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Comment refuser la guerre

par Derguini Arezki

Certains persistent à faire l'autruche, à ne vouloir voir dans le futur qu'une prolongation du passé, d'autres ont déjà les pieds dans une austérité que l'on évite de nommer, mais combien perçoivent ou se rendent compte que c'est de la guerre proprement dite qu'il faudra bientôt se protéger, qu'à trop se focaliser sur celle des prix, on risque d'entrer dans la première sans s'y être préparé.

En effet la guerre des prix, interne et externe, peut à tout moment se transformer en guerre proprement dite. Les prix de l'épargne, du travail, du gaz ou d'autres choses encore plus banales peuvent y conduire sans transition. Les crises économiques mondiales qu'accompagnent ou qui précèdent souvent une rupture dans les rapports de force mondiaux peuvent culminer dans de grandes déflagrations.

Le monde a du mal à faire de la place aux ré émergents[1], l'aurait-il voulu qu'il ne l'aurait pas pu, l'occidental way of life n'est pas universalisable. Le monde a beau s'américaniser, il ne peut être américain. La pente de la crise s'avère donc rude en l'absence de modèle alternatif. La globalisation a accru et élargi le cercle de la compétition en même temps qu'elle creusait les inégalités au sein des anciennes puissances industrielles. Le monde se recentre autour des nouvelles puissances économiques émergentes [2] et les anciennes puissances refusent de partager le pouvoir d'achat qu'un tel mouvement entraîne. C'est ce refus de céder des marchés qui explique la transformation de la question sociale en question identitaire chez ces dernières. Pour pouvoir continuer à recevoir un traitement dans le cadre national, la question sociale se troque en question identitaire. L'étranger devient la victime expiatoire en même temps que les rapports entre nations évoluent. Nous entrons dans la fin de ce que l'on peut appeler l'ère postcoloniale, ère que l'on peut caractériser par une universalisation de l'État-nation d'une part et une inégalité du monde qui tendait à opposer les anciennes et les nouvelles nations indépendantes d'autre part. La réémergence des anciennes puissances précapitalistes qui maintenant ont pleinement investi la modernité, contribue à mettre en cause une telle inégalité du monde. Les questions de l'inégale répartition des pouvoirs de produire, de vendre et d'acheter ont besoin désormais d'être traitées à plus d'une échelle.

Comment refaire société avec la crise économique qui frappe les sociétés et la compétition qui gagne le monde ? Car il faut faire une autre société. C'est la question qui malmène les sociétés en proie au nationalisme et à la xénophobie. La crise sociale est particulièrement intense dans les pays où l'État faisait société. Avec la crise de l'État providence dont les marchés extérieurs se rétractent, il n'y a plus de filet social qui puisse faire tenir les individus ensemble. La concentration des revenus (accroissement des inégalités sociales) et de l'activité (métropolisation) défait l'ancienne cohésion sociale. Et à défaut de pouvoir contenir les guerres civiles qui les menacent, les sociétés les exportent. Elles espèrent refaire leur unité sur le dos de l'étranger. Elles espèrent revoir leurs rapports intérieurs à la faveur d'une guerre sainte, extérieure de préférence. On y reparle d'union sacrée. Dans une telle conjoncture, si la guerre des civilisations n'existe pas, il faut alors l'inventer.

Dans l'opinion, ce qui menace le monde de nouvelles guerres, c'est la croyance moderne que l'histoire est nécessairement progrès, que l'anime une lutte entre des forces de progrès et des forces obscurantistes. C'est la croisade du progrès, le refus de voir que la croissance économique dans l'histoire de l'humanité n'est probablement qu'un phénomène exceptionnel. C'est le refus de voir que la bataille pour la croissance peut être celle d'une minorité dont la compétition pousse à une concentration croissante des richesses et des pouvoirs. C'est cette idéologie qui risque de faire accepter à l'humanité des catastrophes discernables au nom d'une loi de l'histoire, d'un dogme du progrès, comme les guerres de religion ont pu le faire admettre dans le passé. Ce n'est pas l'islam qui menace aujourd'hui le monde comme peut l'inspirer le passé de l'Occident avec ses guerres de religion, ce sont des volontés de puissance servies par une religion du progrès, c'est l'attachement à la croyance dans le progrès continu du pouvoir d'achat individuel, c'est l'inhabituelle et trop forte proximité de criantes disparités que le monde révèle.

Dans les faits, les guerres actuelles visent à contenir l'émergence de nouvelles puissances, à soustraire des marchés à leur gravitation, à préserver l'hégémonie occidentale. Elles visent à entraver le mouvement de recentrement du monde autour des ré émergents. Et elles se développent sur le territoire des pays tiers qui subissent l'attraction des nouveaux centres de gravité du monde.

