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Chadli Bendjedid : le hasard et la nécessité(1)

par Belkacem Ahcene-Djaballah*

«Nul individu ne possède une sagesse suffisante pour qu'on lui confie un pouvoir illimité. A moins d'être un saint - même peut-être s'il est un saint, il en abusera». Bryce James

Lorsque le 6 avril 1992, le quotidien (du secteur «public») El Massa avait indiqué que l'ex-président de la République, Chadli Bendjedid, entendait «reprendre ses activités politiques après avoir fait part, dans sa lettre de démission de la présidence de la République, de son intention de se retirer définitivement de la scène politique», personne n'y avait effectivement cru? malgré la reprise par la très officielle agence de presse Aps.

En fait, cela paraissait tout simplement comme une sorte de préparation à d'autres «révélations», pour tenter de faire sortir de sa discrétion un bonhomme qu'il n'était pas question, ici ou là, et pour certains, de laisser s'en aller jouir tranquillement d'une retraite assurément trop dorée.

Au départ, on l'aurait vu circuler le plus normalement du monde du côté de Bou-Sfer et on (toujours El Massa) affirme même l'avoir aperçu attendre - en jogging - son tour chez un boucher. D'autres affirmaient l'avoir vu s'adonner à son occupation favorite, la chasse. Quant à la rumeur, pour sa part, elle parlait de départ à l'étranger. Kamel Belkacem (Quotidien d'Algérie, 20 janvier 1992) donnera des précisions afin de couper court à toutes les supputations, les lecteurs connaissant bien la solidité de la source : ?L'ancien Chef de l'Etat «s'est retiré dans sa résidence de Zéralda avec le même sens de la dignité et de la modestie qu'il affichait à son arrivée au pouvoir». Sans tambours, ni trompettes? Aucun mouvement particulier «vers le large»? et il suit le cours des événements sans rien changer à ses habitudes, avec cependant «une pointe d'amertume à l'égard des partis dits démocratiques et de la société civile qui ont brillé par leur absence?».

On sut, par la suite, que l'ex-président avait été prié de quitter la résidence présidentielle oranienne et s'était «replié» du côté de ses beaux-parents. Mais, demeurer dans l'ombre n'était évidemment pas chose aisée en Algérie, surtout pour un ancien président de la République ayant détenu le pouvoir - presque sans partage - durant plus d'une décennie. La curée n'allait pas tarder, et les observateurs attendaient seulement de quel côté elle allait apparaître.

D'abord, d'ex-»amis», certainement pour ne pas déroger aux habitudes humaines : et, tout particulièrement des proches.

Plus globalement, ce sont, pour emprunter à Hamid Aberkane (El Moudjahid, 15 mars 1992), tous «les opportunistes? qui diffament pour se donner un brevet de bonne conduite et pour être «Mâa El Ouagaf»? les gens qui crachent maintenant dans l'assiette où ils se sont bien nourris»? et, naturellement, très inquiets pour leur avenir, leur protecteur ou «parrain» ayant quitté la scène principale.

Ainsi, L'Hebdo Libéré annonce la couleur en faisant paraître - en première page - un «drôle» d'éditorial - non signé, et allant presque en sens inverse de celui du directeur de la publication, publié à l'intérieur du journal -, le 14 janvier 1992 (n° 42). Pour l'auteur du «texte», Chadli fait, en quelque sorte, preuve de lâcheté en «kidnappant la Constitution» : «Ce ne sont pas les hommes qui restent au pouvoir qui ont interrompu le processus électoral, mais bien la fuite précipitée de Chadli du pouvoir». Une fuite qui, en vérité, laissait sans protection, du moins juste après la démission, avant la mise en place d'un Haut conseil d'Etat, avec tous les risques que la période transitoire (courte ou longue, nul ne savait) allait engendrer.

Peut-être même «une guerre civile» qui faciliterait les «règlements de comptes»? avec une polarisation sur la corruption et ses bénéficiaires, tous connaissant, désormais, les faveurs (ou les chocs traumatiques) du grand public pour la «valse des milliards».

Il y a, aussi, tous ceux qui ne l'ont jamais porté dans leur cœur, pour une raison ou une autre.

