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Si El Hachemi Assad, secrétaire général du haut-commissariat à l'amazighité (HCA): «Jugurtha affronte Rome»

par Propos Recueillis Par Mohamed Bensalah

Annaba, du 20 au 22 août 2016

«Les hommes ne se comprennent qu'à mesure qu'ils sont animés des mêmes passions.» Stendhal

Longtemps reléguée au fin fond des mémoires, notre histoire réappa raît en force ces dernières années dans l'actualité et les médias. Si l'histoire récente de l'Algérie est en général bien connue, son passé ancien demeure mal perçu du grand public. Si, dans certaines contrées, des fouilles ont permis des avancées décisives dans la connaissance de l'homme antique et des civilisations puissantes qui se sont succédés, chez nous, du passé nous n'avons droit qu'à quelques bribes d'information. Même nos livres d'histoire sont devenus muets. Et c'est ainsi que peu de gens savent que les Maures existaient avant l'arrivée des Romains, que les Vandales puis les Byzantins se sont succédés avant l'Islam à la tête de notre pays. Que dire des rois vandales, de Carthage, de Jugurtha, de Massinissa et de tant d'autres ? De grands sites archéologiques demeurent dans l'anonymat. Des vestiges de mille ans d'histoire sont livrés à leur sort et, enfin, des pièces essentielles continuent à joncher le sol maghrébin dans des musées à ciel ouvert. N'est-il pas regrettable que toutes ces richesses patrimoniales disséminées à travers tout le Maghreb demeurent sous-estimées ou méconnues ? Que dire des grands hommes et des grandes femmes qui se sont succédés à la tête des Etats anciens ?

C'est à Annaba, l'ancienne Hippone que s'organise en ce moment même, une première rencontre internationale entièrement consacrée à un personnage historique hors du commun. Sous le haut patronage de la présidence de la République, un colloque international ayant pour thème « Yugurtha affronte Rome », est organisé par le haut commissariat à l'amazighité, en collaboration avec les ministères de la Culture de l'Enseignement supérieur et le da Recherche scientifique. De nombreux spécialistes, universitaires, chercheurs, académiciens et historiens d'Algérie, de Tunisie, de France et d'Italie et d'ailleurs se sont déplacés pour nous aider, trois journées durant (du 20 au 22 août) à mettre en lumière la personnalité et l'œuvre de ce grand stratège politique qui demeure quasiment ignoré du grand public. Nous en saurons un peu plus sur les grands royaumes numides de l'est de l'Algérie et du nord-ouest de la Tunisie qui, bien malgré eux, sont entrés dans l'orbite romaine au grès des alliances et des ralliements de leurs rois. Mais, dans ces grands royaumes, la langue et la culture berbère ne se sont pas effacées pour autant. A la fin du II e siècle av. J.-C., des villes comme Cirta (Constantine), une des capitales de ces royaumes, Caesarea (Cherchell), Tipaza, Timgad ou Hippone, la ville de Saint Augustin, vont prendre une réelle existence culturelle et politique, selon les dires des historiens romains.

Pour le secrétaire général du HCA, organisateur d'une précédente rencontre «Massinissa : au cœur de la consécration d'un premier Etat numide», à El-Khroub en septembre 2014, ce premier grand rendez-vous international sur l'un des plus grands rois de l'antique Numidie, se propose d'offrir aux générations futures «un espace de réflexion et de nouvelles sources d'inspiration et de fierté pour leur histoire». Initiative louable à plus d'un titre, le premier mérite de ce rendez-vous est la focalisation des débats autour de cette éminente personnalité charismatique qui a su faire face aux défis et enjeux de son époque. Le second mérite est lié au fait de la visibilité de la langue tamazight, perceptible dans les divers supports médiatiques, notamment dans les radios et télévisions. Confinée depuis des siècles, cette langue qui a connu une injustice historique flagrante semble sortir de l'ornière et a même droit de cité depuis une décennie à la faveur de sa constitutionnalisation comme langue nationale. A cet effet, Si El Hachemi Assad souligne les efforts déployés par l'Etat pour le développement de la langue amazigh dans un cadre institutionnel, depuis son officialisation par le biais de la nouvelle Constitution. Un effort indéniable semble avoir été fait pour sa promotion à travers toutes ses composantes (chaouie, targuie, mozabite, kabyle?.). «Le tamazight n'est plus à la charge du seul HCA», nous précisera-t-il : «Toutes les institutions culturelles et universitaires, à tous les niveaux se sentent aujourd'hui mobilisés». Cependant, tamazight se fait rare aux universités algériennes. Son enseignement reste limité sur Tizi-Ouzou, Bejaia, Bouira et Batna.

Le programme du colloque consacré à Jugurtha, a inscrit en parallèle des ateliers sur la question de l'enseignement de tamazight, en plus des cinq axes de réflexion proposés. Une table ronde intitulée «Les guerres de Jugurtha » et d'autres activités connexes sont venues se greffer aux ateliers de démonstration sur les méthodes d'enseignement du tamazight pour jeunes et adultes. Sont prévues également des projections de films, des visites de sites et monuments, et un mini-salon du livre ( avec le concours de l'ANEP, de l'OPU, du Crasc et des éditions Tira, Assirem, Anzar). ?

