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L'ombre d'Atatürk plane sur Istanbul (Suite et fin)

par Mohamed Daoud*

Le «modèle turc» bien parti ?

Le conflit entre les courants d'obédience islamiste et les courants laïcs débouchaient inéluctablement sur les coups d'Etats militaires, ce qui a précipité les remises en cause graduelles du kémalisme, après la Deuxième Guerre mondiale.

Le «modèle turc» proposé par l'AKP d'Erdogan invite aussi à s'interroger sur l'histoire de la mouvance islamiste qui a pu s'adapter à la réalité sociale et culturelle des populations turques en opérant une synthèse intelligente entre le libéralisme constitutionnel et économique avec les valeurs de la religion musulmane. Et en dépit de l'apparition tardive de l'islam politique en Turquie, la mouvance islamiste a pu avancer pour accéder au pouvoir à pas de géant en remportant plusieurs batailles et en faisant face à des épreuves décisives. Les acteurs de ce courant ont compris dès le départ que le retour au califat ottoman était absurde et qu'il fallait éviter les erreurs commises par la Tarîqa Naqshbandiyya (confrérie soufie) qui a mené un soulèvement armé en Anatolie orientale contre le «nouvel ordre» dont la riposte était très dure. Ainsi, toutes les confréries soufies symboles de «l'ordre ancien» sont interdites. Néanmoins, ces institutions religieuses ont continué d'activer clandestinement, surtout dans les villages où elles sont bien implantées. L'apport notable d'une personnalité religieuse, «Badi Zaman Said Nursi» (1876-1960), fondateur du mouvement Noursi-Naqshbandi qui a appelé à la résurrection de l'islam, est impressionnant. Au début il s'est allié à Atatürk pour la libération du pays, mais il s'est opposé farouchement aux réformes politiques menées par ce puissant militaire. Said Nursi a connu l'exil et la prison plusieurs fois, mais sa base populaire s'est élargie au fil du temps.

Il est important de préciser que ce mouvement n'a rien à voir avec l'islam politique dans le monde arabe, à l'exemple des Frères musulmans ou le Salafisme wahhabite, et d'autres mouvements djihadistes et takfiristes, l'orientation de cette tendance est mystique (soufisme) qui ne s'implique pas dans des luttes politiques, du moins pas frontalement. Il s'appuie, dans ses activités, sur la sensibilisation et l'éducation, par le biais des écoles, des médias et des centres de recherche. Le soufisme de Said Nursi est considéré comme la référence de base de tous les mouvements de l'islam politique en Turquie. Necmettin Erbakan, fondateur du «Parti de l'ordre national» première formation islamiste en 1970, s'est inspiré considérablement des fondements et idées de la tarîqa Naqshbandiyya. Après la dissolution de ce parti, Erbakan a également fondé deux autres partis, Refah Partisi (ou RP, «Parti de la prospérité») en 1987, et le Parti Fazilet («Parti de la vertu») en 2000, interdits également par les militaires, ces derniers ont lancé des poursuites contre les militants de cette organisation, ce qui a entraîné plusieurs scissions et éclatements de la mouvance. L'initiative de pratiquer la politique autrement, préconisée par un certain nombre de cadres dirigeants de cette mouvance, a abouti à la création du parti de «la justice et du développement» AKP, sous la férule de Recep Tayyib Erdogan et de ses partisans, se présentant comme une rupture totale avec les orientations d'Erbakan. Ces jeunes militants ont mis en avant la nécessité d'avoir une attitude intelligente envers la ligne politique laïque léguée par Atatürk. Ils ont usé d'une habile démarche, empreinte de pragmatisme et de graduation dans la réalisation de leurs objectifs politiques. Alors ils se sont définis comme un parti «démocrate conservateur» ou «démocrate musulman» favorable à l'économie de marché» et «en opposition (?) à la politique laïciste, jacobine, positiviste et modernisatrice de Mustapha Kemal Atatürk».4 Une sorte de troisième voie qui allie aussi tradition et modernité, Erdogan a en effet défini les contours de son parti à plusieurs occasions: «Nous sommes un parti démocrate. Notre formation ne repose ni sur des bases religieuses ni sur des bases ethniques»5.