La stratégie américaine qui a pivoté vers l'Extrême-Orient avec l'émergence de la Chine et qui du fait des échecs essuyés dans ses politiques d'intervention directe s'est transformée en leading from behind pour préserver son hégémonie, a tendance à impliquer davantage ses alliés. Ce qui expose ces derniers à une responsabilisation et une éventuelle contamination de leur territoire par ceux minés par les guerres. C'est le cas de la France aujourd'hui qui déclare être en guerre et croit pouvoir trouver dans la sous-traitance régionale de la stratégie américaine d'hégémonie de quoi conserver sa place dans le monde et une façon de faire face à la puissance industrielle de l'Allemagne qu'elle ne peut imiter. C'est le cas de l'Arabie saoudite au Yémen de laquelle ne s'éloigne son ancienne puissance protectrice que pour l'impliquer davantage. Et la chancelière allemande Angela Merkel peut relever les propos de Donald Trump, le candidat républicain à l'élection présidentielle des USA, menaçant d'abandonner l'OTAN et de s'en indigner. Ainsi, la guerre peut élargir son territoire et menacer le monde ou ? celui-ci accepter et gérer pacifiquement ses nouveaux décentrements. Car la guerre n'est pas une fatalité, c'est le refus d'un tel décentrement et les recentrements qu'il implique qui peut la motiver. C'est le refus d'entrer dans un monde nouveau, que les Occidentaux ne seraient plus les seuls à diriger [3].

Tout se passe comme si, la paix ne pouvait profiter à tous également. En témoignerait la situation de la Turquie. La paix dessinerait deux camps : les ré émergents comme gagnants et les anciennes puissances comme perdants, l'avantage comparatif dans la compétition pacifique ayant comme changé de camp. Il est difficile à une puissance de concéder de son pouvoir, à une société d'accepter de partager son pouvoir d'achat avec de nouveaux venus. En effet, aujourd'hui on peut relever pour la Turquie, l'énorme contraste entre les bienfaits de la période de la paix et les méfaits de celle de la guerre [4]. À qui peut donc rapporter la guerre ? Cette question avec laquelle l'Iran a su faire, la Turquie semble s'être rendu à son évidence. On peut y répondre : pas à elle. Son avantage concurrentiel : une implication croissante de la société civile dans la compétition mondiale, qui était devenu évident avait été neutralisé par la guerre. Donc, la guerre par procuration entre l'Iran, l'Arabie saoudite, l'Égypte et la Turquie a profité et profite à qui ? Leur coopération nuirait à qui ? Des intérêts de la « révolution », du leadership révolutionnaire, la Turquie est comme revenue. L'Arabie saoudite ne se rend pas compte que sa compétition avec l'Iran, ou celle de l'Iran avec la Turquie, pourraient lui être autrement bénéfiques. Pourquoi vouloir imposer sa loi, ses croyances, son wahhabisme à une autre société ? Quel profit cela peut-il présenter ? Des élites à sa botte parce que par elle entretenues ? Pour quelles performances ? Son incapacité à conduire une compétition pacifique pour un leadership régional condamne à terme son système social et politique. Certains analystes la classent déjà dans les futurs États défaillants. La guerre aujourd'hui est une guerre des faiblesses (Bertrand Badie)[5]. En sortiront vainqueurs ceux qui auront su s'en protéger (les émergents) ou en tirer avantage (les dominants)[6].

Il faut relever que la perspective de la guerre peut être un moyen par lequel certaines sociétés dont les institutions se délitent, envisagent leur reconstruction en appelant à la mobilisation générale. Il faut distinguer la perspective de la guerre, de la guerre proprement dite[7]. Une telle perspective peut permettre la mise en route d'un processus de refondation des institutions, s'il permet l'émergence d'un réel leadership, une réelle négociation du contrat social et des processus de normalisation des conduites. Une guerre qui ferait l'impasse sur de telles questions en faisant appel à l'unité sacrée ou à la guerre sainte, ne pourrait conduire qu'à un approfondissement de la décomposition sociale et à un épuisement des ressources. Car si une telle mobilisation générale peut défaire les institutions, il n'est pas dit qu'elle puisse mettre en place de nouvelles.

