Envoyer à un ami | Version à imprimer | Version en PDF

L'Algérie, un pays d'ultra droite ? (1ère partie)

par Sid Lakhdar Boumediene*

L'Algérie est-elle majoritairement de gauche ou de droite? On a toujours tranché les débats pour les autres en les qualifiant de leur position supposée sur un échiquier qui symbolise l'hémicycle parlementaire. C'est donc bien que notre référentiel de pensée est ancré dans une représentation mentale historique aujourd'hui standardisée dans le monde. Mais alors quel est le spectre de la dispersion pour les Algériens ? J'ai crainte que nous n'osions jamais prononcer notre sentiment profond car il nous fait frémir.

Dans les comparaisons sociologiques, politiques et historiques, il faut toujours éviter l'anachronisme ou la confusion des critères d'études sous risque d'avoir des biais interprétatifs qui compromettent la validité de l'analyse. Mais nous sommes bien obligés de prendre comme postulat la prise en compte par les intellectuels et les journalistes algériens de critères et de notions entièrement universalisées pour observer et analyser les mouvements politiques et sociaux étrangers. Populisme de Donald Trump, gauchisme de Mélenchon, extrémisme de droite pour Marine Le Pen, régime théocratique des Ayatollahs, etc.

On peut toujours se dissimuler en écartant ces critères que nous pensons invalides pour nous-mêmes, critères que nous ne cessons pourtant d'évoquer pour les autres. La plupart du temps, ceux qui ne souhaitent pas aller sur ce terrain nous répliquent aussi promptement qu'une porte claquée en disant «Nous sommes des Algériens, musulmans, nous aimons notre patrie, un point c'est tout». C'est peut-être juste mais un peu court.

La vérité est que ce positionnement fait peur et reste réservé pour les autres, les étrangers, l'extérieur, le reste du monde. Un monde dont certains ne partagent les codes et la sémantique d'analyse que lorsque cela les arrange, pour leur conscience comme pour leur portefeuille. C'est pour cette raison qu'il ne faut pas se détourner de ce qu'est la réalité sociologique de l'Algérie, objective et observable.

Qu'est-ce que la droite et la gauche ? Dans cette première partie l'Algérie ne sera pas évoquée car il faut poser le cadre de notre analyse que nous lui appliquerons lors de la seconde. Cette longue introduction est tout à fait nécessaire car elle plante le décor et le sens d'une opposition droite/gauche qui est au centre de notre système de référence, bien malgré nous car c'est un héritage lourd de ces derniers siècles.

La droite et la gauche, c'est quoi ?

L'histoire sémantique débute en France, en cette fin du mois d'août 1789 où, pendant deux jours (27 et 28 août), siège une assemblée nationale constituée après les émeutes de juillet. Son premier débat politique porta sur le sort des institutions et donc sur celui réservé au pouvoir royal. Les partisans d'une monarchie constitutionnelle, à l'image de celle de l'Angleterre, se regroupent à droite de la tribune. Il ne faut cependant pas comprendre la monarchie constitutionnelle anglaise à travers notre époque car à ce moment de l'histoire Outre-Manche, le roi restait très puissant face à l'assemblée.

Les autres, regroupés à gauche, sont partisans d'un pouvoir royal «suspensif». Le roi pourrait ainsi suspendre une loi qui ne lui conviendrait pas afin que l'assemblée puisse débattre de nouveau sur une nouvelle proposition. Ainsi, la première manifestation de la droite et de la gauche repose sur un choix des révolutionnaires français sur le sens de ce qu'est leur révolution, une réforme dans la continuité d'un socle existant pour les uns, une rupture profonde pour les autres (ce qui nous semble relativement complaisant avec un pouvoir suspensif était pourtant une proposition révolutionnaire pour l'époque, nous y reviendrons). Ce premier clivage conceptuel et politique marquera fortement la suite de l'histoire des deux qualificatifs.

On a souvent discuté le pourquoi de cette place de droite occupée spontanément par les membres favorables au maintien du pouvoir royal sans vraiment parvenir à une réponse tranchée. Ce qui est certain est qu'elle était réservée au roi, ce qui provoqua un positionnement naturel de ses défenseurs à cet endroit. Est-ce une place réservée au monarque car elle s'imposait par la configuration des lieux ? Pas certain que ce soit la bonne réponse. En revanche, dix-huit siècles de catholicisme peuvent nous suggérer une autre piste de recherche.

La position naturelle du roi sur son trône a toujours été dans les réunions des États généraux celle du point central et élevé puisque posé sur une tribune. C'était, sans aucun doute, une posture inconcevable pour les membres de l'assemblée révolutionnaire. Quant au placement à gauche, il l'était tout autant insultant pour le roi car se serait le mettre dans la position de Judas le traître comme nous le montre le célèbre épisode immortalisé par l'œuvre de Léonard de Vinci du quinzième siècle, «La dernière Cène».

