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Pour une politique de santé mentale en Algérie

par Chérifa Sider *

«Dis-moi donc quelle conception tu as du malade psychiatrique, je te dirai à quel modèle de société et à quelle civilisation tu aspires dans ton inconscient», aurait écrit feu Pr. Boucebci.

Ce sont ces propos réalistes qui ont résonné dans ma conscience et amené à écrire ce papier à l'occasion de la Journée mondiale de la Santé mentale.

On sait tous que la politique de santé mentale, en Algérie, est bien en-deçà des standards internationaux. En témoignent le manque d'infrastructures sanitaires et l'accueil réservé aux personnes souffrantes psychologiquement et/ou mentalement. En effet, cette vision d'enfermement quasi systématique du malade est un héritage d'une tradition coloniale qui s'est développée de façon «ordinaire» afin de répondre aux besoins pressants de notre société. L'Ecole d'Alger, fondée par Antoine Porot, s'est intéressée, pour rappel, à l'étude de la « mentalité indigène » afin de justifier le statut de «sous-citoyenneté» des Algériens [1]. C'est dans ce contexte que Frantz Fanon (1925-1961), un des militants de la cause nationaliste algérienne, s'est opposé farouchement aux conclusions dites «raciales» (impulsivité criminelle parmi les indigènes, peuple sous tutelle, etc.)[1], instrumentalisées, à outrance, à cette époque-là

Aussi remarque-t-on que les résidus de cette logique auraient pris de nouvelles configurations. Cela dit, le professionnel de santé soigne, souvent dans l'urgence, des problèmes psychologiques, à la fois chroniques et complexes. Bien entendu, ce travail de «réparation du mental» ne permet pas à la société de promouvoir «une santé mentale au quotidien», en mesure de satisfaire toutes les demandes des citoyens. À l'évidence, la société algérienne se précarise davantage en raison de l'échec de l'État à résoudre les problèmes sociaux, notamment l'insertion des jeunes. Les conduites suicidaires de ces derniers, du reste violentes, sont des signes d'un profond malaise «communautaire». Il est probable, au demeurant, que le malade mental soit encore plus touché par cette précarité-là. Aux souffrances existentielles s'ajoutent, paraît-il, les difficultés financières qui rendent le vécu du malade plus difficile, voire insupportable. C'est pourquoi, à défaut de structures d'accueil, nos lieux de culte se transforment parfois en «cliniques spirituelles de secours». Si on n'en parle que très peu, c'est parce que la question s'avère être sensible dans un environnement traditionnel, le nôtre, rompu aux tabous et aux préjugés.

Depuis longtemps, les professionnels de santé et les usagers du secteur psychiatrique (malade, famille, entourage, etc.) font face aux mêmes problèmes. Ils savent, pertinemment, que les mesures de soins préconisées demeurent insuffisantes au regard des besoins des malades.

C'est dans cette dynamique qu'une nouvelle réforme sanitaire est en cours d'élaboration, en Algérie. Elle consiste à mettre en place un «Programme de la Promotion de la Santé mentale» encadré par le Pr. M. Chakali [2]. Une façon parmi d'autres de redéfinir l'ensemble de cette politique de Santé mentale, somme toute, marquée par les fréquentes «cures d'urgence», suivies jusque-là par les établissements sanitaires. D'ailleurs, en 2001, un communiqué ministériel aurait évoqué le malaise de nos institutions psychiatriques et la limite de la vision asilaire dominante. Il va de soi que cette politique de «grand enfermement» engendre des conséquences potentiellement délétères, surtout quand elle confère au malade le statut de «fou» ou «d'aliéné».

De mon point de vue, nous nous trompons dans notre réponse institutionnelle : soigner la «folie» par la raison, le médicament. Certes une «aide» médicale permet de soutenir le patient, mais un «travail» psychothérapeutique est également indispensable pour amorcer le processus de guérison. Or, cette tâche semble parfois, difficile à réaliser dans le cadre d'une institution très hiérarchisée, incontestablement centrée sur la suppression des symptômes, sinon du danger. On se rend bien compte, combien il est compliqué pour les praticiens (psychologues, psychothérapeutes et psychanalystes notamment) d'aller au-delà du trouble manifeste. D'autant qu'il y a d'abord moins de place pour la parole, et puis, le temps semble être réservé aux choses concrètes et pratiques. Mon intention n'est pas de débattre ici sur ce «vieux» problème relationnel psychiatre/psychologue, mais de montrer, simplement, que la culture psychologique n'est pas encore enracinée dans la conscience institutionnelle en Algérie. La psychologie est tellement abstraite qu'elle est quasiment assimilée à Freud (libido, inconscient, subconscient...).

Décidément, l'institution psychiatrique participe à la déculturation et à la stigmatisation du patient, en l'absence d'une législation relative aux droits du malade comme sujet juridique.

Cette violence à la fois institutionnelle et publique se justifie en général par «la dangerosité» que le patient représente pour lui-même, ses proches et son entourage. C'est le cas des services psychiatriques dits «fermés», accueillant des malades étiquetés comme «difficiles», voire «dangereux». La pratique institutionnelle suscite, dès lors, un double malaise concernant la nécessité de concilier « enfermement » et « contrainte médicale».

Véritable médecine de l'âme, la psychiatrie devrait être intégrée dans la Cité, en s'intéressant à la fois à la question «mentale» et «sociale». En effet, la réorganisation des stratégies de prévention et d'intervention s'articule, en général, sur les changements sociaux actuels (précarisation, inégalités sociales, immigration clandestine, etc.). A ce titre, c'est primordial de sensibiliser les professionnels de santé, ne serait-ce que pour les rendre vigilants, aux problématiques sociales, éthiques et morales. Une tâche d'autant plus nécessaire que beaucoup s'accordent à dire que notre société est aujourd'hui désorientée, déviante et même déliquescente (corruption, anomie, matérialisme sauvage, déni, violence, etc.).