Ce fut, tout d'abord, l'ex-président Ahmed Ben Bella qui ouvrit le feu, le 12 mars, en mettant en cause, lors d'une interview accordée à l'hebdomadaire français Paris-Match et au journal anglo-saoudien El Hayat, puis au quotidien El Watan, l'ex-président de la République, citant des affaires de corruption. 10 à 15 milliards de dollars auraient été détournés? et transférés sur des comptes privés en Belgique et au Vénézuela. Le tout sans document ou preuve quelconque? et, dans le seul but «de provoquer une enquête qui restituerait l'argent détourné à l'Algérie».

Chadli Bendjedid ne tardera pas à sortir de sa réserve par une réaction certainement étudiée (remise à l'Aps, renforçant ainsi la thèse qu'il aurait reçu, avant sa démission, toutes les assurances (de l'armée) qu'il (ainsi que sa famille) ne sera aucunement inquiété pour tout ce qui touche à sa gestion) : Tout d'abord en exprimant sa disponibilité totale à collaborer avec la justice pour «faire la lumière sur tous les faits et attaques dont il fait l'objet» en déclarant que «ses ressources sont facilement contrôlables», en désapprouvant les «tentatives conjoncturelles d'introduire la confusion dans l'esprit des citoyens, de les démobiliser ou d'en faire des opposants à tout pouvoir, et en marquant «son mépris des mises en scène politiciennes et irresponsables? qui empêchent le peuple de se confronter aux vrais problèmes en lui jetant en pâture un «dossier» ou un «homme».

Ce fut, ensuite, par le biais du quotidien Le Matin (16 avril), la veuve de feu Houari Boumediène, décidément de plus en plus active, qui interroge : Où sont passés les cadeaux offerts au défunt président durant son mandat lors des différents Sommets ?» Pour elle, les cadeaux ne sont pas exposés dans les musées, et elle demande donc qu'une enquête soit ouverte pour? Au passage, elle fait plus qu'égratigner l'ex-président de la République qui «porte une lourde responsabilité devant l'Histoire comme il est, pour moi, et je pense exprimer l'avis de beaucoup de gens, fossoyeur de la puissance algérienne ; son régime depuis 1979 a mené le pays à la faillite».

Il y eut, enfin, la publication, par le quotidien El Watan en date du 27 avril (juste après que le journal Essalem eut reçu les «confidences» d'un officier supérieur (Khaled Nezzar ?) qui révélait - entre autres - que, parmi les dossiers de détournements qui seront transmis à la justice militaire figure celui de l'ex-général-major Belloucif) d'un rapport - datant de 1989 et établi par une commission d'enquête formée de 6 généraux : Hadjeres, Attaïlia, Lakehal Ayat, Belhouchet, Khaled Nezzar et Benmaâlem - sur les «agissements» du général-major Mostefa Belloucif, cet ancien dauphin du président Chadli et premier général-major de l'Anp, malgré son (jeune) âge? On vit, par la suite, le 2 mai, son placement (ainsi qu'un Colonel, ex-directeur du Budget au Mdn et un ex-directeur de l'Administration générale à la Présidence de la République) sous mandat de dépôt par le juge d'instruction près le Tribunal militaire de Blida sous les chefs d'inculpation de détournement, complicité et dissipation de biens publics. Tout ce que le grand public retiendra, c'est que Chadli Bendjedid et sa famille sont mis en cause directement? d'autant que le premier avocat de l'inculpé principal, Maître Arezki Bouzida, tout en ne remettant pas en cause le contenu du fameux rapport, qualifia, devant la presse, son client de simple «exécutant» des ordres de «son ministre de la Défense», c'est-à-dire Chadli Bendjedid.

Bien sûr, certains hommes politiques n'ont pas raté une si belle occasion. Comme Kasdi Merbah qui, par le biais d'El Khabar et du Matin (31 mars 1992) porte de nouvelles accusations contre la gestion Chadli en rappelant certains achats et ventes (avion présidentiel, gros porteur Lockheed, deux superjets Falcon, un avion Tristar, un bateau, hélicoptères Puma version présidentielle?) et certains travaux (Riadh El Feth, Hôtel Aurassi, Complexe Club des Pins, Sidi Fredj, ports privés,?).

