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Tout sauf l'histoire, de quelle identité s'agit-il ?

par F. Hamitouche

Méditation première

Cette partie de l'Afrique est sa partie non autonome, celle qui a toujours été en relation avec l'extérieur. Elle n'a pas été elle-même le théâtre d'événements historiques, mais elle a été toujours dépendante des grands bouleversements extérieurs. Ce fut d'abord une colonie des Phéniciens qui parvinrent à établir à Carthage une puissance indépendante. Elle fut ensuite une colonie des Romains, de l'empire byzantin, des Arabes, des Turcs sous domination desquels elle se désagrégea en petits Etats de pirates berbères. (Nous rajoutons la colonisation française qui nia complètment l'identité nord-africaine et hélas, elle a été remplacée depuis les indépendances par l'autoritarisme de l'Etat). C'est un pays qui ne fait que suivre le destin de tout ce qui arrive du grand ailleurs, sans avoir une figure déterminée qui lui soit propre. La raison dans l'histoire, L. Hegel.

Préalables épistémologiques

Nous avons eu l'occasion par le passé de faire quelques remarques au sujet des papiers de N. Marouf. C'est à son honneur de posséder autant de distinctions universitaires mais il semble bien que ce dernier fait partie d'une génération d'intellectuels qui a été fortement marquée par l'aliénation coloniale et reste à ce jour attaché à une authenticité court-circuitée par les miasmes d'un universalisme partagé entre l'Orient et l'Occident. S'il n'y a que ça, nous acquiesçons volontiers mais voilà que ce même type de discours qui fait la part belle à un autre type de domination noologique qui rigidifie les paradigmes de la connaissance de l'histoire. Par bien des aspects, la croyance à une histoire des Etats comme leitmotiv d'une existence historiale, est le propre de la négation de soi comme facteur de détermination identitaire. La technique qui consiste à évoquer, par la voie du chevauchement, les époques historiques, cache les enjeux du discours et de la représentation qui lui est afférante. Il va de soi que l'enjeu de la représentation est pour toutes les périodes de l'histoire nord-africaine, un défi majeur pour la recherche scientifique. Certes, la science historique est tributaire de la documentation pour faire valoir les assises de sa propre scientificité. Plus que autre discipline, l'histoire comme discours se valorise par le monumental comme facteur d'une prise du pouvoir par un groupe tutélaire sur l'ensemble de la population. Ainsi les empires de sont développés lorsqu'ils ont pu maitriser le mouvement des populations et en les soumettant à des règles strictes de l'autorité erigée faute de mieux, en chapeau anthropologique. De ce schéma général de l'Etat, on a associé une pluralité de modèles étatiques pour faire valoir par la même, la volonté de puissance d'un groupe sur tous les autres. Le cumul de la fonction est l'inséparable corps du roi cher à Kantorowicz. Cette même fonction emplie d'une mythologie civilisatrice cache de fait, l'exercice de la puissance par toutes les formes de l'Etat. Faute de mieux, G. Camps tout en ignorant, les formes d'organisations étatiques qui ont précédé les royautés numides et maures, attribue à Massinissa le rôle de démiurge de l'histoire des Berbères. (1) la célébration par J.M Lassère, un romanophile invétéré (2) de l'oeuvre de G. Camps en lui attribuant le titre d'»Historien des Berbères» est une compensation posthume de la déshérence identitaire qu'il a subie. Plus que la dépossession de M. Leglay, un autre historien de l'antiquité nord-africaine, la spoliation intellectuelle de G. Camps reste une fracture au même titre que que le rejet de la culture des Africains romanisés. Bien entendu, nous pensons à la préface de S. Chaker au livre culte dédié aux Berbères par G. Camps. (3) Le non voir de l'autre face de l'identité nord-africaine est une blessure de l'être sinon comment expliquer la méconnaissance par la population et d'une grande partie des intellectuels du passé antique, par ailleurs, oeuvre d'appropriation de la mémoire nord-africaine au profit de l'Occident, curieusement doublée d'un rejet par omission volontaire dont les enjeux historiaux sont considérables. Bizarrement, comme si rien ou presque rien n'a changé depuis que le Maghreb est devenu arabe. (4) Encore un autre titre de ce même G. Camps pour se prémunir de la malédiction des figures de l'histoire. En effet, l'enveloppement de l'avers dans le temps de l'Islam, est la marque de césure d'un temps définitivement révolu qui ne laisse place à aucun deploiement du pli comme figure du temps et de l'espace.(5) Cette tangente à l'imposition des figures de style n'a pas à ce jour été l'objet d'une analyse critique même ça et là des historiens, esquissant quelques remarques. Le postulat d'Edmond Frezouls (6) reste à ce jour l'unique élément viable d'une vraie critique de l'historiographie gréco-latine et arabo-musulmane. Certes, quelques chercheurs ont essayé vaille que vaille de résoudre l'enigme de l'histoire des Berbères. Nous citons volontiers, la remarquable critériologie de l'ailleurs qui formalise la morphologie du Maghreb de J. Berque.(7) L'étude sérieuse de la documentation gréco-latino et byzantine de l'antiquité tardive de Y. Modéran, montre comment s'est instauré la croyance à une orientalisation de l'Afrique du nord.(8) Quant à M. Kilani, il repère les astuces du jeu de la mémoire sans aboutir à des résultats radicaux pour démanteler l'histoire généalogique comme le souhaitait Ali Sadki.(9) Et la liste est longue pour citer tous les chercheurs qui consacrent toute leur énergie à déminer les pièges tendus par l'historiographie.

