Envoyer à un ami | Version à imprimer | Version en PDF

Trahison ou fidélité du corps diplomatique à l'étranger ? La question de la résilience de l'Etat et la leçon syrienne (Suite et fin)

par S. Bensmail

«Douce France», brutal déclin

Pour Bassam Tahhan, politologue franco-syrien hélas inaudible ici: « Il faudra un jour que ces responsables français passent devant la Cour pénale internationale. On ne peut pas pardonner à des responsables politiques d'avoir menti (?) Entre la France et la Syrie, il y a un contentieux très lourd.»8

Pourquoi de tels mensonges et un si grand aveuglement de l'establishment français ? L'historien russo-arménien Sarkis Tsaturyan répond avec pertinence, en minorant toutefois le rôle bien plus important de la perfide Albion (depuis Lawrence d'Arabie) et d'Israël :

«Les récentes déclarations de l'ancien président Valéry Giscard d'Estaing sont les premières qui attestent de la volonté des élites françaises de rétablir leur mainmise coloniale sur la Syrie. La France et le Royaume-Uni ont sous-traité cette guerre secrète pour le compte de Washington, en 2011. À l'époque, la France avait déployé des légionnaires sur place pour créer l'Armée syrienne libre dont le drapeau n'était autre que celui de la colonisation.»

Tout s'éclaire donc: «Bashar doit partir» pour que «François revienne»? ou croit revenir.

Prise au piège répété des retombées économiques annoncées par ses alliés anglo-saxons manipulateurs, fausses promesses de partage de butin, la France veut toujours croire à son grand rôle historique et se fait encore rouler dans la farine. Voyez l'Afghanistan, l'Irak, la Libye, mais aussi les Balkans. Elle se comporte comme une vieille dame hautaine et intéressée, maintes fois abusée malgré ses restes d'antan et ses cruelles intrigues.

Maintenant, quel rapport la Syrie, en tant qu'Etat et diplomatie, a avec l'Algérie me direz-vous?

5. Repositionnement de l'Algérie et nécessité d'un corps diplomatique fiable:

Eh bien, il faut se rappeler les menaces réelles qui pèsent sur ce pays.

Dès 2013, Sergueï Lavrov - qui n'est pas vraiment un plaisantin mondain et accuse si justement la France des évènements du Proche Orient depuis les accords de Sykes - Picot10 - profitait d'un passage à Tunis pour avertir l'Algérie des menaces directes d'une déstabilisation par «proxy war», dont le «printemps arabe», Da'ech et les bombardements d'une coalition démocratique font partie du même tourniquet destructeur11.

C'est connu, aujourd'hui, les Etats occidentaux leaders, USA, Grande Bretagne et le «caniche français», n'ont en effet plus suffisamment de ressources (militaires et humaines, logistiques et financières) pour lancer des bombardements massifs voire une invasion terrestre12. De plus, la guerre par proxy, appuyée par les opérations secrètes (de plus en plus fréquentes), permet d'éviter une confrontation directe, coûteuse en vies humaines pour un régime politique basé sur « l'opinion publique »13.

Contrairement à ce que l'on peut penser, la déstabilisation du Sahel, aux portes de l'Algérie, n'a pas été une conséquence involontaire ou irréfléchie de l'opération libyenne engagée par N. Sarkozy, avant même les forces de l'OTAN. Préparée depuis 200914 comme «une guerre qui n'est pas la guerre»15, ses objectifs ont été de permettre à terme l'installation de bases militaires permanentes dans la région, de sécuriser et développer les sites énergétiques notamment d'AREVA16, de renforcer enfin la présence militaire en Afrique tout en créant les conditions d'un chaos plus ou moins contrôlé. Le piège a été tendu à l'Armée nationale algérienne (ANP), le gouvernement socialiste ayant fait pression sur Alger pour obtenir sa participation dans l'opération Barkhane, toujours en cours.          