La manipulation était, ici, pour beaucoup d'observateurs, évidente d'autant que l'affaire avait été instruite en 1990 et Mostefa Belloucif avait alors bénéficié, au mois de novembre de la même année, d'une mise en liberté provisoire. La «fuite» du rapport était bel et bien «organisée» par? (on a beaucoup parlé d'un proche d'un ex-Premier ministre qui aurait transmis au quotidien El Watan les extraits les plus croustillants du rapport). Et, le procès de Belloucif ne devait être, en fait, qu'une belle occasion pour tenter de «couler» l'ex-président de la République, sa famille et certains membres de son entourage encore bien présents politiquement ou très puissants financièrement. Ou, peut-être, n'était-ce qu'un aspect de la lutte sourde qui se déroulait au sein du pouvoir entre les tenants de la «réconciliation nationale» et ceux du «rassemblement» modèle déposé. Puis, d'un coup, ce fut le silence? mis à part un communiqué laconique du ministère de la Défense nationale déclinant «toute responsabilité dans la divulgation et la publication» du rapport? classé «secret défense»? et des tentatives des quotidiens La Nation (11 mai et 31 mai 1992), proche de Mouloud Hamrouche, et El Watan de relancer le dossier de la corruption, mais en axant, cette fois-ci, les attaques contre des cibles moins protégées comme la (belle-) famille et les parents de Tipasa ou de Annaba. Tout ceci s'arrêtera durant l'été, mais reprendra en novembre avec le quotidien Le Journal, un nouveau titre dirigé par Zouaoui Benamadi, en association avec Le Soir d'Algérie, et proche, disait-on, de certains membres du Hce? par le biais d'une polémique entre Nouredine Benferhat, un proche de Belloucif, dit-on, et Amine Bourokba, le beau-frère oranais de Chadli Bendjedid (10 novembre, puis 26 novembre 1992).

Si la démission de Chadli fut une surprise totale, le départ ne remua que quelques personnes? peut-être les femmes et des enfants, sensibles peut-être à son air de «papa gâteau». Tous les politiques et tous les journalistes, dont beaucoup ont chanté jusqu'au dernier instant, et à longueur de colonnes ou d'émissions, les qualités de «père de la démocratie» au «grand cœur» ou de «libéral», se rejoignirent dans une quasi-unanimité gênante, à la limite de l'indécent, les titres allant de «l'itinéraire chaotique» d'Alger Républicain au «bon débarras» du Jeune Indépendant, en passant par la mise en exergue du «machiavélisme» d'El Khabar, et l'ironie d'El Massa : «Il est entré par la porte, il sort par la fenêtre».

C'était là, évidemment, une fin peu honorable pour un homme qui, bien que propulsé «accidentellement» et contre son gré, dit-on, au pouvoir suprême, en 1979, après la mort de Houari Boumediène, avait pourtant - avec une stratégie moins capitalistique que le modèle des «industries industrialisantes», prenant en charge les besoins sociaux immédiats (La première mesure, démagogique mais très populaire sur le moment, fut la suppression de la trop fameuse «autorisation de sortie du territoire national»), et par des ruptures successives (rendues en fait nécessaires, surtout à partir de 1986, les caisses de l'Etat se vidant sous les coups de la dégringolade des cours du brut et du dollar et des «grands travaux» de prestige, et l'économie parallèle et la corruption faisant des ravages) souvent imperceptibles - voulant libérer socialement et libéraliser économiquement le pays grâce à une ouverture politique menée au pas de charge, à partir d'octobre 1988. Mais, bien maladroitement, d'abord à cause d'une faible conceptualisation et, ensuite, d'oppositions, surtout celles des appareils trop habitués à l'Etat-clan et à l'Etat-arbitraire. Et, à cause, aussi, de la mise à l'écart des opinions publiques générale et, surtout, spécialisées qui, jusqu'à fin 1988, n'ont jamais été effectivement associées aux décisions.

C'est, ici, toute la problématique du pouvoir en Algérie, question que Abdelkader Yefsah a magistralement décortiquée dans son ouvrage édité par l'Enap (Alger, 1990) et «question» dont la société algérienne et les citoyens - trop longtemps «bloqués» - vont subir les effets d'abord enivrants, puis douloureux, après Octobre 1988 et la Constitution de février 1989.