Point par point

Des trois parties du texte certainement, la deuxièment est la plus intéressante parce qu'elle aborde à nos yeux, une période de l'histoire maghrébine que N. Marrouf connait le mieux.

P 1- Le refoulement

D'entrée de jeu, l'auteur utilise le langage des psychanalystes comme si les strates de la culture matérielle sont enfouies de la même façon que ceux de la mémoire. Or, l'anthropologie historique dont il dit que c'est son domaine de compétence est précisement cette discipline qui emprunte beaucoup de ses méthodes d'investigation à l'archéologie. Nous pensons entre autres aux précautions prises lors des fouilles archéologiques. A elle seule, la stratégraphie occupe une part importante des techniques de fouille très tôt initiée par les préhistoriens. L'enjeu de couches archéologiques a mobilisé une quantité de chercheurs avisés. Après tant d'autres, le préhistorien français A. Leroi-Gourhan s'est attaché à définir les règles de la fouille archéologique. (10) En la matière, bien avant A. Leroi-Gourhan, P. Pallary s'est sérieusement penché sur la sujet en publiant les : Instructions pour les recherches préhistoriques dans le Nord-Ouest de l'Afrique.(11)

P 2- la révolution française

Lorsque l'auteur aborde l'histoire moderne de la France, on dirait que c'est un provincial chagriné qui parle sans pour autant dimensionner les enjeux historiques de la révolution française. Beaucoup de penseurs se sont intéréssés à l'acte inaugural de la révolution bourgeoise en France. Pris en exemple sur les dissensions entre les Jacobins et les Girondins au sujet du projet républicain, l'auteur ne nous dit pas comment les événements antérieurs à la colonisation de l'Algérie par la France, ont impacté les luttes au sein du Mouvement National Algérien. L'évocation du jacobinisme républicain ne suffit pas à lui tout seul pour nous expliquer la défaite des Berbéristes et la suprématie du courant panarabiste au sein du MNA. Pas plus que sur la nature du régime autoritaire algérien, il ne nous dit rien sur la nouvelle lecture que fait F. Furet sur la révolution française. Et plus particulièrement sur le jacobinisme, le commentaire de G. Grunberg illustre la passion française d'un A. Cochin amplifiée par l'analyse de F. Furet. (12)