Tous les gauchers du monde ont souffert pendant des siècles de cette croyance et nous retrouvons cette absurdité jusqu'à notre vocabulaire quotidien par lequel ce qui est qualifié de «gauche» s'oppose à la désignation de la normalité.

On l'oublie trop souvent, le but initial des révolutionnaires, y compris de ses plus farouches représentants, n'avait jamais été la mort du roi, acte régicide qui faisait trembler la main vengeresse. Le roi fut pendant des siècles dépositaire de l'autorité divine et les révolutionnaires n'étaient pas partants pour heurter le peuple, au risque de son soulèvement. C'est la raison pour laquelle le débat exposé plus haut ne semble pas cadrer avec l'image que nous avons de la sanglante révolution française. Sanglante, elle le fut mais un peu plus tard lors de circonstances qui n'avaient pas été prévues. Ce n'est en effet que dans la nuit du vingt au vingt et un juillet 1791 que la tentative de fuite du roi et de sa famille à l'étranger, puis sa capture à Varennes, mèneront le couple royal à la guillotine pour haute trahison de l'État.

Tout au long du processus révolutionnaire et bien plus tard, habitude fut ainsi prise par les parlementaires de s'installer à gauche ou à droite selon les affinités créées par leur position politique, défavorable ou favorable à l'ancien régime (qui, cette fois-ci, le sera réellement avec les mouvements de restauration qui s'opérèrent par la suite). On peut donc, dès la genèse du mouvement révolutionnaire, dégager les premiers caractères qui fondent les qualificatifs de gauche et de droite. Dans toute l'Europe, le même usage s'est installé dans les parlements, avec une séparation entre les partisans des anciennes monarchies royales et ceux qui faisaient gronder la menace révolutionnaire, encouragés par l'exemple de la grande révolution française qui marqua les esprits et libéra les paroles comme les actions.

La dichotomie, un réflexe naturel

Pourquoi les révolutionnaires de 1789 ont-il réussi, par un simple regroupement entre affinités dans une salle, à inventer une sémantique qui allait se perpétuer durant des siècles pour se maintenir encore de nos jours ? Tout simplement parce que la dichotomie en politique comme dans toute autre matière est la manière naturelle des hommes de se positionner face à la complexité.

Dans la morale et les religions, le manichéisme du bien et du mal est incrusté dans la quasi totalité des civilisations. Il en est de même pour la politique où les alliances doivent impérativement s'opérer pour arriver à fédérer une opposition claire et une force de combat suffisamment puissante. On est «pour» ou «contre», ce qui est la marque essentielle des grands débats de l'humanité. Et puis, comme le tyran ou le gouvernement en place est un, la multitude se positionne face à cette figure unique en l'appuyant ou en la rejetant d'un bloc. L'unicité du pouvoir ne laisse aucune chance aux oppositions de le combattre si la diversité des courants politiques ne parvient pas à une alliance et donc à une position commune. La gauche et la droite se nourrissent perpétuellement de cette cristallisation des points de vue en qualifiant les uns et les autres dans un face-à-face inévitable.

Il n'en reste pas moins que les réalités pour chaque pays font que ces alliances passagères masquent des variantes qui sont aussi complexes que les situations et intérêts des êtres humains. Alors comment faire si ce n'est de partir de l'exemple des révolutionnaires français et d'essayer de trouver les caractères historiques des deux mouvements opposés, l'un à droite et l'autre à gauche.

Deux idées opposées du projet de société

A la suite de l'attachement aux valeurs monarchiques de la droite se décline tout naturellement sa position à la religion. Pour la droite, le fond de catholicisme hérité de deux millénaires structure profondément son modèle. Certes, René Rémond a théorisé l'existence de trois droites issues de l'arbre commun. Mais à elle seule la tradition religieuse marque périodiquement les clivages et cimente la droite mondiale. Bien que plus aucun gouvernant ou parti politique ne fait désormais défaut à la laïcité dans son discours et dans ses actes d'État, nous avons bien vu resurgir la fièvre catholique ces derniers temps, se revendiquant comme une valeur ancestrale de la France, anciennement dénommée «fille aînée de l'église».

Attachées à ce socle viennent ensuite les valeurs traditionnelles de la société et des familles qui sont farouchement défendues pour faire obstacle à tous les mouvements d'émancipation de la société. Là encore, nous avons bien vu son obstination à combatte, ou tout au moins à freiner l'élan, lorsqu'il s'est agi des questions épineuses comme le mariage pour tous, l'avortement et les systèmes modernes de procréation.