Les gouvernements successifs «utilisés» n'arriveront pas à remettre le pays sur les rails, les efforts étant contrecarrés par les grandes et petites manœuvres de tous ceux que les réformes n'arrangeaient pas ou plus et, surtout, à cause des disparités sociales qui s'avéraient incommensurables. Le pouvoir (le parti du Fln y compris) n'arrivait plus à mobiliser une base sociale désorientée, et dont les plus démunis - de plus en plus nombreux - se tournaient vers tous ceux qui exigeaient le changement radical et rapide, de la démarche et, surtout, des hommes, de tous les hommes, Chadli en tête.

Les victoires des islamistes du Fis - lors des élections locales de juin 1990 et en décembre 1991 à l'issue du premier tour des élections législatives - allaient pleinement démontrer, sur le terrain, la naissance de cette nouvelle attitude politique chez le (jeune) citoyen algérien.

A la décharge de Chadli Bendjedid, on peut dire que, dans les fonctions de président de la République, il ne pouvait faire plus que ce que lui permettait sa compétence originelle :

Né le 14 avril 1929 dans une famille de paysans à Bouteldja (Annaba), militaire de carrière après avoir milité très jeune au Ppa et participé au maquis dès le déclenchement de la guerre en terminant avec le grade de Capitaine, avant tout amateur de chasse, de bonne chère et de belote, bon père de famille, sportif, seule la conjugaison du hasard (le décès de Houari Boumediène) et la nécessité (la désignation d'un homme sûr représentant l'armée, au lieu de «civils» comme Abdelaziz Bouteflika, le «trop libéral» ou Mohamed-Salah Yahiaoui, le «gardien du temple» ou même Bélaïd Abdesselam) avait fait d'un tranquille et discret colonel (il quitte rarement Oran, transformée en «véritable satrapie», et on savait seulement qu'il tenait tête à Boumediène dont il ne partageait pas les options socialisantes et qu'il entretenait de bonnes et étroites relations avec le monde algérien des affaires. Commandant d'une région militaire sans problèmes - la 2ème, celle d'Oran, après un passage à la 5ème, celle de Constantine, membre du Conseil de la Révolution, il est vrai, et surtout «désigné», après le décès de Houari Boumediène, au poste stratégique de coordinateur de toutes les forces de sécurité), un Chef d'Etat? que beaucoup s'apprêtaient à consommer comme ils l'entendraient. Abdelkader Yefsah rapporte dans son ouvrage que «le principal artisan du choix (?) fut incontestablement le Lieutenant-colonel Kasdi Merbah, alors chef de la Sécurité militaire. Ce choix fut, aussi, appuyé par le Colonel Belhouchet et d'autres dirigeants militaires», réunis à l'Ecole des ingénieurs de Bordj El Bahri (Enita) et, parmi lesquels se trouvait au premier rang un certain Mostefa Belloucif? ex-secrétaire général de l'Etat-major général, lieutenant mais déjà directeur du personnel, un poste-clé au ministère de la Défense nationale?

Et, d'après les différents témoignages, toujours selon A. Yefsah, «Kasdi Merbah aurait menacé les éventuels opposants à son «choix» de rendre public des dossiers gênants les concernant». Les parrains (ils étaient huit selon Chérif Belkacem qui, dans une interview à El Khabar, le 5 août 1992, «révélait» que l'arrivée de Chadli au pouvoir «était l'œuvre des huit frères qui sont restés au Conseil de la Révolution»? et, cela sera confirmé par Chadli lui-même lors de sa rencontre avec la presse nationale, le 24 décembre 1991, puisqu'il citera ses «amis du Conseil de la Révolution»? dont Mohamed-Salah Yahiaoui et Abdelaziz Bouteflika) ne vont pas tarder à s'apercevoir que le fruit du hasard et de la nécessité était bien amer et à pépins.