P 3- L'antiquité nord-africaine

L'évocation de l'antiquité nord-africaine par N. Marrouf est hasardeuse parce qu'il se trompe dans les références. Le fait de considérer Septime Sèvère comme un écrivain montre que l'auteur est en-deçà des connaissances requises pour aborder un sujet aussi complexe concernant les Africains romanisés. Faut-il rappeler que Septime-Sévère est le seul empereur romain natif de la Tripolitaine dont «on est incertain de l'origine ethnique». Il a été le fondateur de la dynastie des Sévères qui a régné de 193 à 235 à Rome. Le traitement infligé aux intellectuels africains de l'antiquité marque à tel point, la méprise suspendue à une revanche de l'histoire initiée et voulue par les nationalistes algériens. Et ce qui n'a pas empêché l'Etat algérien de célébrer quelques années après l'indépendance, l'algérianité de Saint Augustin au grand dam de K. Yacine.(13) Bizarrement, l'entreprise de démolition de l'ancienne mémoire historique, comme ce fut le cas de la destruction de Carthage par les Romains dont on dit que seul le livre de l'agriculture de Magon a été préservé, a étél'oeuvre des Berbères aux-mêmes. A telle enseigne que la transformation onomastique des élites autochtones a fortement contribué à une orientalisation du discours des origines de la population nord-africaine. Mis à part les intellectuels chrétiens de l'antiquité nord-africaine, il y a toute une pleiade de figures qui a joué avec l'hagiologie pour s'insérer dans la romanité. A l'exemple d'Apulée le paien qui est soupçonné d'avoir pratiqué l'art de la dissimulation identitaire pour accéder à la postérité et ce malgré la fameuse profession de foi de la double origine numide et gétule. L'art de l'hagiologie est probablement l'un des domaine le plus partagé entre l'antiquité et la période médiévale de l'Afrique du Nord. Il reste que ce domaine partagé des saints et des hommes illustres est le vrai topo de la construction identitaire. En l'occurence, la remarquable synthèse de M. Kilani sur la manipulation de la généalogie illustre à bien des égards le jeu du simulacre auquel se sont adonnés les groupements communautaires et les individus distingués.(14) Cela consiste à user du mythe pour renforcer l'acte fondateur d'une origine toujours venue d'ailleurs. Plus qu'autre chose, l'identité nord-africaine subit la fiction généalogique qui a servi toutes les formes du pouvoir. L'évocation de la manipulation génalogique par Juba II et l'illustration hagiographique des saints de l'antiquité nord-africaine correspondent à des degrés divers à la généralisation de la sainteté islamique de l'identité nord-africaine. Certes, il reste que certaines aspects de l'ailleurs différent dans l'entreprise de la construction de l'identité eu égard aux événements historiques. Du point de vue de la morphologie du Maghreb, la remarque de J. Berque ne concerne pas uniquement la période médiévale mais aussi l'antiquité nord-africaine. Certes, les ingrédients de la contamination culturelle (acculturation) sont différents d'une époque à une autre. A cet égard, on ne minimise pas la différence notoire observée par les historiens entre le christianisme nord-africain et l'islam maghrébin. Tout au moins, parmi tous les récits, le récit de l'origine cananéenne des Berbères demeure le denominateur commun des deux historiographies. Les historiens constatent déjà chez les Libycophéniciens la circulation d'une telle origine au même titre que les circuits de l'origine himyarite des tribus islamisées du Maghreb.