La droite, dans la ligne de cette position identitaire est toujours celle qui défend la nationalité pure et les frontières. Et bien que la sacro-sainte idée d'universalisme comme celle du droit d'asile n'ont jamais été reniées, on sent bien que pour la droite, l'assimilation prévaut sur l'intégration. Viennent ensuite toutes les valeurs de combat qui découlent de ce qui est le socle de sa position, soit la défense du territoire après avoir défendu celle de l'intégrité du territoire colonial.

La gauche se situe à l'inverse et, à front renversé, prendra des positions qui privilégieront le bien commun à l'individualisme, la liberté individuelle à la mise au pas moraliste et identitaire. La gauche préférera toujours la notion de république à celle de nation, la laïcité à celle d'État confessionnel, la citoyenneté à l'idée des communautés, les libertés sociétales au contraire des normes moralistes.

Vu de cette manière, et c'est bien le tableau habituellement décrit, c'est comme si on faisait un tableau comparatif du bien et du mal où la gauche aurait le beau rôle. Tout cela est vrai puisque tout part historiquement du rapport entre le dominé et le dominant. Et c'est au fond la seule définition que nous retiendrons, la gauche est la force progressiste et de rupture opposée à la société opprimante alors que la droite est le combat pour le maintien des rapports de domination considérée comme la légitime contrepartie de la bonne naissance ou du mérite par la persévérance dans le bien moral. Pour la droite, la gauche détruit les valeurs d'une société séculairement construite sur des fondations solides.

Oui mais voilà, tout cela est totalement brisé par le déroulement de l'histoire quant à la belle idée que l'on se fait de ce positionnement. Si le rêve est tout à fait réel, le réveil a bien laissé place au cauchemar pour les peuples qui se sont laissé aller au romantisme de l'élan révolutionnaire.

La main gauche et la droite signent avec le diable

La stricte répartition des positions morales fait toujours long feu lorsque le diable s'en mêle. Alors que les communistes se sont construits par opposition à la tyrannie des anciens régimes royalistes et capitalistes, les voilà rapidement installés dans le contraire absolu de ce qui fut leur projet. Ils supprimèrent toutes les libertés et mirent à genoux les peuples, souvent maintenus dans la misère économique et dans une société faussement égalitaire, sans compter les millions de morts que l'opposition a payé de son insolence à vouloir réagir.

A l'inverse, des régimes fascistes d'extrême droite ont bâti leur idéologie sur la protection supposée d'un peuple. Le nationalisme socialiste des nazis ou le régime de Mussolini, de Pinochet et bien d'autres se sont reposés sur les valeurs sociales, la protection des familles et des faibles. Un rempart des plus solides pour asseoir leur tyrannie.

Les régimes fascistes aux chemises noires ont fait couler le rouge du sang et les régimes communistes ont fait de leur emblème rouge, le noir de l'enfer. Des nationalistes sont devenus républicains, des républicains sont devenus royalistes, des communistes se sont convertis en milliardaires et des bourgeois en révolutionnaires.

Franco a remis la dynastie des Bourbon sur le trône d'Espagne et Mao avait interdit la religion pour la remplacer par une autre, la sienne, qui avait son livre sacré, le petit livre rouge rédigé de sa main.

Dès les premiers pas de la révolution française, les idéologies révolutionnaires avaient fait place à un retour vers ce qu'elles avaient si férocement combattu. En 1791 le régime de la terreur a été pire que la misère et l'oppression du pouvoir royal précédent. Napoléon s'est même fait couronné empereur, le comble pour un pouvoir révolutionnaire. Quant à la bourgeoisie, socle du mouvement insurgé, elle s'est empressée de créer un système à son avantage qui n'avait rien à envier à l'injuste régime de ségrégation de la noblesse. Une tyrannie a remplacé une autre et la nouvelle classe dominante allait faire subir au petit peuple un passage terrible lors de la révolution industrielle du dix-neuvième siècle.

En fait, la réponse à ce paradoxe est qu'il ne faut plus rechercher la droite et la gauche dans les régimes politiques mais dans l'élan exprimé par les peuples. La droite et la gauche sont des projections, un choix profond de société, certes fantasmé, mais qui a du sens et qui crée l'espoir d'un avenir choisi. Elles continuent donc à cliver le débat politique des peuples et à susciter le rêve, raison pour laquelle on ne peut les ignorer.

Mais si dans la réalité des programmes gouvernementaux, la différence est de moins en moins tranchée, en revanche, l'idéal de gauche comme le projet de droite sont présents dans la marque historique des sociétés. Et c'est au travers de cette âme profonde qu'il faut aller rechercher le positionnement de l'Algérie

*Enseignant

A suivre...