Erdogan a réussi là où d'autres islamistes turcs et même arabes ont échoué. Il a su, à travers ses différentes actions de trouver des solutions médianes entre le legs politique du kémalisme et les thèses de l'Islam politique turc, en donnant forme au «modèle turc» dont plusieurs observateurs et acteurs politiques, les Américains à leur tête, louent la faisabilité dans la nouvelle configuration politique du monde arabe et dont les islamistes y auront un rôle prépondérant. Même si le modèle semble ne pas trouver preneur dans les pays du Machrek, peu enclins à suivre les Turcs dans cette nouvelle entreprise (les critiques du Syrien Abd al-Rahman al-Kawâkibî à l'endroit de l'autoritarisme du Sultan ottoman dans son ouvrage «Caractéristiques du despotisme» en sont encore vivaces), c'est au Maghreb que le modèle semble prendre prise à travers le parti Ennahda de Tunisie et celui de TAJ de Amar Ghoul en Algérie. Jusqu'où ira Erdogan ?

Erdogan est actuellement confronté à l'usure du pouvoir et à de réels enjeux géopolitiques de par son implication dans plusieurs dossiers et fronts qu'il a ouverts lui-même à l'occasion du «printemps arabe». Les contradictions de la politique étrangère de la Turquie (alliance stratégique avec Israël, appartenance à l'OTAN, parrainage de l'opposition syrienne et l'ambition de faire partie de l'Union européenne). Le revirement des soulèvements arabes vers des guerres civiles, la destitution des Frères musulmans en Egypte, le reflux du parti Nahda en Tunisie, l'apparition de l'organisation terroriste Daesh aux portes de la Turquie, enfin la rébellion kurde qui menace la sécurité interne du pays en s'opposant à l'Etat central. Le recul de l'économie nationale et la baisse des revenus engrangés par le tourisme suite aux attentats terroristes qui ont frappé le cœur de la ville d'Istanbul.

Pourtant, l'obstination d'Erdogan de vouloir à tout prix l'instauration d'un régime présidentiel total et la répression de certains mouvements sociaux, politiques et culturels dans la place Taksim ont renforcé son isolement sur le plan international. Son conflit avec son allié d'hier Abdallah Gülen sur fond de publication de dossiers de corruption révélant que l'entourage immédiat d'Erdogan y est impliqué. Autant de difficultés qui avaient miné auparavant et continuent de rendre difficile la démarche politique de l'AKP, n'était la survenue de ce putsch raté !

Le putsch raté : un cadeau divin ?

Pour beaucoup d'observateurs, Erdogan a maintes reprises fait allusion à un coup d'Etat en gestation et a même préparé l'opinion publique à riposter. Bien avant ce dernier putsch raté, son doigt accusateur pointait la secte Gülen comme «l'entité parallèle» qui menace son pouvoir. Cette tension politique remonte en fait au procès de ce qu'on appelle «l'affaire Ergenekon» en 2013, elle met en évidence les gulenistes, qui constituent «manifestement de sérieux concurrents à l'AKP dans la lutte pour le pouvoir au sein de l'armée et dans l'administration»6.

L'appellation «Ergenekon» rappelle par sa symbolique et sa mythologie, «l'endroit où a été fondée la nation turque en Asie centrale »6 au sein d'une vallée mythique des montagnes de l'Altaï. La découverte d'armes et d'explosifs lors d'une opération antiterroriste en 2007 chez un ancien officier de l'armée a conduit, selon les enquêteurs, au réseau «Ergenekon». Avec le procès de ce réseau, le pouvoir de l'AKP s'est renforcé davantage, poussant les puissants d'hier à passer sous les fourches caudines de l'appareil répressif.