Dans le même registre des citations approximatives, il affirme que la Djemaa contemporaine est l'héritière des suffètes de l'époque punique. Or, les spécialistes ne s'accordent pas entre eux au sujet des suffètes. M. Ghaki, l'un des spécialites du domaine phénico-punique considère sans nuance en s'opposant à G. Camps que le sufétat est une fonction Phénico-punique et affirme que :» Carthage est certainement responsable de la disparition de l'organisation politique des Libyques.» (15) L'accentuation de la dépendance de la forme et du contenu de l'organisation politique est quant à elle atténuée par d'autres chercheurs. M. Coltelloni-Trannoy va dans le même sens que G. Camps et parle d'une copénétration des deux traditions lorsqu'elle dit que:» le sufétat devait ensuite gagner les villes de toute l'Afrique du Nord qui se dotèrent d'une organisation semblable, mais en conservant parfois certains traits de la société indigène.» (16)

Quant à la retroactivation de la djemaa, structure politique de la société traditionnelle du Maghreb précolonial et de sa similitude avec le sufétat, absolument rien n'autorise à amalgamer l'organisation sociale et politique de la société berbère antique à celle de la période précoloniale. En effet, il y a trop d'approximations et de feed feek même chez S. Gsell lorsqu'il parle de la structure politique et sociale et surtout du droit coutumier berbère qui reste à ce jour, un domaine vierge.(17). On ne peut accepter que les Qanoun, compilés par les ethnologues au XIXè siècle, soient régis en droit canon de la société indigène de l'antiquité pour combler le déficit d'une méconnaissance totale de cet aspect de la société berbère antique.

Pout terminer, il est tout à fait hasardeux de considérer que le limes romain et le bordj turc symbolisent la même système de contrôle mis en place par les deux puissances tutélaires. A bon escient, nous nous sommes intéressés au cas de la Kabylie et on s'est rendu compte que les techniques de la domination politique ne relève pas pour l'essentiel de la fiscalité mais de considérations géopolitiques différentes, c'est-à-dire du système d'allégeance. Il ne semble pas qu'il y ait eu en Afrique du Nord une politique délibérée de la turquisation semblable à la romanisation des Africains dont le limes romain porte la marque. Par aileurs, les relations de J. Nil Robin (18) sur les événements de Kabylie et l'étude de D.Lengrand (19) sur le limes intérieur ne donnent pas une même vision de la stratégie militaro-politique des puissances dominantes.

P3 L'épisode turc

Quant au sarcasme turc, nous croyons qu'il se pense dans l'intériorité de la société maghrébine du fait qu'une grande partie des tribus jouissaient d'une grande autonomie politique. Certainement, la période turque nous renseigne sur les états sociaux et politiques de l'Algérie précoloniale. Toutefois, il y a une incohérence pour faire valoir une continuité étatique entre les dernières dynasties musulmanes du Maghreb médiéval et l'Etat moderne algérien. Il suffit, et ce indépendamment des faux semblants identitaires, de comparer le pouvoir réel du dey ou du bey et celui des tribus pour saisir la réalité territoriale de l'Etat central. Les figures galvaudées d'un nationalisme algérien précoce ne suffisent pas à éléver Kheireddine au rang de héros national.

