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Ecole algérienne: témoignage d'une déliquescence programmée

par Halbouche Miloud*

Ce jour de mai 2016, je franchis le pas d'une école primaire proche de chez moi pour inscrire ma fille en classe préparatoire. En entrant dans la cour centrale, un sentiment étrange m'envahit.

E n effet, je n'avais pas revu une école primaire depuis plus de 49 ans, depuis que je l'avais quittée en 1967. Je me remémorais soudain ces années merveilleuses, féeriques, peut-être les plus belles de ma vie, où enfant, j'allais à l'école avec ma tante qui était instructrice. Je ressentais une grande nostalgie, nourrie des souvenirs des jetons de bons points qu'on récoltait, des images d'Epinal qui nous faisaient rêver, des récréations interminables durant lesquelles on s'amusait et on chantait, de la gentillesse de nos enseignantes et enseignants qu'on aimait par-dessus tout. Une sorte d'euphorie -celle qu'on ressent généralement lorsqu'on rembobine trop loin le film de sa vie- m'étreignit.

J'avançai vers le bloc administratif lorsque mes yeux accrochèrent une grande affiche murale, écrite en arabe. Je lis et mon sang se glaça d'un coup, j'ai eu froid dans le dos. Ces quelques instants magiques que j'ai vécus disparurent tout aussi vite qu'ils étaient apparus. Je me retrouve brusquement devant une réalité cinglante, horrifiante, qui me donne la mesure de l'état de déliquescence auquel est parvenue l'école algérienne. Sur cette affiche fièrement arborée, sans doute avec toutes les bonnes intentions du monde, et surtout avec l'intention d'en faire le summum de la plénitude, étaient écrits trois slogans:

- L'Algérie est notre pays

- L'arabe est notre langue

- L'islam est notre religion

Mon sang se glaça non pas à cause de ce que disent ces slogans, mais plutôt à cause de ce qu'ils ne disent pas. Non pas à cause du sens, mais plutôt à cause du non-sens. Non pas à cause de ce qu'ils montrent, mais plutôt à cause de ce qu'ils cachent.

Mon sang se glaça pour deux raisons: d'abord, je n'aime pas les slogans, ils sonnent faux et l'école n'est pas leur place. Ce sont les armes des dictateurs, des totalitaires et des manipulateurs d'opinion. On fabrique des slogans le plus souvent lorsqu'on manque d'arguments pour justifier ses idées, lorsqu'on va à contresens de la vérité ou lorsqu'on veut mettre le peuple en coupe réglée. Les grands producteurs de slogans ont été les Hitler, les Mussolini, les Pol Pot, les Staline, les Mao, les Castro et autres apprentis dictateurs pour enjoliver leurs entreprises de génocides, de massacres et de crimes. Les slogans vont toujours à contresens de la liberté. L'humanité ne devrait pas aimer les slogans et on ne devrait pas les faire aimer à nos enfants.

Ensuite, bien sûr, vient le contenu. Trois slogans, trois mouvements réducteurs et exclusifs qui témoignent du drame de l'école algérienne des cinquante dernières années, et de celui des générations successives d'écoliers algériens cobayes d'idéologies répressives, obscurantistes, voire criminelles.

L'Algérie est notre pays

Première ligne de front entre un nationalisme étroit, étriqué, inutile, inefficace mais dominant et l'universalisme qui devrait être le credo d'une école ouverte sur le monde et la mondialisation. Le nationalisme a construit un «rideau de fer» autour de l'Algérie. Il l'a isolée physiquement, ethniquement et culturellement du reste du monde. De sorte que les seules valeurs et les seuls repères offerts aux Algériens sont ceux que les tenants du nationalisme et du populisme ont mis en place, dans le cadre d'un modèle éducatif imposé que l'école a été chargée de diffuser. Et donc, durant plus de cinquante ans, au lieu de diffuser la science et la connaissance, l'école a surtout diffusé de la propagande nationaliste. L'école est devenue un outil de propagande. Dans la logique de ce modèle, il était aussi question d'arrêter prématurément la coopération internationale et d'expurger tout élément étranger de l'école algérienne. C'était la fameuse entreprise «d'algérianisation» du corps enseignant. Le problème, c'est que à l'époque, cette «algérianisation» s'est faite avec du personnel qui était lui-même en situation d'échec scolaire. En somme, et durant longtemps, on demandait aux mêmes personnes qui ont été éjectées de l'école avec un CEP (Certificat d'études primaires) de revenir en qualité d'enseignants ! Et ainsi, on a amorcé à l'école la pompe à médiocrité.

Je me souviens de mes années d'école. On vivait difficilement, dans la pauvreté, mais ma joie était toujours renouvelée d'aller en classe. Je retrouvais mademoiselle Mazoulier, une Juive native de notre village dont le père a refusé de quitter l'Algérie, qui nous enseignait le français. Je retrouvais monsieur Dupanloup, un coopérant français qui avait une manière bien à lui de nous faire aimer les mathématiques. Je retrouvais monsieur Berber, un tlemcénien pure souche, distingué, toujours très élégant et fumant des «Craven A», qui nous enseignait les sciences naturelles, qui nous parlait de Darwin, de l'évolution des espèces et qui nous disait que le cerveau de l'homme n'a pas encore fini de se développer. «Bientôt, nous aurons des tonneaux à la place de la tête !», disait-il en rigolant.