Pour évoquer ce passé lointain nous nous sommes rapprochés de Si El hachemi Assad, qui a bien voulu répondre à nos questions.

Le Quotidien d'Oran : Ce premier colloque sur Jugurtha après celui consacré à Massinissa, témoigne d'un regain d'intérêt pour l'histoire et la culture amazigh ancestrale. La légitimité de l'enseignement de la langue amazigh, renforcée par la création du HCA semble avoir donnée une bonne impulsion. Pouvez-vous nous préciser, monsieur Assad, vous qui présidez aux destinées du HCA, les perspectives qui s'offrent à tamazight qui, dit-on, sera généralisée graduellement à travers l'ensemble du territoire national ?

Si El Hachemi Assad : L'enseignement du tamazight a réalisé des «pas géants» durant les 22 dernières années. En 1995-1996, cette langue était enseignée dans 11 wilayas au profit de 37.690 élèves encadrés par 233 enseignants alors que pour l'année scolaire qui s'achève, elle est enseignée dans 22 wilayas par 2.101 enseignants au bénéfice de 277.176 élèves. Je souligne en outre que pour la prochaine rentrée, tamazight sera enseigné dans pas moins de 32 wilayas, dans un premier temps, dont Annaba. 506 postes budgétaires ont, d'ores et déjà été dégagés à cet effet par le ministère de l'Education nationale. Cela dit, si la reconnaissance de la langue lui assure une place, son développement pâtit de difficultés pédagogiques que connaît le secteur de l'enseignement en général, confronté à la fois à un encadrement insuffisant en nombre et en qualité et à la faiblesse des moyens matériels mis en œuvre. L'accord que nous venons de conclure avec le ministère de l'Education nationale et les universités va, sans nul doute, contribuer à promouvoir davantage le tamazight. La formation des pédagogues et des journalistes dans la langue amazigh, la traduction de la langue arabe vers tamazight. Parmi les priorités de notre département, l'ouverture aux autres secteurs : une convention-cadre basée sur le renforcement des liens et l'intensification des échanges scientifiques et culturels visant à soutenir le haut-commissariat à l'amazighité (HCA) dans ses missions de réhabilitation et de promotion de la dimension amazigh en Algérie, vient d'être signée, à l'occasion de ce colloque, au siège de la wilaya d'Annaba avec le recteur de l'université Badji-Mokhtar. Il faut également évoquer l'Académie comme nouvel instrument institutionnel évoqué dans la Constitution révisée en février 2016.

Q. O.: Revenons au colloque qui se tient en ce moment à Annaba à votre initiative. Qu'est-ce qui a motivé cette visite guidée du passé et le choix du thème :«Jugurtha affronte Rome» ? Qu'espérez-vous de cette rencontre internationale qui mobilise un grand nombre d'universitaires et de chercheurs issus de tout le bassin méditerranéen ?

SEH Assad : En quête de notre passé, nous avons choisi de revisiter ce pan d'histoire méconnu ou mal connu de nos concitoyens. Comme entrée, nous avons choisi nos illustres ancêtres Massinissa, Micipsa, Jugurtha?qui méritent d'être célébrés. Ces derniers n'ont pas hésité à s'opposer à l'adversité. Personne ne peut contester ou omettre la résistance de ces héros face à l'hégémonisme de la vague impérialiste romaine et à son expansion dans l'ouest de la méditerranée. «Les Romains sont assoiffés de suprématie et considèrent toujours ceux qui sont forts comme leurs ennemis». Ainsi s'exprimait Jugurtha, emblème de la résistance et homme politique avisé. Ayant bien compris les enjeux de la présence romaine au nord de l'Afrique, sept années durant, il a affronté Rome. Cette résistance, au centre des préoccupations des chercheurs présents à Annaba, rappelle étrangement le pillage acharné dont nos ancêtres furent l'objet et qui n'a cessé qu'au lendemain des indépendances.

Les recommandations de Jugurtha à son oncle à propos de sa progéniture sont aussi à méditer : « Je vous ai laissé un trône, fort si votre politique est juste, l'ennemi sera affaibli. Avec l'union et le consensus, les petits Etats deviennent forts, mais avec la dispersion ils s'écrouleront». Cette philosophie ne peut que nous inspirer. Le choix d'Annaba (l'antique Hibo Rijios) pour la tenue du colloque, s'est imposé de lui-même. Cette ville représentait le bassin de la Numidie, tout comme Constantine (l'antique Cirta) ou Douga, capitales des rois Numides et résidences royales. Enfin, il y a lieu de le préciser, Annaba dispose d'un répertoire riche et significatif en mesure de recevoir un colloque organisé à l'honneur de l'un de ces rois, symboles de la résistance contre les Romains. La date n'est pas non plus le fruit du hasard. Ce grand rendez-vous réveille en nous des souvenirs proches. Hier, le roi numide Jugurtha affrontait Rome. Sa résistance contre les armées romaines fut aussi farouche que celle de nos moudjahidine contre le colonialisme français, un certain 20 août 1955. Une date chargée de souvenirs pour nos concitoyens lors de l'offensive du Nord-Constantinois qui, elle-même, fait remonter à la surface le Congrès de la Soummam (20 août 1956). Avant l'ouverture des travaux, le staff organisationnel a tenu à célébrer le 60e anniversaire du Congrès et le 61e anniversaire du 20 août 1955, aux côtés des Annabis en se recueillant au carré des martyrs de cette ville historique.

