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Démoscratos ou le Rubicon de la liberté (2ème partie)

par Benali Mouloud *

Hérodote et la science politique

Parmi la multitude de savants, de philosophes, d'écrivains et d'artistes éblouis par Athènes, Hérodote est l'un des plus illustres. Originaire d'Halicarnasse en Asie Mineure, il a fui la domination Perse. Il a visité beaucoup de pays, interrogé des hommes de toute sorte et pris de précieuses notes qu'il a rassemblées et commentées dans ses « Histoires » ; il est venu ensuite s'installer à Athènes. Les «Histoires» d'Hérodote, qui retracent ses récits de voyage, sont fractionnées en douze livres dont le but principal est de raconter et d'analyser le grand conflit qui a opposé le monde grec aux Perses, c'est-à-dire la liberté au despotisme, dans ce qui est convenu d'appeler les «guerres médiques». Ce faisant, Hérodote livre ses impressions sur les mœurs, la vie sociale et les régimes politiques par l'intermédiaire de trois personnages perses qui, tout au long de l'œuvre, méditent sur ces thèmes par un jeu de questions-réponses en portant des regards critiques sur leur propre société. Bien évidemment, la Perse n'était pour Hérodote qu'une analyse de façade tendant à trouver dans les failles supposées de cette grande civilisation celles existant réellement dans le monde hellénique afin d'y apporter les solutions utiles et corriger les imperfections. L'intérêt de ce dialogue est double : d'une part il nous révèle l'émergence d'une discipline nouvelle, la science politique qui s'est formée autour de deux notions fondamentales en l'occurrence la politeai, qui se traduit approximativement par constitution (ne pas l'entendre dans le sens actuel du terme) c'est-à-dire le régime politique ou la régulation du pouvoir entre les différents compartiments de l'Etat est systématisée; et les nomoi, les lois, sans lesquelles l'Etat ne peut trouver sa justification et dont la rédaction n'est en fait que l'acte constitutif de cet Etat même. D'autre part, parce qu'il est révélateur des préoccupations des Grecs du Ve siècle, et de la mise en question par eux des différentes formes de régimes politiques. Le problème posé est donc le suivant : quel est le meilleur type de constitution, de régime politique ? C'est à cette question que vont répondre nos trois interlocuteurs. Le premier, Otanès, propose l'abolition de la monarchie perse dans sa version absolutiste et son remplacement par une autre forme de gouvernement qui est en fait la démocratie, bien que le terme ne soit pas employé par Hérodote. Il s'agit en réalité de bannir le gouvernement d'un seul, détenteur d'un pouvoir sans partage qu'il exerce à sa guise et sans rendre de comptes : la tyrannie. Le tyran use, abuse du pouvoir qui lui procure orgueil, puissance et méfiance à l'égard de ceux qui l'entourent et qui le poussent à commettre des actes le plus souvent cruels. C'est la raison pour laquelle Otanès préfère le transfert du pouvoir aux citoyens adultes mâles pour que règne l'isonomie, l'égalité de tous devant la loi.

Le second interlocuteur, Mégabyze, rejoint Otanès sur les vices de la tyrannie autant que sur ceux du tyran, mais redoute la violence du gouvernement populaire. Ainsi, la masse ignorante est dans l'incapacité de bien gouverner : « Car il n'est rien de plus insolent qu'une multitude bonne à rien. Et, à coup sûr, échapper à l'insolence d'un tyran pour choir dans celle d'une populace effrénée est chose qu'on ne saurait aucunement tolérer. L'un, s'il fait quelque chose le fait en connaissance de cause ; l'autre n'est même pas capable de cette connaissance. Comment en effet l'aurait-elle, n'ayant reçu d'instruction ni rien vu de bien par elle-même, bousculant les affaires où elle se jette sans réflexion, pareille à un fleuve torrentueux». Ainsi, la tyrannie peut provenir d'un seul homme que de la masse, et dans les deux cas il faut s'en protéger.

En tout état de cause, Mégabyze plaide pour le gouvernement d'un petit nombre d'hommes, l'oligarchie, car seule l'élite instruite, détentrice du savoir peut être à l'épreuve du pouvoir. Néanmoins Hérodote ne précise pas la nature de ce savoir, mais il est clair que pour lui cette aristocratie ne peut plus être désormais uniquement une aristocratie de naissance.

Le troisième interlocuteur n'est autre que Darius. C'est lui qui va l'emporter puisqu'il deviendra roi des Perses. Darius entame sa discussion par un postulat sur lequel repose la valeur relative de ces trois formes de gouvernement afin de pouvoir discerner ce qu'il y a de meilleur dans chacune d'entre elles. La violence peut provenir du tyran, de la foule ou des oligarques. C'est donc contre elle qu'il faut se prémunir en premier. Le gouvernement le plus efficace est pour lui celui de l'homme seul : un chef unique peut neutraliser les nobles qui peuvent se battre pour leurs ambitions de pouvoir, comme il peut se défaire des contestataires. Aussi, la monarchie se présente-t-elle de son point de vue comme la forme de gouvernement la meilleure et la plus opérationnelle. Par ailleurs, elle est traditionnelle chez les Perses. Il faut donc la conserver.