Des militaires et des civils proches de Gülen ont été condamnés à de lourdes peines invalidées plus tard par la justice, et le procureur en chef chargé de l'affaire, réputé proche de Gülen, a été obligé de fuir le pays. La suite des événements débouchera sur une grave crise entre l'AKP et son allié d'hier et engagera un retournement surprenant dans la gestion des alliances politiques. Même si le rôle des sympathisants Gülen a été capital au sein de la police pour faire aboutir cette enquête, la confrérie est devenue l'ennemi à abattre par Erdogan, «convaincu depuis 2013 que ses adeptes cherchent à le renverser»7. Ce qui fait que les partisans de Fethullah Gülen deviennent la cible depuis plus de trois ans de la répression.

Le mouvement de Fethullah Gülen en tant que confrérie religieuse, une organisation sociale et économique aux dimensions transnationales, apparaît comme un coupable idéal par sa nature et ses activités difficiles à cerner8. Gülen s'est toujours opposé à l'Islam politique, ce qui explique ses divergences avec Erdogan qui s'est aligné sur les thèses des Frères musulmans en essayant d'avoir une grande influence d'inspiration néo-ottomane sur la région du Moyen-Orient.

Ses prises de position contre le renversement de Muhammad Morsi lui ont attiré la sympathie des Frères musulmans d'où cet engouement de leur guide spirituel qui a affirmé en août 2014 que « L'union des Savants musulmans a déclaré que le Califat doit être instauré à Istanbul, car elle est la capitale du Califat?La nouvelle Turquie, qui intègre la religion et l'État, l'ancien et le moderne, ce qui est arabe et ce qui ne l'est pas, unit la «Oumma» [la nation musulmane] en Afrique et en Asie, en Europe, aux États-Unis et partout dans le monde. L'homme qui a fabriqué cette Turquie est Recep Tayyip Erdogan... C'est le dirigeant qui connaît son Dieu, qui se connaît, qui connaît son peuple, qui connaît la «Oumma», qui connaît le monde»9, non sans insister qu'Erdogan était son candidat pour être le prochain calife de l'Islam, à savoir le dirigeant politique de la Nation musulmane. Ce basculement vers les thèses des Frères musulmans vont lui attirer les foudres des adeptes du gullenisme.

En voulant réviser la constitution pour aller vers un régime présidentiel total, Erdogan a tenté le diable ; il a provoqué ses ennemis qui se trouvent dans diverses institutions étatiques, mais le soutien que l'institution militaire lui a affiché lors de la tentative du putsch l'a renforcé. Les manifestations anti-coup d'Etat serait considérées comme un plébiscite le confortant dans sa démarche.

Les difficultés internes et externes ne seront pas là pour lui faciliter la tâche : la corruption, les attentats revendiqués par Deash, la rébellion kurde, ses démêlées avec la Russie et le renouement avec Israël donnent l'impression d'une diplomatie qui a du plomb dans l'aile.

La Turquie post-coup d'Etat parait divisée, fragilisée et son armée minée. Selon des responsables européens, la tentation de remettre en pratique la peine de mort signifierait «la fin des négociations d'adhésion» à l'UE.

Ce qui est sûr, c'est que les coups d'Etats ne seront plus jamais à l'ordre du jour, mais les valeurs politiques et idéologiques introduites par Atatürk dans les années 1920 continueront de hanter les esprits et toute tentative de s'en débarrasser serait vaine et pourra provoquer l'acheminement du pays vers plus d'instabilité sociale et politique.

*Professeur

Notes

4- http://www.lesclesdumoyenorient. com/Le-modele-de-l-AKP-turc-contexte-genese-et-principes-politiques.html

5- Idem

6- http://www.lemonde.fr/europe/article/2010/02/25

7- http://www.liberation.fr/planete/2016/07/16/

8- http://www.liberation.fr/planete/2016/07/20

9- http://www.raialyoum.com/?p=428365