Après sa désignation par le 4ème Congrès du Fln, fin janvier 197, comme candidat unique à la Présidence de la République, on pensait, déjà tout bas, dans les coulisses, qu'il n'allait «tenir le coup» que six mois. Durant près de 13 années, jusqu'à sa démission en 1992, grâce à son pragmatisme et à sa ruse bien paysanne et surtout à son sens «bourguibien» de la manœuvre «maquisarde» faite d'alliances changeantes en fonction des objectifs, ainsi qu'à une utilisation efficace des «pare-chocs» et des «fusibles» (pratique courante chez certains décideurs «boumediéniens» qui surent s'approvisionner dans le «panier à cadres», fabriqué entre autres par le Service national), il va rapidement (avant la fin du premier mandat) consolider son pouvoir, puis imposer son clan et sa famille qui en profiteront tous - avec leurs amis, cela va de soi - largement, imitant en cela et en plus grand ou en plus tapageur leurs prédécesseurs.

Durant les premières années, il va - et c'est, peut-être, ce côté qui lui attirera au départ beaucoup de sympathies - rompre avec le style spartiate et la démarche froide et méthodique de Houari Boumediène. Un peu trop rapidement, peut-être, surtout pour le pays «profond», modelé durant plus de 13 années par ce dernier.

«Chadli, tout à la fois premier Secrétaire du Parti et Chef de l'Etat, c'était le Japon comme référence, puis l'Urss et la Bulgarie comme modèle de rigueur dans le travail. Un clin d'œil par-ci, un coup de barre politique par-là. Beaucoup d'atermoiements et des hésitations. L'échec de l'homme, c'est l'absence d'un projet. L'histoire retiendra qu'il a été l'initiateur de la démocratie?» écrit Mohamed Balhi (Algérie-Actualité, 16-22 janvier 1992).

Cependant, malgré sa gymnastique qui désoriente l'analyste méthodique, et ses «absences» (mis à part quelques discours qui tranchent comme celui du 19 septembre 1988, représentatif de son «ras-le-bol», et celui du 10 octobre 1988, le soir du «lundi noir» qui a réussi à calmer les esprits grâce à la plus émouvante prestation de sa carrière), il restera incontestablement celui qui a fait voler en éclats le système politique monopartisan, certes agonisant depuis 1986, et ouvrir jusqu'à l'anarchique les portes à l'expression pluraliste.

Mais, il restera, aussi, celui qui n'a pas pu, ou su, ou osé s'élever au-dessus des contingences de l'exercice du pouvoir pour pousser à la conception d'une stratégie nouvelle, porteuse d'expansion économique et de progrès socio-politique et qui, surtout, a régné plus que gouverné, laissant le «clan»; la (belle-) famille, les salons et les appareils, calculer le devenir du pays en fonction de leurs intérêts, de leurs amitiés et de leurs humeurs? se contentant « d'arbitrer»? parfois assez tard et souvent, hélas, trop tard. Ceci est surtout vrai vers la fin du premier mandat, l'homme s'étant habitué au pouvoir et éloigné des réalités, acceptant d'être étouffé par les «barons», et à tenir des discours trop orientés ou «censurés» par les «fonctionnaires de la vérité», donc ternes et sans impact, incompréhensibles, sinon pour le seul cercle restreint des initiés, au pouvoir ou dans l'opposition.

Il est vrai que «la confrontation directe avec ses ennemis lui répugne, il préfère de loin les amadouer tout en prenant soin de miner le terrain sur lequel ils avancent» (Hebdo Libéré, 11-17 avril 1992).

Heureusement, dans la vie de cet homme «de tous les paradoxes? produit d'une histoire, celle d'un pays qui se cherche et cherche son identité» (Aïssa Khelladi, Hebdo Libéré, le 14 janvier 1992), il y a deux hommes qui lui ont permis de continuer à jouer un grand rôle. D'abord Mouloud Hamrouche, exécuteur ou porteur d'un projet de réformes? jusqu'en mai 1991 mais, aussi, et surtout, Larbi Belkheir, sorte de grand «imam caché», même s'il estime qu'on a «trop fabulé sur son compte» (El Watan, 29 octobre 1991).

Ce dernier, né en 1938 à Frenda, dans la région de Tiaret, a fait une longue carrière militaire avant de se retrouver - après avoir été élevé au grade de Général-major en juillet 1991 - au poste-clé de ministre de l'Intérieur et des Collectivités locales du gouvernement Ghozali, en octobre 1991, juste avant les élections législatives de décembre 1992.

