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Commémoration du centenaire de la naissance de Ben Bella : un colloque inachevé (*)

par Nadir Marouf *

Le temps des commémorations est toujours un temps à cycle court. Dans certains cas, la date commémorative, fût-elle symbolique, se ritualise pour faire partie du calendrier canonique. Ce n'est pas forcément le cas pour nos héros éponymes du mouvement national.

L'Emir Abdelkader, qui est entré dans la légende, jouit à titre posthume de la consécration annuelle grâce au mouvement associatif, certes relayé par le Pouvoir.

Dans le cas d'espèce, la commémoration de Ben Bella est, semble-t-il, une idée qui a germé dans la tête des universitaires de Tlemcen et qui a reçu un écho on ne peut plus favorable auprès des instances locales, nationales, voire internationales. L'événement en valait la chandelle, notamment pour un homme qui a compté durablement au plus haut niveau dans l'histoire de notre pays.

Cependant, une commémoration de ce type, érigée en colloque international initié par des universitaires, est censée répondre à un objectif scientifique (terme martelé souvent dans ce colloque), qui le différencierait de l'objectif assigné aux instances politiques, syndicales ou «congrégationnelles». J'en ai été informé à titre privé au hasard d'une rencontre au rectorat par le chargé du protocole et des événements officiels. Je lui ai fait part de mon désir d'y participer, en me focalisant sur la vie quotidienne du fonctionnement administratif de la gouvernance Ben Bella de 1962 à 1965. Depuis, je n'ai reçu aucun contact. Mais cela n'a aucune importance pour ma personne. Apparemment, la main est passée au vice-recteur chargé des relations extérieures, puisque c'est lui qui a annoncé l'événement au journal télévisé de la veille. En revanche, lors de la séance plénière, la présidence scientifique revenait à un enseignant-chercheur, directeur du laboratoire d'anthropologie religieuse. Après tout, pourquoi pas, tant que nous sommes dans le sanctuaire de la science.

A mon grand étonnement, l'omniprésence des personnalités politiques ou d'anciens militants dominait la scène. L'ordre du jour y contribuait d'ailleurs puisque l'essentiel des thèmes portait sur la genèse du mouvement national, du moins à partir de la fin de la Deuxième Guerre mondiale, et sur l'épopée militante et militaire de Ben Bella jusqu'à l'indépendance. Dans les débats, il y avait quelques plaidoyers pro domo de circonstance, mais cela n'a rien de nouveau dans ce genre de rencontres.

La question que je me posais, en écoutant les dernières communications avant la clôture est: où est passé Ben Bella depuis 1962 ? Pourquoi rien n'a été dit sur cet épisode à la fois court, passionnant (pour ceux qui l'ont vécu) et riche en enseignements sur l'historiographie politique contemporaine ? En fait, c'est la période qui devrait faire travailler ensemble les historiens lambda chargés de la période contemporaine, voire de l'histoire immédiate (spécialité désormais consacrée par la taxinomie des sciences humaines).    L'enjeu à la fois scientifique et politique de mon propos est que ni la science ni la personne du défunt Ben Bella n'ont gagné dans cette affaire.

En effet, ânonner sans fin sur l'épisode du détournement d'avion du mois d'octobre 1956 n'est pas inintéressant, mais il y a tellement de publications sur ce sujet qu'on aurait pu passer à autre chose, sans oublier que dans la quasi-totalité des cas, nous avons affaire à des témoignages de seconde main, chacun y allant de sa contre-vérité...

Pour le reste, s'agissant de la primogéniture de son combat, de son militantisme initial, de son courage, de son envergure internationale, de son élan révolutionnaire, on reste dans le récit hagiographique, qui me rappelle d'ailleurs le colloque organisé quelques jours auparavant au Centre d'études andalouses (CNRPAH-Tlemcen), en guise de commémoration du neuvième centenaire de la naissance du santon Abû-Mediene et où, à côté du public «ordinaire», se croisaient petites formations confrériques proches du menu peuple et représentants de zaouïas jouant dans la cour des grands. Dans les deux cas, les deux hommes liges de l'hommage, sanctifiés et adulés, sont à l'image en dernière instance du «Cadavre encerclé» cher à Kateb Yacine!...

Pour revenir à feu Ben Bella, la leçon primordiale, du point de la science politique et historique pour le moins, est de comprendre pourquoi l'épopée héroïque exemplaire du peuple algérien en lutte pour son indépendance, qui a servi d'exemple à d'autres peuples en quête de leur libération, en Afrique et ailleurs, débouche sur un 19 juin 1965, sur un coup d'Etat inopiné. Ce fut pour les jeunes étudiants que nous étions, qui avions quitté les amphis pour répondre à l'appel au recrutement dans les administrations, alors exsangues, désertées par les Français, un traumatisme qui n'a pas échappé au pouvoir nouvellement installé. Recruté le 3 juin 1963 comme administrateur civil à la direction générale du Plan, qui relevait alors de la Présidence, je fus chargé, sous l'autorité directe de feu Abderrahmane Kiouane, de la coopération multilatérale. A 23 ans (recruté au berceau pourrait-on dire), je devais gérer les programmes d'assistance technique des organisations internationales (BOAT des Nations unies, Unesco, Oms, Fao, Bit, Aiea, Omm, Oaci, sans compter l'Aid, la Bird, et la CEA d'Addis-Abeba). Mon travail consistait à coordonner les besoins exprimés par nos différents ministères avec les institutions internationales, à un moment où nous étions tributaires d'experts pour nous aider à identifier nos propres besoins, à en faire le diagnostic.