Préparer la guerre pour ne pas y être soumis est donc la tâche des pays qui accueillent à leur corps défendant une compétition internationale qui se dégrade, un objectif des pays qui se trouvent sur les lignes de faille de la tectonique des plaques de l'économie mondiale. Paradoxalement, mais pour une certaine conception seulement, c'est en cette phase que la construction de l'État de droit comme construction sociale devient impérative. Car c'est avec un état de droit que l'on peut faire face efficacement à un état de guerre et c'est en faisant face et en se substituant à un état de guerre qu'un état de droit montre sa pertinence. Car à quoi peut bien servir un état de droit si ce n'est de pouvoir défaire un état de guerre. La guerre ne doit pas être l'occasion de suspendre le droit, de donner le pouvoir aux militaires ou à quelque monstrueux Léviathan, mais celle d'éprouver le droit, la cohésion sociale, le leadership politique. L'on comprend alors que cet état de droit doit se comprendre dans son informalité, comme une disposition globale dans le processus de sa construction, et non dans sa formalité comme une superstructure qui se serait détachée de son processus de construction et que l'on viendrait imposer par le haut. Il ne peut être l'œuvre d'experts qui feraient bonne image à l'international, mais les experts de la guerre aidant, celle des parties prenantes de la construction de la guerre et de la paix. De quelque conception ou de quelque structure sociale que l'on puisse partir, il faut admettre que seuls des guerriers peuvent défendre la paix.

Mais alors, préparer quelle guerre ? Comme nous l'avons soutenu, il s'agit de celle du pouvoir de produire, de vendre et d'acheter. Dans le cas des pays (ré) émergents, il s'agit de faire accepter aux anciennes puissances industrielles le fait que leur nouvelle puissance productive leur donne droit à une nouvelle distribution du pouvoir de vendre et d'acheter. Car c'est à leur pouvoir de vendre que la guerre des anciennes puissances industrielles s'en prend aujourd'hui. Car pouvoir produire ne saurait suffire, il faut pouvoir vendre pour ne pas surproduire.

Dans le cas de pays comme le nôtre, situé sur une faille de la plaque tectonique de l'économie mondiale, il s'agit premièrement d'éviter de tomber dans la trappe de la guerre civile, d'empêcher que la compétition sociale ne se dégrade suite à la réduction du pouvoir d'achat de certaines catégories sociales. Il s'agirait ensuite de s'engager dans une nouvelle « coopétition « (coopération-compétition) nationale et internationale pour relever le pouvoir d'achat par de nouveaux pouvoirs de produire et de vendre.

Ce que ne semble pas avoir compris une part importante de l'opinion, c'est qu'une telle part de pouvoir ne peut être gagnée sur les anciennes puissances qui ne peuvent la concéder, mais dans les rapports avec les nouvelles qui peuvent la créer. Autrement dit, la croissance africaine doit d'abord revenir aux Africains. Pour ce faire, il faudrait que la compétition africaine puisse être administrée au service des Africains et non contre eux, que les Africains veuillent se recentrer sur eux-mêmes et ne soient pas en reste du mouvement mondial de recentrement. Il faudrait cesser d'être subjugué par l'Europe et ses côtes, état d'esprit qui peut nous paraître encore bien étranger. Mais à y regarder de plus près, nous en avons peut être aujourd'hui les moyens.

1- Chine, Inde, Russie, Iran, Turquie, pour en citer quelques uns, qui il y a quelques siècles comptaient autant ou davantage que l'Europe.

2- N'était-ce la production des pays (ré)émergents le pouvoir d'achat de la majorité des pays en développement se serait effondré.

3- Voir Bertrand Badie, Nous ne sommes plus seuls au monde, un autre regard sur l'ordre international. Ed. La découverte, Paris, 2016.

4- Selon la Banque mondiale, le coût économique de cinq années de guerre en Syrie et de leurs retombées sur les pays voisins ? Turquie, Liban, Jordanie, Iraq et Égypte ? est estimé à près de 35 milliards de dollars de pertes de production (sur la base des prix de 2007), soit l'équivalent du PIB de la Syrie en 2007.

5- « la guerre n'est plus le résultat d'une compétition de puissances mais procède tout entière, au contraire, de faiblesses, de décompositions et de malformations : autant de phénomènes qu'on ne peut pas espérer contenir et neutraliser par les moyens propres à la guerre d'autrefois. » http://www.regards.fr/IMG/pdf/bertrand_badie.pdf

6- Israël, toute une société en guerre, est un bon exemple. L'Iran en est un autre. Je profite pour signaler l'approche d'économie de guerre qui avait été proposée par Belaïd Abdesslam au lendemain de l'interruption du processus électoral. Une telle démarche ne pouvait être retenue parce qu'inconcevable sans une adhésion de la société et des élites performantes.

7- Les cas de l'Erythrée, du Soudan du sud ne sont pas comparables à celui d'Israël. L'Allemagne serait sur le point de mettre en place une stratégie de défense civile afin d'anticiper une quelconque menace sur sa sécurité.