En imaginant ce dialogue entre trois nobles perses qui discutaient de leurs problèmes mais qui étaient en réalité ceux des cités grecques, Hérodote conclut à l'excellence de la monarchie. Pourtant on ne peut s'empêcher de considérer le discours d'Otanès comme le mieux élaboré : l'attaque contre la tyrannie est très accentuée, et cela n'étonne pas de la part d'Hérodote qui a fui la tyrannie instaurée dans sa cité en Asie Mineure.

L'intérêt de ce dialogue, outre son caractère doctrinal, est de nous renseigner sur les préoccupations des Grecs et particulièrement des Athéniens du Ve siècle. Ainsi, la question de la politeia (la forme de l'Etat) et celle des nomoi (les lois) allaient prendre les devants de la pensée politique à la fin du Ve siècle.

Hérodote anticipe les «Lettres persanes» de Montesquieu

L'œuvre d'Hérodote nous fait penser à une autre aussi célèbre émanant d'un illustre auteur du siècle des Lumières : les « Lettres persanes » de Montesquieu. Le même procédé employé par Hérodote le fut par Montesquieu qui, pour refléter les us et coutumes de la société française du XVIIIe siècle et décrire de façon moins orthodoxe et critique le fonctionnement de la monarchie sous Louis XIV, fait appel à l'observation pertinente de personnages imaginaires persans, venus en visite à Paris. D'un œil complètement désinvolte et étranger, et par leurs correspondances, ces nobles persans livrent leurs impressions sur un monde complètement différent du leur en comparaison à leur mode de vie oriental et à leur conception du pouvoir. Leurs points de vue exotiques transmis dans leur crudité par cet échange épistolaire, sont mis en exergue dans la lettre 37 ou Usbek adresse à Ibben un portrait critique du roi de France sur sa vieillesse, ses faiblesses, ses largesses, l'incohérence dans son comportement et la mal gouvernance de son royaume. Ainsi, par ce subterfuge Montesquieu critique le roi, dénonce les déviations perverses du pouvoir, échappe à la censure et secoue toute la société grâce à cette œuvre satirique, philosophique et libertine.

D'Otanès à Rica, de Mégabyze à Usbek et de Darius à Ibben, le message écrit par Hérodote et contextualisé par Montesquieu, malgré les siècles qui les séparent, est on ne peut plus similaire par sa forme que par son contenu. C'est une critique acerbe du pouvoir par des étrangers portant un regard neuf sur les institutions étatiques et les mœurs de la société. La similitude est trop évidente pour être le fait du hasard. Si Hérodote se prononce en faveur de la monarchie, Montesquieu, par contre, conçoit dans son ouvrage majeur «De l'esprit des lois», un système politique fondé sur la séparation des pouvoirs, exécutif, législatif et judiciaire où les prérogatives de l'un s'arrêtent où commencent celles de l'autre, dans un jeu d'équilibre conçu comme principe régulateur de leurs rapports et de leurs compétences.

La révolution sophistique

Le débat sur les trois formes de gouvernement telles que présentées par Hérodote par l'intermédiaire de ses trois interlocuteurs a alimentée les polémiques les plus passionnées dans toute l'Hellade, à Athènes particulièrement.

Ces polémiques résultaient elles-mêmes d'un mouvement philosophique contestataire qui, mettant en cause l'origine des gouvernements, devait promouvoir la science politique et avoir de grandes implications sur l'évolution des doctrines politiques en Grèce : c'est ce qu'on désigne communément sous l'expression «révolution sophistique».

Malheureusement, cette période de la moitié du Ve siècle qui représente l'apogée du génie grec et d'Athènes en particulier, mises à part les « Histoires » d'Hérodote et de Thucydide, échappe complètement à notre connaissance en raison de l'existence de fort peu de témoignages écrits sur une partie importante de la pensée politique et philosophique. C'est grâce à des œuvres postérieures de ses disciples et particulièrement Platon, que la pensée philosophique de Socrate fut connue et glorifiée. Si Platon a magnifié son maître, il n'en demeure pas moins qu'il a porté sur les sophistes auxquels on l'associait par ailleurs, un jugement très hostile qui relègue leur enseignement philosophique à un simple formalisme dont le but est essentiellement lucratif. La charge péjorative qui, après Platon, a grevé le terme même de sophiste, risque de nous faire omettre que leur période fut une période révolutionnaire dans l'histoire de la pensée, où les penseurs libérèrent l'homme des croyances aliénantes, des superstitions et des contraintes de la morale conventionnelle. Ce fut une époque d'activité intellectuelle intense dont Athènes avait stimulé et favorisé l'épanouissement comme nulle part ailleurs.