Bien heureusement, malgré ses incohérences et son aptitude à se mettre dans le pétrin, l'Algérie a poliment et fermement décliné l'offre. Au lieu d'un enlisement sur le terrain, comme ce qui arrive immanquablement à son homologue d'outre-mer17, Alger a choisi de poursuivre le renforcement défensif de son réseau, des frontières tunisiennes aux frontières maliennes, quitte à neutraliser une certaine profondeur stratégique au-delà de ces frontières18.

Les Socialistes sont encore et toujours dans leur tradition la plus belliciste et la plus anti-arabe qui soit. Mon vieux camarade Bernard, communiste sincère de la Fédération nationale des anciens combattants d'Algérie (FNACA), m'a confié que ce qu'il a vécu, dans sa jeunesse provençale, avec Guy Mollet et les « pouvoirs spéciaux », rappelle étrangement notre sombre époque? Après plus de dix ans de partage, il a finalement pu me parler de son expérience comme conscrit dans l'Est algérien, « des hurlements venant de baraquements éloignés de la caserne », des « corvées de bois » du petit matin? et même « des dizaines de corps que des soldats jetaient du haut du Pont suspendu de Constantine depuis les camions » alors qu'il tenait sa guérite lors de nuits interminables?

Coincée entre un Maroc qui se sait désormais visé - et dont Alger devrait urgemment se rapprocher en mettant fin à un conflit qui ne profite qu'à l'Empire, l'un comme l'autre ne pouvant laisser sans risque Da'esh proliférer chez son voisin -, et la menace « djihadiste » fabriquée par les grands Etats prédateurs réunis autour de leur bras armé officiel, l'OTAN, pris dans la montée d'un mécontentement populaire qui s'exprime par quelques quatre milles émeutes par an, immobilisée par un conflit persistant entre les clans sur l'après Bouteflika19, l'Algérie voit en effet les nuages s'accumuler au-dessus de sa tête. Sa balance commerciale s'est du reste fortement effondrée, au moment où l'Union européenne fait grande pression sur son secteur énergétique.

Les récentes menaces du Qatar, proférées lors d'une récente réunion de la Ligue arabe à l'encontre de l'Algérie et les matériels d'espionnage et personnels découverts auparavant le confirment20, comme l'élimination régulière de colonnes lourdement armées dans le sud21. L'Armée est désormais autorisée à tirer à vue à la frontière libyenne, du fait du reflux de Da'esh.

La plus grande vigilance d'Alger devra donc être de mise, par le biais non pas uniquement militaire, mais aussi administratif et notamment diplomatique. Au regard de ce qui s'est passé en Syrie, en Libye et maintenant dans tous les pays récalcitrants22, l'Algérie devra se prémunir de toute grande opération psychologique par la corruption ciblée, planifiée et généralisée de sa haute fonction publique. Ceci me semble essentiel dans ce qui va advenir ces prochains mois. Mais, comme souvent lors de toute épreuve cruciale, le cours des évènements n'est pas favorable. Cela tombe bien mal en effet, après le travail de sape, de discrédit orchestré médiatiquement, et de désorganisation de l'un des instruments les plus efficaces de la lutte contre les menaces sécuritaires, la DRS - ainsi que d'autres services -, via leurs plus hauts patrons. Ceci doit nous interroger sur les agendas des uns et des autres, à Alger et ailleurs.

Dans ce même ordre d'idées, nous avons pu noter le refus récent d'Alger de mettre à disposition une base navale à la flotte russe en Méditerranée, les manœuvres conjointes que la marine algérienne effectue avec la VIème flotte US voire son rapprochement des instances de l'OTAN, la base étatsunienne officiellement établie pour le renseignement militaire du Sahara, près de Tamanrasset (qui semble servir de tête de pont aux opérations spéciales US). Nous pouvons y ajouter aussi le laissez-faire des autorités face aux actions de certaines ONG occidentales, la mise en place de programmes de séduction et de « recrutement » d'une certaine élite intellectuelle23 et politique locale intéressée, au bénéfice du « Maître universel » de l'Empire24.