A titre d'exemple, on hésitait entre une politique de grands barrages et celle de petite hydraulique, plus facile à gérer. Mes collègues du Plan étaient sensiblement de la même génération que moi (entre 22 et 25 ans) pour la plupart titulaires d'un bac+1 tout au plus. Nous travaillions avec une foi en l'avenir inébranlable, fiers de notre indépendance, fiers aussi de nos responsables, comme feu Abdelmalek Temmam, ancien condamné ayant appris la science économique à la prison d'El-Harrach. Certains d'entre nous, plus jeunes alors, qui avaient le privilège d'avoir démarré des études universitaires au tout début de l'indépendance, leur vie scolaire n'était pas un fleuve tranquille (moi-même arrêté en mai 58, puis placé en juin au communal (salle des mineurs) de la maison d'arrêt de Tlemcen, ai obtenu de mon avocat une aide substantielle, celle de m'inscrire au bac 1ère partie en «candidat libre». J'ai pu ainsi passer cet examen en régime carcéral à la session d'octobre 59, ce qui était possible en juridiction des mineurs). Chacun de nous avait une histoire plus ou moins lourde à exorciser par les responsabilités dont nous étions honorés et qui pour nous représentaient une thérapie de reconquête, une sorte de «résilience» pour reprendre un concept psychanalytique à la mode. Les missions qui furent les nôtres étaient tout à la fois exaltantes et harassantes. Un jour sur deux, la journée commençait à 8 heures et se terminait à 23 heures. Nous savions qu'il y avait des divergences politiques, ou plutôt politiciennes en l'air, pour des questions de légitimité, dont la source remontait aux premières heures de la lutte armée, voire avant. Mais rien nous laissait présager un coup d'Etat, car nous n'étions pas préparés à la culture du coup d'Etat. Au-delà des dissensions claniques, dont nous n'avions qu'une vague idée, nous savions que l'autogestion, proclamée par les décrets de mars 1963, était l'objet de divergences, d'une part, parce que le fonctionnement dans les domaines autogérés était brinquebalant, et d'autre part, parce que sa traduction idéologique était mise en cause par ceux qui y voyaient la marque d'un communisme d'obédience soviétique. Pourtant, les déclarations répétées de Ben Bella mettaient l'accent sur le «socialisme spécifique» pour se démarquer du »socialisme scientifique» dont l'accointance marxienne était avérée, avec son présupposé athée que la communauté des croyants ne pouvait tolérer.

Le modèle autogestionnaire était en fait, chez le Président, proche du modèle yougoslave de Tito lequel, ceci dit en passant, était en rupture de ban avec l'URSS ! En effet, l'autogestion titiste, loin du modèle sovkhoze, s'inspirait des structures traditionnelles de l'organisation paysanne serbo-croate. C'était la fameuse «Zadrouga», appelée «communauté villageoise», qui mutualisait biens produits, agricoles ou artisanaux, sous forme de prestations et de redistributions collectives. Ben Bella, comme ses compagnons de route, savait gré aux démocraties populaires qui étaient des pays «amis» durant l'épreuve de la guerre de libération.

Il paraissait tout naturel de s'inspirer de leurs modèles, plutôt que du capitalisme, dont la connotation coloniale était patente. La seule exception historique à cette loi d'airain est celle de Mustapha Kamal Atatürk, qui luttait contre la coalition franco-anglo-russe tout en se réclamant de la laïcité et des valeurs de la révolution française. Paradoxe unique dans l'histoire. Néanmoins, cette histoire n'est, hélas, pas terminée...

Pour Ben Bella comme pour son staff rapproché, à l'instar de l'autogestion titiste héritière de la Zadrouga, le socialisme spécifique et le modèle autogestionnaire à l'avenant allaient trouver leur source dans la Djemaa (héritière des Suffètes de l'époque punique) qui recèle un modèle communaliste et redistributif, dans le paysage confiné et parcellaire de Kabylie ou des Aurès, comme dans les plaines d'openfield où prévaut la terre arch. Une telle conception, où se trouvent articulées tradition et modernité, a inspiré partout dans le tiers monde des milliers de thèses en droit, en histoire, en économie rurale, et en sciences humaines en général, tout au long des années 60, c'est-à-dire dans le contexte de la décolonisation de l'Afrique et de quelques pays d'Asie et d'Amérique Latine.