Aussi semble-t-il a priori que le seul défi de nos institutions, c'est d'offrir un minimum de soin «sécuritaire», fût-ce tardivement, sans se pencher réellement sur les problématiques de prévention, du suivi et d'insertion du patient. Car comme l'aura remarqué le psychiatre M. Boudarène : «la prise en charge des malades mentaux, dans notre pays, est prise au piège dans l'ornière de la cure. L'offre d'accompagnement durant la « post-cure » est pratiquement inexistante » [3]. D'où l'urgence de repenser et de réformer notre système de soins. Des centres médio-psychologiques et sociaux empêcheraient, par exemple, tout éclatement d'une institution qui se charge, seule, de nos problèmes. Cette «psychiatrie de proximité» [4] est un des éléments fondateurs du nouveau principe selon lequel «la santé mentale dépend de l'absence d'entraves à l'exercice de la citoyenneté avant de dépendre de l'état mental des individus» [5].

Or, cet objectif ne saurait être atteint si l'on ne promouvait pas la recherche scientifique dans le domaine de la Santé mentale. Nous disposons, à ma connaissance, de peu de données sur l'efficacité de notre système de soins et les facteurs personnels et/ou sociaux qui pourraient altérer la santé mentale du citoyen. Toujours, nous nous appuyons sur les statistiques, sous-évaluées recueillies par l'institution militaire, la Gendarmerie nationale en l'occurrence. Outre leur caractère approximatif, ces informations-là dont s'emparent le plus souvent les médias sont, en général, insuffisamment détaillées, et participent du coup à la propagation des spéculations sur des problèmes psychologiques compliqués, parfois même stigmatisants. Or, le contraste, c'est que l'Algérie dispose d'un important potentiel en matière de recherche. Des questions légitimes se posent alors : Quel est le rôle de nos institutions académiques et/ou sanitaires dans la production d'une connaissance «représentative de la réalité» de notre société ? Pourquoi nos universitaires souffrent-elles de l'invisibilité? Où est le maillon manquant dans l'engrenage ? C'est d'ailleurs à toutes ces interrogations-là que l'écrivain K. Guerroua s'est intéressé, soulevant avec justesse dans son article très fouillé «l'université algérienne entre naufrage et survie», les tares de notre système universitaire [6].

Certes certaines initiatives timides et «isolées» (mémoires, thèses, colloques, congrès, etc.) ont été réalisées, mais cela n'aurait pas dépassé la phase du constat. Il y a, à vrai dire, un manque flagrant en matière d'investigation et de publications scientifiques, en comparaison avec nos voisins tunisiens et marocains. Et pourtant, les chercheurs et les médecins ont pour mission de se positionner, dans ce monde social complexe en perpétuel changement, comme «acteurs-citoyens» afin de produire des connaissances utiles pour notre société.

Quoi qu'il en soit, l'évaluation globale et systémique de notre réalité « psychopathologique » est une nécessité impérieuse. Elle passe par l'encouragement d'un travail pédagogique et collaboratif. En clair, les principes de la modernisation des soins devraient, nécessairement, s'ancrer dans la conscience institutionnelle, compte tenu de cette montée aussi importante qu'inquiétante des troubles mentaux (dépression, anxiété, schizophrénie, etc.) et comportementaux (conduites à risque, suicide, toxicomanie, etc.).

La santé mentale est avant tout l'affaire de pouvoirs publics efficaces, agissants et au service de tous (engagement financier, travail « sérieux» en matière de proximité, planification rigoureuse, etc.). Loin d'être une vision idéaliste, ces efforts des élus, des professionnels et des chercheurs pourraient enfin se conjuguer dans un espace de dialogue, de concertation et de «co-construction» des connaissances sur les vulnérabilités de notre société sérieusement affectée par la violence (conduites déviantes, délinquance ordinaire, attentats terroristes, catastrophes naturelles, etc.). En gros, nous avons besoin de construire, au préalable, une base de données «médico-administrative-nationale», qui contribuera à la démocratisation de la connaissance en matière de santé mentale. Ces statistiques, à la fois publiques et sanitaires, donneraient la possibilité à la société de réfléchir d'abord sur ses problèmes et de développer par la suite une politique de santé mentale de nature à briser les réflexes de la médicalisation si massive de nos malheurs « intimes ».

* Doctorante en Psychologie

Notes et références

[1] Collignon René. La psychiatrie coloniale française en Algérie et au Sénégal: esquisse d'une historisation comparative. Revue Tiers Monde 2010 : 527?46.

[2] Chakali Mohamed. Il y a beaucoup de choses à revoir, pour améliorer la prise en charge de la santé mentale. Santé - MAG 2016 : 31.

[3] Boudarène Mahmoud. Des structures relais de prise en charge externe, à des fins de réadaptation psychosociale des malades mentaux, sont indispensables. Santé - MAG 2015 : 37.

[4] Roelandt Jean-Luc. Où va la psychiatrie ? Je ne sais pas? en tout cas elle y va! Santé mentale au Québec 2005 ; 30 : 97.

[5] Maisondieu Jean. Citoyenneté et santé mentale. Santé mentale, ville et violences, Paris: ERES; 2010.

[6] Guerroua Kamal. L'université algérienne entre naufrage et survie. Le Quotidien d'Oran, Algérie 2011.