Nous rêvions tous d'être des «Berber» une fois grands. Je retrouvais monsieur Mohammadi, un Egyptien qui nous enseignait l'arabe et qui faisait de son mieux pour nous transformer en parfaits petits islamistes intégristes (j'ai su plus tard qu'il était Frère musulman). Je retrouvais monsieur Ahmed (qu'on surnommait Chatra parce qu'il avait constamment ce mot à la bouche), qui était Syrien, probablement baathiste ou communiste, qui devait en principe nous enseigner l'éducation civique, mais qui nous abreuvait de panarabisme enflammé et ne parlait que de Oumma arabia.

C'était celle-là mon école, c'étaient ceux-là mes enseignants. Une école diverse, diversifiée, ouverte. Une Juive, un Français, un Algérien, un Egyptien, un Syrien comme enseignants.

Cette école a disparu, ces enseignants aussi, la force centrifuge du nationalisme populiste en a éjecté les éléments les plus lourds.

L'arabe est notre langue

L'arabe n'est pas notre langue. L'arabe classique du moins. Avant 12 siècles, aucun Algérien ne parlait arabe. Tous les Algériens parlaient amazigh depuis des milliers d'années. Le calendrier amazigh date de 30 siècles. L'arabe a été une langue véhiculée, au même titre que le byzantin, l'araméen des Phéniciens, le romain, le turc, l'espagnol, le français par les entreprises de colonisation et d'invasion successives de notre pays.

Ma langue est celle que m'a apprise ma mère, celle qui sort avec aisance de ma glotte et qui caresse avec douceur mes cordes vocales, comme le ferait la main d'une maman sur la tête de son enfant, c'est-à-dire une «darija», belle et musicale, enrichie des apports de toutes les langues qui ont traversé ce pays et qui ne cesse de s'enrichir encore. J'ai 60 ans, je n'ai jamais aligné deux phrases en arabe classique, non pas que je ne le maîtrise pas, mais simplement parce que je n'en ai jamais eu besoin pour vivre et communiquer avec mes compatriotes. Alors, pourquoi venir me dire que ma langue est l'arabe?

Ma langue est celle qu'on m'a empêché d'acquérir, celle de mes ancêtres, qui sont amazigh et qu'on tente d'effacer de l'histoire. Ma grande frustration est celle, justement, que l'école de mon pays ne m'a pas donné la possibilité de réapprendre et de me réapproprier ma langue amazigh, après que le panarabisme eut tenté de l'effacer de ce pays.

On touche ici au déni de l'histoire et à la grande entreprise de mystification culturelle menée par les courants du panarabisme, ses ténors, ses suppôts, ses valets, depuis deux siècles en Algérie.

Depuis deux siècles, et surtout depuis l'indépendance du pays, on a tenté de nous faire croire que nous sommes des arabes. On a tenté d'ancrer nos racines et nos origines dans la péninsule arabique. On nous a fabriqué des héros, des symboles, des référents qui justifient et qui magnifient cette appartenance contre-nature, en même temps qu'ils dénient toute l'histoire antéislamique de l'Afrique du Nord. Et encore une fois, on a confié cette mission à l'école algérienne. L'école était chargée de former les nouvelles générations d'Algériens conditionnés, amnésiques de leur histoire, de leur origine et de leur identité numide amazigh.

Des générations d'Algériens perdus, déboussolés, qui naviguent à contre-courant, cherchant désespérément, fanatiquement, maladivement, une appartenance hypothétique dans la lointaine Arabie, sous le seul prétexte qu'elle est «terre du Prophète». L'histoire et la science, la phylogénétique, l'anthropologie, la sociologie de l'Afrique du Nord nous apprennent que nous ne sommes pas des arabes, au sens ethnique du terme. Il est entendu qu'il n'y a jamais eu de déplacements de populations massifs depuis l'Arabie, justifiant un remplacement de peuples et un changement de nos origines. A preuve, même la colonisation française, qui était une colonisation de peuplement d'ampleur autrement plus importante que les invasions arabes, n'a pas réussi à faire de nous des Français.

Nous étions, nous sommes et nous resterons tous amazighs, qu'on le veuille ou non.

L'islam est notre religion

Oui, mais quel islam?

Je veux bien qu'il soit ma religion s'il s'agit de l'islam de mon père et de ma mère, l'islam de mon grand-père et de ma grand-mère, l'islam de mes ancêtres. Cet islam authentique que je connais bien, fait de foi et de piété sincère dans un rapport intime à Dieu, fait d'amour, de tolérance, de liberté, de compréhension de l'autre, de respect de la vie, de bien, de bonté, de bonnes actions, de paix et d'élévation de l'âme, de paix avec autrui, de bons préceptes qui valorisent l'humain et qui protègent l'animal, de spiritualité sur fond d'humanisme.