Ben Bella était au diapason du développementalisme communautaire, qui était dans l'air du temps, et dont nous étions partie prenante, aussi bien au niveau de nos missions professionnelles, celui de nos aspirations idéologues. Etait-ce une utopie ? Peut-être. Sauf qu'à l'époque, l'utopie était préférable à la mort, pour parodier René Dumont (?'L'utopie ou à mort'', titre d'un de ses ouvrages cultes). Toutes les situations révolutionnaires produisent de l'utopie, comme elles produisent aussi de la violence.

Celle subie par Ben Bella était injuste car l'enjeu de «l'erreur» qui était la sienne était consubstantiel à l'état du monde en ce milieu du 20ème siècle.

Cette erreur, grâce à laquelle les sociétés ont pu avancer en gagnant en maturité face à la complexité du monde réel, Ben Bella l'a payée au prix fort et ce, pour les raisons suivantes : d'abord, en marge de la question théorique liée à l'autogestion, il faut rappeler que le fait a précédé le droit. Feu Ali Mahsas, qui s'était exilé à l'étranger depuis le limogeage de Ben Bella (Boumaza fera de même un peu plus tard), que je rencontrais souvent à Paris en 1975 alors que je préparais ma thèse d'Etat, m'a confirmé que les décrets de mars sont venus prendre acte de l'occupation spontanée par les fellahs des fermes coloniales de la Mitidja (la ferme Borgeaud, occupée à la même époque, servira d'acte inaugural pour les besoins du symbole).

Ce détail n'est pas anodin, sachant que les grandes élaborations théoriques sur la propriété sociale n'étaient pas étrangères à la pratique sociale, au ras des pâquerettes.

La deuxième raison vient de ce que la population algérienne restait dans son ensemble éloignée de ce débat, comme elle le sera plus tard en d'autres occasions, soit parce qu'elle n'a pas compris le contexte dans lequel le limogeage à été réalisé, soit parce qu'elle a tout simplement agi par carence face au Politique. Il est vrai que 7 années de guerre, ça use. Le mot lâcheté n'est pas de mise ici, mais les faits sont têtus: ces mêmes jeunes que nous étions, étudiants ou pas, membres de l'UNEA ou pas, fûmes les seuls à descendre dans la rue, au risque de nos vies. Néanmoins, la réconciliation entre le pouvoir de Boumediene et la jeunesse estudiantine, proche de l'ex-UNEA, a connu un court épisode de rapprochement avec le pouvoir pendant la guerre de six jours de juin 67, et surtout à la faveur de deux monuments juridiques, promulgués courant 71: le décret portant gestion socialiste des entreprises et l'ordonnance du 8 novembre portant Révolution agraire.

Pour en revenir à l'hommage fait à Ben Bella, la question primordiale réside dans le rapport qui se noue entre la société civile, ou pour le moins les citoyens ordinaires, et le fait du prince.        

La situation est peut-être différente aujourd'hui (encore qu'il faille réfléchir sur ce pour quoi on se bat et au profit de qui).

En effet, c'est à l'initiative du prince, le même qui a joué un rôle actif dans le limogeage du 19 juin, qui, après son retour aux affaires, blanchit de tout soupçon le renégat d'hier, comme d'ailleurs cela a été fait un peu plus tôt (ou un peu plus tard) pour Messali Hadj.

On peut saluer ce »mea culpa», ce double geste de réhabilitation par le prince du moment, mais ce qui m'interpelle, c'est pourquoi le peuple est absent du processus de »patrimonialisation» ? Il acquiesce le fait, mais il n'en est pas l'artisan en amont. Avant la réhabilitation, un colloque sur Ben Bella eut été impossible.

Cette question est lourde de conséquences, au plan de la théorie de l'histoire. En effet, si la fabrication des traîtres d'hier, comme la fabrication des héros d'aujourd'hui (qui sont souvent les mêmes acteurs), relèvent des prérogatives du prince, quelle garantie avons-nous que ce cycle à géométrie variable se mue en temps irréversible, c'est-à-dire que la volonté du prince de demain, en des circonstances ultérieures, ne puisse pas en changer la donne. J'ai lu un article, il y a quelques mois dans le journal Al-Watan, où un responsable de parti politique déclarait que Messali Hadj est toujours à ses yeux un traître. J'avais entendu dire, il y a quelques années de cela, un discours à huis clos dans l'est du pays où la légitimité de l'Emir Abdelkader n'est pas reconnue, sous prétexte qu'il avait été décoré par Napoléon III. On peut continuer sur ce thème de la dénonciation/allégeance au gré des circonstances.

Dans d'autres nations, les héros éponymes d'hier restent éternels, quelle que soit la conjoncture politique du moment. C'est vrai en Amérique, comme en France ou en Grande-Bretagne. En revanche, je m'inquiète de la fragilité contextuelle de la fabrication de nos héros, sujets à révision, dans la mesure où leur consécration ne vient pas d'en bas. Cela en dit long sur la fragilité de notre fondement sociétal.

Cet article allège, s'il en faut, le poids de ma «culpabilité involontaire» de n'avoir pas pu communiquer à l'occasion de ce prestigieux colloque.

*Professeur émérite en anthropologie juridique, professeur contractuel à l'université Abou-Bakr Belkaïd (Tlemcen)