Chef d'Etat-major à la 4ème Région militaire de Ouargla, Commandant de l'Ecole (militaire) nationale des ingénieurs et techniciens d'Algérie, Secrétaire permanent du Haut conseil de sécurité, avec rang de conseiller à la Présidence de la République, Directeur du cabinet du Président à partir de février 1986 et enfin Secrétaire général de la Présidence en 1989 (les deux fonctions de Directeur de Cabinet et de Secrétaire général ayant été confondues? avant d'être recréées après son départ), donc un des plus proches et des plus fidèles collaborateurs du Président depuis plus de dix années puisqu'il a fait, aussi, un passage au sein de la 2ème Région militaire d'Oran que Chadli Bendjedid dirigeait. Ses qualités de «grand chambellan», discret de plus, auraient été appréciées en ces moments-là. A 53 ans, Larbi Belkheir est donc un véritable gardien du temple (Mouloud Hamrouche étant une sorte de «milieu de terrain») qui aura traversé sans broncher toutes les crises internes, malgré les nombreuses attaques de l'intérieur comme de l'extérieur. Il est vrai qu'il aurait des pouvoirs «inimaginables». «Légaliste», et «homme d'aucun clan», c'est la personne idoine pour aider à la «continuation» de l'œuvre démocratique après l'échec de Hamrouche, Ghozali, l'autre «fusible» n'étant qu'un incident de parcours. Son départ de la Présidence de la République, même s'il marque «la fin d'une époque» n'est donc nullement une disgrâce, mais bien une grande marque de confiance car, pour beaucoup, Belkheir fait figure de «complice de Chadli « dans tous les dépassements réels ou supposés? On lui reprochera, aussi et surtout, le fait de ne pas avoir su éviter l'assassinat de Mohamed Boudiaf, ne serait-ce qu'en tant que ministre de l'Intérieur aux pouvoirs très étendus sur les services de sécurité. Il s'en défendra à chaque fois (Algérie-Actualité, 14-18 juin 1992), mais les rumeurs algériennes sont terriblement corrosives et les «étiquettes» très collantes.

L'arrivée de Ghozali à la tête du gouvernement bouleversera la démarche traditionnelle ainsi que les calculs, celui-là laissant apparaître rapidement des ambitions présidentielles, alors que l'on attendait un gestionnaire de la transition et non un moralisateur.

C'est, donc, tout naturellement que Larbi Belkheir fut projeté au-devant de la scène, de manière bien surprenante, alors qu'il était attendu au ministère de la Défense ou comme Ambassadeur au Maroc? ou?

La logique est très simple : Chadli Bendjedid voulait, coûte que coûte, réussir «ses» élections législatives de décembre, annoncées le 15 octobre (alors que certains partis, inquiets, comme le Majd, étaient prêts à le «libérer» de sa promesse), pour sortir de l'image de «Massmar Djeha» que lui avait fabriqué certains partis d'opposition et pour calmer l'armée qui ne voulait plus intervenir une troisième fois.

Mais, l'Etat? «civil» n'était plus en mesure de les organiser dans la sécurité nécessaire. C'était donc à l'Anp que revenait le rôle de «laminer» le Fis d'une part, et de redonner courage à la majorité silencieuse. Ce qu'elle fit. Cependant, pour gérer toute la situation, plus que délicate, il fallait un homme à poigne digne de la plus grande confiance comme Larbi Belkheir (sorti des rangs de l'Anp tout récemment avec le grade de Général-major). L'objectif : Dégager une «majorité présidentielle», apte à assurer la pérennité du régime en attendant les prochaines élections présidentielles (avec, comme candidats, peut-être Chadli, sinon des proches parmi les «fusibles» habituels : Hamrouche, Ghozali, Mehri entre autres). Cette tendance étant confortée par les déclarations de Abdelhamid Mehri, Secrétaire général du Parti du Fln en faveur - l'optimisme aidant - d'un gouvernement de coalition ou d'unité nationale? après les élections?

C'est incontestable : «Chadli et Belkheir forment un duo qui s'épaule pour le meilleur et pour le pire» (Le Quotidien d'Algérie, 20 octobre 1991).

