locke, des passions inhérentes à la nature humaine, mais de la dureté de la vie en milieu naturel. C'est plutôt l'élément exogène (l'influence du milieu naturel) qui détermine l'hostilité entre les hommes, car c'est sous l'effet de la misère et de la faim que les êtres humains entrent en conflit les uns contre les autres, mais non par une passion guerrière innée, intrinsèque. Ainsi, l'homme naturel est l'homme qui a faim ; il est en relation d'abord avec son corps et la nature avant de l'être avec ses semblables. Pour apaiser cette faim chacun va chercher dans la nature, qui est originairement propriété commune, les moyens de sa subsistance. Dès lors qu'un homme cueille une pomme il se l'approprie, et cette appropriation n'est pas tributaire de l'accord des autres, car s'il se soumettait au consentement de ses semblables, remarque Locke, il mourrait de faim. Ce qui signifie en clair que la propriété est donc un droit naturel nécessaire à la survie des hommes et son fondement matériel et moral est le travail. Il s'ensuit que l'homme, avant d'être un animal politique, est un animal propriétaire et travailleur et «c'est le travail qui donne à toute chose sa valeur propre». (John Locke : Traité du gouvernement civil). L'état de nature n'est donc pas pour Locke un état de guerre, mais plutôt une étape de l'évolution humaine qui, elle-même, prélude à l'émergence d'un stade plus avancé, à savoir l'état civil qui n'est autre que sa transformation politique et sociale. Cependant, cet état de nature pourrait se muer en état de guerre du fait de l'absence d'un juge commun apte à trancher les litiges nés des rapports économiques et d'échange que les hommes entretiennent entre eux et dans lesquels chacun poursuit un intérêt privé. Ainsi, la loi naturelle garante d'un certain niveau d'équilibre «enseigne aux hommes s'ils veulent bien la consulter qu'étant tous égaux et indépendants, nul ne doit nuire à un autre par rapport à sa vie, à sa santé, à sa liberté, à son bien». (J. Locke : Traité du gouvernement civil). Mais le plus souvent cette loi source d'équilibre, se transforme en son contraire et génère des situations conflictuelles dont la mort est l'issue fatale. L'absence d'une autorité supérieure reconnue pour arbitrer les différends qui peuvent naitre entre les hommes, fait que chacun est juge de sa propre cause et se présente comme le protecteur de la loi naturelle, investi du droit de punir. A partir de ces considérations, on voit les limites de l'état de nature et ses inconvénients qui se manifestent dans cette capacité de l'homme à s'ériger en juge de sa cause et en bourreau pour celle des autres. Ainsi, l'orgueil des individus et leurs passions effrénées, qui corrompent leur raison, les conduisent inévitablement à la violence et rendent nécessaire l'instauration d'un gouvernement civil qui aura pour mission de protéger les droits politiques et de régler les litiges.

Rousseau et le «Contrat social»

«L'homme est né libre et partout il est dans les fers. Tel se croit le maitre des autres qui ne laisse pas d'être plus esclave qu'eux. Si je ne considérais que la force, et l'effet qui en dérive, je dirais : tant qu'un peuple est contraint d'obéir et qu'il obéit, il fait bien ; sitôt qu'il peut secouer le joug, et qu'il le secoue, il fait encore mieux ; car, recouvrant sa liberté par le même droit qui la lui a ravie, ou il est fondé à la reprendre, ou on ne l'était point à la lui ôter. Mais l'ordre social est un droit sacré qui sert de base à tous les autres. Cependant ce droit ne vient point de la nature ; il est donc fondé sur des conventions. Il s'agit de savoir quelles sont ces conventions».

Ainsi, Rousseau ouvre le livre I du contrat social par une formule consacrée à la liberté de l'homme qu'il considère comme une donnée issue de sa nature et de la nature proprement dite. Il retient comme loi naturelle l'obligation que nous impose la nature de nous conserver dans l'être. Si la nature façonne les hommes libres, il est clair que la société les asservit. Une réflexion émise déjà dans le Discours sur l'inégalité. On constate donc clairement que le problème théorique posé par le Contrat social est de délimiter en droit les conditions d'une liberté retrouvée, artificielle fût-elle. Partant d'un constat que la société civile dans sa transformation actuelle est mauvaise, et que les lois qu'elle promulgue ne le sont pas moins, Rousseau établit les fondements d'un ordre légitime afin de reconstituer la liberté naturelle perdue.

On lit donc dans «Les Confessions» : «?Des divers ouvrages que j'avais sur les chantiers, celui que je méditais depuis longtemps, dont je m'occupais avec le plus de goût, auquel je voulais travailler toute ma vie, et qui devait selon moi mettre le sceau à ma réputation étaient mes Institutions politiques».

Le projet des Institutions demeura malgré tout un projet de jeunesse. Rousseau se contenta de rédiger deux fois un livre de petite «masse volumique», (la première version du Contrat est connue sous le titre de manuscrit de Genève), mais de plus grande valeur théorique et philosophique, qui devint par la suite «Du contrat social ou principes du droit politique». Le livre fut édité pour la première fois en 1762 à Amsterdam, mais passa pratiquement inaperçu auprès du public de son temps. Ce n'est que sous la Révolution qu'il émergea du silence dans lequel il s'est confiné, grâce notamment au rapport que Joseph Lakanal, (Membre actif de la Convention ; professeur de rhétorique puis de philosophie ; vota la mort de Louis XVI), fit sur Jean-Jacques Rousseau en 1794, soit deux ans après la proclamation de la République. Il déclare à cet effet que «c'est la Révolution qui nous a expliqué le contrat social». Si la Révolution «explique» le contrat social, c'est par l'emprunt d'une partie de ses concepts et de ses principes. L'idée selon laquelle la loi est l'expression de la volonté générale, et l'affirmation que toute souveraineté réside dans la nation, proviennent incontestablement du contrat social.

A suivre...