Q. O.: Comment expliquer le fait qu'excepté l'historien romain Salluste qui lui a consacré un ouvrage, quasiment très peu de chercheurs se sont penchés sur Jugurtha, l'illustre résistant qui s'est magistralement opposé aux Romains ?

SEH Assad : Effectivement, Jugurtha fut l'acteur de grandes batailles dont celles de l'Oued Muthul et Zama, territoires de l'ancienne Numidie, aujourd'hui territoire tunisien, n'a fait l'objet que de rares écrits. L'homme politique romain devenu écrivain-historien, Salluste, a consacré au petit-fils de Massinissa, neveu et successeur de Micipsa, un livre intitulé «Bellum Jugurtinum», »La Guerre de Jugurtha» dans lequel il met en lumière le conflit entre Rome et le roi de Numidie, né vers 160 av. J.-C. et mort de faim en 104 av. J.-C. dans le cachot de la prison «Le Tullianum», située au cœur de la capitale de l'Empire romain, (Rome capitale de l'Italie).. Nombre de chercheurs considèrent que ce qui a motivé Salluste à écrire ce livre, ce sont ses démêlés avec la classe sociale qui l'avait poussé à déserter la politique. Selon eux, l'auteur a utilisé ce livre comme une arme subtile pour mener une offensive contre les nobles, ses ennemis. Le document, en fait règlement de compte et manipulatoire, qui va jusqu'à accréditer l'idée selon laquelle la Numidie dépendait de Rome depuis cette période en parlant de l'adoption de Jugurtha par Mikawsen (Micipsa).

En fait, nous ne savons que très peu de choses sur Jugurtha, un homme qui aujourd'hui encore fascine. Nous n'avons que très peu d'éléments vraiment incontestables. Mais, en dépit des lacunes constatées, l'ouvrage est toujours considéré comme la principale source historique de cette guerre menée par le roi numide. Il y a bien eu «L'Eternel Jugurtha» de Jean Amrouche (Ed L'Arche, 1946) et «Jugurtha. Un berbère contre Rome» de Houaria Kadra (Ed. Arléa 2005), mais ces productions ne suffisent pas. De nouvelles lectures de cette époque s'imposent. De nouveaux travaux sérieux de reconstruction de la mémoire, loin de tout chauvinisme ou éclectisme, reste à entreprendre. Une lecture objective de cette période de notre histoire reste à faire par les chercheurs universitaires mais aussi par des initiatives individuelles qui doivent se mobiliser. C'est pour cette raison que notre institution a décidé de s'investir davantage dans le domaine de l'édition d'ouvrages relatifs à l'histoire. Le dernier est une traduction de l'ouvrage de Salluste en tamazight et un roman intitulé Tillialum de Aomar Oulamara.

Q. O.: Pour la première fois des chercheurs se réunissent pour nous aider à y voir clair sur la vie et les combats de ces hommes illustres du passé. Les participants viennent de partout et les approches sont multiples. Avez-vous pensé à une compilation des travaux réalisés par le HCA ?

SEH Assad : Au programme, 26 communications consacrées au riche parcours de cette figure historique algérienne. Animé par de nombreux chercheurs, dont le docteur Mohamed El Hadi Harèche, coordinateur scientifique du colloque, les conférenciers aborderont, entre autres sujets, «Jugurtha et le trône de Numidie», «Jugurtha face à la politique impérialiste de Rome», «Les grandes batailles» (de Suthul, de Oued Al Muthul, de Zama)» et «Les négociations de paix et la fin de Jugurtha». Suivront des lectures d'ouvrage «La Guerre de Jugurtha» ; «Jugurtha : un repère dans la résistance et la quête identitaire» ; «l'Image de Jugurtha dans la littérature universelle» ; «Les cités numides et la guerre».

Nous savons que Jugurtha a été exécuté après avoir été emprisonné. Son nom est encore sculpté dans son lieu de détention. Actuellement, les Italiens reconnaissent que ce qu'a fait Jugurtha c'est uniquement pour défendre son pays de l'expansion impérialiste romaine. Les choses bougent. Nous sommes persuadés que les chercheurs algériens, italiens, tunisiens, espagnols?présents à Annaba vont éclairer nos lanternes. Il va sans dire que leurs contributions qui feront l'objet de publication vont sans aucun doute contribuer à promouvoir notre histoire, voire promouvoir les relations entre nos deux pays.