Hamrouche parti, Larbi Belkheir représentait pour le président de la République, à partir de 1989, le dernier «pare-choc»? disponible (le tout premier ayant été Kasdi Merbah). Il est vrai qu'il en avait grandement besoin, les rangs des fidèles s'étant, au fil des ans, assez rapidement clairsemés, le processus de démocratisation n'étant pas du goût de tout le monde. Il est tout aussi vrai que le style de gouvernement avait commencé à déplaire, surtout à partir de la fin du premier mandat, générant beaucoup plus d'adversaires que de fans sincères et ce, tant au sein du Fln que dans l'Administration et l'Anp.

Ainsi, la consommation de cadres et d'hommes politiques durant la période s'est déroulée de façon assez effarante, avec un taux de rotation ultra-rapide (avec une moyenne générale de 24 mois pour un poste de haute responsabilité : 5 Premiers ministres, en 12 ans, entre autres), les évictions ou les limogeages se déroulant bien souvent sans raison apparente, l'application du fameux article 120 n'expliquant pas toutes les éliminations - et, on peut même dire qu'il fut créé pour être utilisé en alibi - sinon celles de ne pas accepter les règles du «jeu», de discuter ou de suspecter un tant soit peu les décisions ou les orientations.

Le premier tour de scrutin des élections législatives de décembre 1992 et leurs résultats ont été le moment de la grande et fatale rupture, le président de la République voulant adapter son style de gouvernement aux résultats ce qui, pour les «démocrates», n'arrangeait ni le processus soumis, désormais, aux risques et aux dérapages multiples générés par l'intégrisme religieux, ni l'Armée qui allait se retrouver, dans ce cas de figure, dans le rôle d'un «pompier» perpétuel, rôle qu'il serait difficile de jouer avec, demain, un président de la République Fis, «Chef suprême des Forces armées de la République».

Le discours «musclé» d'un Président tout à coup optimiste et décidé «à rester jusqu'au bout» et «à veiller à contrer résolument tout dépassement» (Interview Aps, 5 décembre 1992) et prêt à «cohabiter» car il voulait «accomplir son devoir jusqu'au bout, surtout si la menace sur l'unité nationale persiste» (rencontre avec la presse nationale, 24 décembre 1992), tout en sachant par le biais de (derniers) sondages aux résultats tenus secrets, élaborés, dit-on, pour le compte de la Présidence de la République et de l'Anp, que le Fis avait de fortes chances de remporter les élections avec plus de 40 % des voix et qu'il y aurait un fort taux d'abstentions, n'avait pas déjà manqué d'inquiéter. Il n'était pas du tout ? l'échec à demi-consommé ? partagé par tout ou bonne partie de l'Armée (El Watan, éditorial, 9 janvier 1992) et des personnalités politiques ou composantes de la mouvance démocratique (Pags, Rcd, Ugta, ministre de la Communication et de la Culture, etc?).

L'inquiétude et l'opposition iront grandissant après le 26 décembre, avec le «rapprochement» Fln-Fis, la discussion Ffs-Fis et les rumeurs «d'arrangements» Fis-président de la République (Dans un entretien publié par Le Figaro, le 13 janvier, Rachid Ghanouchi, le leader du Mouvement islamique tunisien En Nahda, affirmait que les dirigeants du Fis et le président Chadli «se seraient entendus, il y a environ une semaine, pour gouverner ensemble l'Algérie?»).

Le 11 janvier 1992, Chadli Bendjedid, «se sacrifiant», «convaincu», dit-on, par Larbi Belkheir (chargé par ses pairs de la difficile mission), abandonne le pouvoir, en fait «démissionné» beaucoup plus que démissionnant, car «certains milieux n'étaient pas d'accord» (R. Ghanouchi) sur son entente avec le Fis. Il était évident que ces milieux se situaient d'abord et avant tout au sein de l'Armée, institution qui s'était estimée en droit de réagir face au «processus de disqualification» qui la mettait à l'écart de «concertations» engageant son avenir et celui du pays.