La démocratie athénienne est une démocratie directe et populaire qui peut faire d'un citoyen, grâce au tirage au sort, un magistrat responsable, dès lors qu'elle permet au peuple assemblé de délibérer librement sur les questions touchant à la vie de la cité, à l'effet de prendre des décisions importantes sur son destin. N'est-il pas par conséquent logique, voire nécessaire, que les citoyens reçoivent une éducation politique appropriée ? Or, les sophistes, installés à Athènes au milieu du Ve siècle, apparurent d'abord comme des professeurs de rhétorique qui surent rassembler autour d'eux un auditoire soucieux d'acquérir l'art de manipuler le verbe mais aussi les préceptes de la science politique. Un tel état de fait n'est pas sans danger. La rhétorique devenait l'art du discours et les sophistes des professeurs d'éloquence qui enseignaient à leurs élèves les manières de tromper le peuple plutôt que de l'éclairer sur ses intérêts essentiels. Mais ils n'enseignaient pas gratuitement. Ils se faisaient payer, et cher. C'est contre l'aspect formaliste et mercantile de leur enseignement que Platon dirige sa critique. Cependant, rendons aux sophistes la place qu'ils méritent réellement dans l'Histoire de la pensée philosophique.

Nonobstant l'aspect pervers de leur enseignement dénoncé par Platon, les sophistes présentent une autre qualité de leur personnalité et de leur philosophie, qui consiste à remettre en cause des vérités jusque-là inébranlables et universellement admises. L'antithèse posée par eux entre la Nature et la Loi des hommes, dont le caractère inné de l'une peut s'opposer à l'aspect conventionnel de l'autre, démontre un sens prononcé pour la rationalité. C'est dire que la Nature a ses propres lois qui ne sont pas celles des hommes ; si celles-ci entrent en conflit contre celles-là, alors s'impose leur remise en question. Il ne s'agit pas uniquement de la remise en question des lois morales, mais aussi et surtout des lois de la Cité, de la Polis, qui ne sont en vérité que l'apanage des législateurs qui les ont conçues dans un contexte spatio-temporel déterminé ; ce qui signifie en clair qu'une loi valable pour une Cité ne l'est pas forcément pour une autre, et ce qui est juste ici ne l'est pas nécessairement ailleurs. Ainsi, la remise en cause de toutes les lois par les sophistes aboutit inévitablement à la négation des Dieux. En un mot, c'est un soulèvement contre l'ordre établi ; l'ordre divin et celui des hommes.

La science politique d'Aristote à Montesquieu

Parmi les auteurs qui ont joué un rôle dynamique dans l'histoire de la pensée occidentale, Aristote est le plus influent et le plus solennel. Son œuvre, «La politique» a été pendant des siècles la philosophie politique et la sociologie politique. Ce livre vénérable s'offre à nous comme une compilation documentaire que l'auteur a rassemblée sur les cités grecques, en vue d'une étude comparative dont le but est d'aboutir à une classification objective des constitutions (rappelons-le, non pas au sens moderne du mot, texte écrit, mais au sens de régimes politiques) qui composent ces différentes formations politiques. Ainsi, grâce à son sens aigu de l'observation et de l'analyse, Aristote met en valeur, comme d'ailleurs Hérodote son prédécesseur, trois régimes fondamentaux : le régime monarchique, le régime oligarchique et le régime démocratique dont les caractéristiques ont été décrites bien avant par Hérodote.

Ce livre se présente donc à la fois sous un double aspect : philosophique et sociologique. Ainsi, au-delà des jugements de valeur émis sur les différents régimes politiques existant dans la Grèce antique pour déterminer le meilleur d'entre eux, l'auteur se livre simultanément à une analyse approfondie du fait politique touchant à son apparition, à son évolution et à sa corruption en des formes déviées conséquemment au changement des conditions matérielles qui l'on produit. Une enquête et une analyse de cette envergure ne peuvent être, dans le sens actuel du mot, que sociologiques. Mais l'influence d'Hérodote reste très perceptible. Aristote, après avoir classifié, comme on l'a vu les régimes politiques en trois catégories, s'intéresse désormais à l'art de gouverner par l'exercice subtil du pouvoir. Deux questions hantent son esprit : comment un régime se maintient-il ? Comment un régime se transforme-t-il ou est-il renversé ? C'est au savant de donner des conseils aux hommes d'Etat, se dit-il. C'est ce que prodigue ce merveilleux ouvrage qu'est « La politique » aux gouvernants de chaque régime dans le but de conserver le pouvoir. Dans le bref chapitre écrit à l'intention des tyrans, l'auteur prescrit à ceux-ci le procédé par lequel on peut sauvegarder la tyrannie. Un régime tyrannique est par nature détestable, les moyens utilisés pour son maintien, il va de soi, ne le sont pas moins, c'est-à-dire immoraux et foncièrement mauvais. Mais n'y voit-on pas là une anticipation d'un ouvrage non moins célèbre écrit par un Florentin au XVe siècle et qui prodigue les préceptes de l'exercice du pouvoir aux princes ? Oui, en effet ! C'est «Le Prince» de Machiavel, une œuvre devenue par la force du mythe le livre de chevet de tous les tyrans de notre époque. Si Hérodote par ses « Histoires » a anticipé les « Lettres persanes » de Montesquieu, Aristote par « La politique » le fut, sans conteste, pour « Le Prince » de Machiavel.

A suivre...

*juriste, Constantine