Malheureusement, cet islam-là, mon islam, je ne le retrouve pas dans l'école algérienne. Au lieu de cela, je retrouve un islam brutal, répressif, guerrier, restrictif, haineux, fait d'interdits, de châtiments divins, de mépris de la vie, de mépris de sa propre vie, de magnificence de la mort. Un islam qui assimile Dieu au «Grand méchant loup» alors que Dieu est bonté. Un islam qui fabrique des zombies qui refusent et se refusent le droit à la vie.

C'est cet islam-là, horrifiant, dangereux, qui a été institué dans l'école algérienne.

C'est cet islam-là, horrifiant, dangereux, qui nous a plongés dans la décennie noire.

C'est cet islam-là, horrifiant, dangereux, qui continue encore à sévir dans l'école algérienne.

C'est cet islam qui, dans la foulée du panarabisme, a été importé à la faveur de l'indépendance du pays. L'islam wahhabiste, rigoriste, jihadiste, qui s'est d'abord insidieusement immiscé dans l'école sous l'ombre de «l'arabisation» du système éducatif, initialement avec l'afflux des coopérants égyptiens et arabes, ensuite avec l'afflux des Algériens «orientalisés» formés à l'école du Wahhabisme dans les pays arabes, et des «Fquihs» ou «Talebs» issus des médersas et écoles coraniques algériennes, recrutés pour faire de l'éducation islamique. Ce sont ces composantes qui ont fourvoyé l'école dans le Wahhabisme, qui l'ont envahie à tel point que quasiment toutes les séances de cours, quelle que soit la matière, se transformaient, peu ou prou, en éducation islamique. Entendez par là, en conditionnement cérébral au fanatisme, à l'obscurantisme, à l'intolérance, à la violence. Tout cela devant les yeux bienveillants et complices des «autorités» qui ont laissé faire, et la démission coupable de l'élite intellectuelle nationale (à quelques exceptions près), trop compromise avec les tenants du pouvoir, trop peureuse ou trop près de ses intérêts mercantiles pour espérer d'elle une quelconque réaction salutaire.

Imaginez l'effet destructeur dans la tête d'un enfant de 6 ans !

Imaginez l'effet destructeur dans la tête de générations entières d'enfants de 6 ans ! Car l'écolier des années 60 devient le père de famille des années 80, et depuis cette date, nous avons commencé à percevoir la transformation brutale et inquiétante de la société algérienne. On assistait alors à la transposition des modèles éducatifs de l'école vers la famille. C'étaient les années «acide» qui préfiguraient la décennie noire, les années bastonnade des «moutabaridjates», l'invasion du voile, l'afgha-fashion, la barbe hirsute, l'hématome frontal, les miracles fabriqués, la surenchère bigote autour des mosquées, les discours enflammés et j'en passe.

Alors quel modèle de société veux-t-on proposer aux générations futures? Un modèle basé sur une triple spoliation historique?

Spoliation de notre liberté de citoyen du monde par le nationalisme populiste, spoliation de notre histoire par le panarabisme nihiliste, spoliation de notre religion par l'islamisme intégriste.

Vous comprenez maintenant pourquoi mon sang s'est glacé?

Il s'est glacé pour ma fille.

Il s'est glacé parce que je me sens coupable, ignoblement coupable, de mettre ma fille dans une école triplement dévoyée.

Il s'est glacé parce que je suis impuissant, incapable d'offrir à ma fille une alternative autrement plus valorisante.

Il s'est glacé pour toutes ces petites Algériennes de 6 ans, ces petits Algériens de 6 ans, purs et innocents, qui sont tous mes filles et mes garçons et qu'on est en train d'offrir comme oboles au viol, aux méfaits conjugués du nationalisme populiste étroit, du panarabisme nihiliste et de l'islamisme obscurantiste.

Il nous appartient donc à nous tous, citoyens algériens qui avons le cœur encore vivant, de nous réveiller, au nom de nos enfants.

Nous devons dire NON à une école dominée par le nationalisme populiste étroit, à une école dominée par le panarabisme nihiliste, à une école dominée par l'islamisme intégriste, passéiste et obscurantiste.

Nous devons dire OUI à une école orientée vers les valeurs de l'universalisme, ouverte, qui forme le citoyen algérien de demain et le citoyen du monde, à une école qui retrouve son histoire, son identité et son authenticité perdues, à une école qui replace l'islam dans ce qu'il a de plus noble, de plus tolérant, qui valorise l'homme au lieu de le détruire. L'école de nos enfants est à nous, elle n'appartient ni à un pouvoir, ni à un gouvernement, ni à un système politique. Ne laissons pas les idéologies, quelles qu'elles soient, et les jeux d'influence nocifs corrompre et compromettre l'éducation et l'avenir de nos enfants.

Réagissons, bougeons, organisons-nous en associations de défense et de promotion de l'école algérienne, investissons les comités de parents d'élèves, crions fort à une réforme de l'école profonde, sérieuse, authentique. Mieux: menons nous-mêmes cette réforme. C'est le moins que nous devions à nos enfants, c'est le moins que nous puissions faire pour nous réconcilier avec nos ancêtres, les hommes dignes et libres, les amazighs.

*Professeur des universités et parent d'élève