Le tout s'est passé dans une certaine indifférence, l'opinion publique s'interrogeant globalement beaucoup plus sur la suite à donner au processus électoral qu'au devenir d'un homme qu'elle n'a porté dans son cœur que les temps des fameux programmes anti-pénuries. Même ses plus proches ne manquèrent pas de l'achever par des phrases assassines pour dénoncer sa «démocratie à la carte» : « On n'a pas fait la démocratie pour la démocratie, mais pour cacher un bilan» (Sid Ahmed Ghozali).

Seul, le ministre des Affaires étrangères, Lakhdar Brahimi (interview publiée par le journal libanais El Hayat, 20 janvier 1992) a été serein : «Le président Bendjedid a démissionné, après une appréciation des données, et après avoir jugé que la poursuite du processus démocratique était porteuse de menace pour le pays? Le Président (et d'autres personnalités) ont réalisé que les élections allaient conduire à une grave scission dans la société algérienne et que, par conséquent, sa démission aura été une tentative de sauvegarder l'unité du pays?».

Par la suite, «Jeff Chandler», «libre de ses mouvements et tout en ne bénéficiant pas d'une haute protection» (El Watan, 27 juillet 1992), continuera d'observer en silence le déroulement des événements.

Il savait que tout serait fait pour démonter sa politique, tant dénoncée surtout depuis son départ. Rumeurs et «campagnes» de presse abondèrent donc comme pour exorciser un sort ou, pour purifier une conscience tourmentée par la complicité et les silences passés, mais démontrant pourtant que le produit, bien qu'étiqueté d'homme «le plus mal-aimé» d'Algérie, faisait bien vendre ou, alors? inquiétait :

On vit, ainsi, la publication (le 17 juin 1992) par le quotidien Essalam d'un document administratif présenté comme «authentique», visant à démontrer, «chiffres à l'appui», que le troisième mandat de l'ex-président était usurpé? et ce, juste après «l'annonce» des présidentielles anticipées pour fin 1992 et de la candidature de Mohamed Boudiaf, présentée comme une hypothèse forte, encore que certains n'y virent qu'une manœuvre contre Kasdi Merbah, alors Chef du gouvernement et, maintenant, futur présidentiable.

On eut, aussi, des accusations diverses, tout particulièrement par L'Hebdo Libéré, l'ex-Chef de l'Etat étant, pour lui, «véritable Chef» des fameux «3 F + F» (Fln, Ffs, Fis, plus France) ou celui qui a «financé la campagne présidentielle de François Mitterrand».

On eut, ensuite, des «départs en exil» et des «fuites à l'étranger» multiples. Enfin, pour couronner le tout, c'est le secrétaire général de l'Ugta qui appelle - lors d'un meeting? en présence du nouveau responsable de l'exécutif - à la création d'une Commission nationale d'évaluation et de contrôle, portant sur la gestion du pays durant la décennie 80?

Après le décès de Mohamed Boudiaf, la rupture avec le Chadlisme s'accélère. Elle va même connaître son point final : Sid-Ahmed Ghozali est remplacé par Bélaïd Abdesselam, un opposant notoire au régime, Larbi Belkheir est prié d'aller goûter aux «délices» de la retraite et l'ex-général Belloucif est incarcéré à la prison militaire de Blida. Seul Chadli est épargné.

Mais, dans sa solitude, tout en broyant, certainement, des idées noires sur la vanité du pouvoir et l'ingratitude des hommes, il conservait au moins une satisfaction. Il savait qu'il était quasi-impossible pour tout nouveau pouvoir de déshabituer le peuple des libertés (re-) trouvées à partir d'Octobre 1988, grâce à «sa» démocratie.

De ce côté-ci, il restera dans l'histoire, non comme le «père de la démocratie», celle-ci ayant été complètement ratée car trop (mal-) traitée et, pire encore, génitrice de heurts sanglants, mais seulement comme le «promoteur des libertés démocratiques individuelles» dont le fleuron restera la liberté d'expression? si mal utilisée que quelqu'un l'a dénommée «liberté d'explosion».

1- Extrait de l'ouvrage «Chronologie d'une démocratie «mal-traitée», Octobre 1988-Décembre 1992», Editions Dar El Gharb, Oran 2005, 323 pages)

*Ancien DG de l'APS (23 octobre 1985-6 mai 1990)