Cependant, dans l'escalade extraordinaire qui se prépare du fait de la grande frustration que ce dernier expérimente pour la première fois de son existence « essentialiste » face à l'entrée en scène de la Russie, de l'Iran et aussi de la Chine (précédés par les Hezbollah libanais et irakien), pour protéger la Syrie et se protéger eux-mêmes25, l'Etat profond algérien semble revenir ouvertement à ses premiers choix. Devant les risques imminents d'une conflagration au moins régionale, on observe en effet une accélération qui ne trompe pas : le refus de participer à cette « OTAN arabe » chargée de liquider la Résistance islamique (au Yémen, au Liban, en Syrak et ailleurs) sous la houlette des Séoud, le refus de céder au chantage visant à inscrire le Hezbollah comme « organisation terroriste » - un comble de mauvaise foi quand on sait qui finance les groupes terroristes et qui les combat réellement -, la visite du ministre algérien des Affaires étrangères au président syrien-des rumeurs parlent même d'une invitation officielle qui aurait été faite par Alger à ce dernier.

A mi-terme de l'agression de la Syrie, un virage s'est opéré : le renforcement de la coopération militaire avec la Russie et l'achat de matériels ultra-protecteurs de l'espace aérien tels que les batteries de missiles S-400 et les meilleurs avions de combat Suhkoï, en plus d'hélicoptères d'attaque (notamment nocturne26), l'intérêt de plus en plus fort pour les BRICS et la réorientation vers l'Asie, la position maintes fois réitérée de non?ingérence face aux dossiers les plus chauds de la région, etc. Est-ce une position plus assumée de l'Etat dans ce conflit planétaire qui se joue pour le moment en sourdine et dont la Syrie et l'Ukraine sont les deux lignes de fracture existentielles ?

L'avenir nous le dira

elon des témoins privilégiés, lors d'un tête-à-tête peu formel il y a quelques années, V. Poutine a réagi au toujours sémillant et cabotin Obama27 cherchant à savoir pourquoi la Russie tenait tant à la Syrie. Sa réponse, subitement glaciale, a été en substance:

«Pour la Russie, la Syrie est aujourd'hui ce que Stalingrad a été dans les années 1940.»?

Dans cette troisième guerre mondiale encore tiède28, une lutte féroce a débuté depuis quelques années, opposant les grands Etats prédateurs de l'Occident en manque de ressources (et à l'approche d'un effondrement du dollar et de l'économie sans précédent), au reste du monde vassalisé ou en voie de l'être.

Celui-ci s'empresse de rallier, par affinité ou par peur, l'autre bloc sous la direction de la Russie et de la Chine, avec la place si spéciale de l'Iran.

Comme le Maroc29, rare pays encore épargné par le chaos, l'Algérie devra rapidement purger ses problèmes internes afin de se mettre en ordre de bataille en se donnant les moyens de ce retour à la position politique et univoque qui l'a tant honorée il y a quelques décades. Dans cette perspective, la protection de son corps diplomatique de toute tentation et compromission, l'amélioration qualitative de son recrutement et de sa formation (notamment en éthique, en droit, mais aussi en interculturalité et en intelligence économique), devront faire partie des vraies priorités de son Ministère.

Il y a quelques années déjà, dans l'une des ambassades algériennes d'Afrique noire, je me rappelle avoir rencontré Younès. Devenu un ami fidèle et prévenant, ce dernier m'a marqué par sa modestie et sa spiritualité, sa haute intelligence et son sens de l'Etat, tout comme sa grande ouverture d'esprit et sa volonté de représenter au mieux son pays. Dur avec lui-même, doux avec les autres, il reste toujours à mes yeux aux antipodes d'un certain type d'Algérien aujourd'hui en vogue - cet « affairiste » peu soucieux du bien commun et assez éloigné des idéaux de la Révolution et de l'Islam.

En ces temps dangereux et hautement inflammables, prions Dieu pour que les Younès de l'extérieur et les Kamel de l'intérieur se multiplient ? que la diplomatie et l'Etat d'une part, le savoir transmis et la technologie d'autre part, reprennent toutes leurs forces.