P4 Le Maghreb de l'intérieur : Faire parler J. Berque sans les insurgés

Incontestablement, c'est la partie du texte de N. Marouf qui est la plus riche. Sur beaucoup de points, il nous semble qu'il fait parler J. Berque sans les insurgés. (20) C'est le titre d'un de ses derniers ouvrages. Une telle démarche ne peut que nous réjouir du fait qu'elle appréhende la réalité nord-africaine de l'intérieur. Sauf que l'interpétation que fait le commentateur de J. Berque est handicapée de quelques éléments primordiaux qui font office d'archétypes de la société maghrébine. Pour l'ensemble des références tirées des travaux de J. Berque, nous nous contentons de la situation historique du Maghreb lorsqu'il dit:» A partir du 17ème siècle, le Maghreb intérieur connaît au niveau local, un double leadership fondé l'un sur le principe généalogique de l'appartenance nobiliaire, l'autre sur une filiation locale remontant à des ancêtres éponymes dispensateurs de baraka grâce à leur thaumaturgie, leur ascèse, ou leur mérite initiatique pour la cause de l'islam.» Cette citation résume à elle seule l'enjeu de tous les concepts en vogue en anthropologie pour faire valoir une bonne connaissance du Maghreb historique. Néanmoins, si on se donne les moyens d'une investigation profonde, rien ne dit que la généralité islamique s'est imposée de la même manière. De surcroit, l'auteur oublie trop souvent , les lieux de résistance au conformisme. Dans plusieurs domaines, il oublie les leçons de son maître spirituel en omettant toutes les zones de tension évoquées par J. Berque lorsque tel ou tel saint dispute le pouvoir du monarque ou à la manipulation de la fiction généalogique des origines.(21) Comme beaucoup d'autres, il oublie les rapports conflictuels et la stratégie adoptée par les groupes en compétition. Nous pensons qu'il est suffisamment démontré que ce sont des mirages de l'histoire qui accréditent la circulation des récits des origines de la noblesse ou de l'ancêtre éponyme. Alors faisant confiance à ce même J. Berque lorsqu'il saisit sur le vif ce qui suit: L'explication de ses agrégats par des mouvements ethniques est certes accréditée par des phénomènes que nous avons encore sous le yeux, celui de l'émigration par exemple, mais bien souvent aussi, elle reste gratuite. Non seulemnt elle ne recouvre rien d'historique, mais ne se réclame pas de l'histoire. Elle n'en revendique dans la conscience locale, qu'une valeur de classification. Elle n'est pas un fait, ni le rappel d'un fait, mais d'un signe.(22) Paradoxalement, J. Berque replonge dans la logique classificatoire après avoir voulu «passer» de la métaphore botanique à l'hypothèse historique. La prise en charge par la taxinomie des fait sociaux demeure le seul recours possible pour comprendre les affleurements heuristiques de l'islamologue français. Ses hésitations entre l'histoire et la taxinomie restent un des points noirs de l'anthropologie historique du Maghreb qu'il partage d'ailleurs avec beaucoup de spécialistes du Maghreb. En d'autres termes, l'analyse du récit mythique ou légendaire des tribus nord-africaines met en lumière dès le début de l'islam, la stratégie prévalante des groupes menés par des élites en compétition pour accéder au pouvoir politico-religieux.

Cela dit, si le voile sur la fiction du récit de origines des tribus maghrébines est levé, il reste à analyser tout le dispositif de l'argumentaire des savoirs islamiques déployé par l'historiographie arabo-musulmane en guise de pliage semant la césure définitive avec l'antiquité nord-africaine. Du coup, il nous semble hasardeux de considérer que la problématique de la généalogie comme source de l'identité des individus ou des groupes tribaux soit la même dans l'antiquité et dans la période médiévale.

L'absolue nécessité d'une continuité historique du Maghreb nous impose plus de circonspection dans l'emploi des concepts. La critique des systèmes de la représentation des groupes tribaux ou des dynasties se résout à une élucidation de ce que ce même J. Berque à relevé: « La manière dont ces évolutions ont pu s'exercer nous échappe évidemment. Mais il n'est sans doute pas illégitime de l'imaginer en regardant fonctionner la vie des groupes actuels. Leur démarche revêt deux formes antithétiques; l'assimilation et la dissimulation.»(23)

Donc, sûrement, l'histoire continue de l'Afrique du Nord s'écrit dans le jeu du simulacre des origines qu'il faut bien un jour déconstruire.

P5 A la recherche du document perdu ou comment on raconte l'histoire

A point nommé, évoquer la recherche du document historique revient à prendre en considération l'innovation épistémologique initiée par M. Foucault. A sa manière P. Veyne commémore cette opération innovante par la publication d'un texte où il montre comment M. Foucualt révolutionne l'histoire. Il trouve chez le philosophe français que: « Toute histoire est archéologique par nature et non par choix: expliquer et expliciter l'histoire consiste à l'apercevoir d'abord toute entière, à rapporter les prétendus objets naturels aux pratiques datées et rares qui les objectivisent et à expliquer ces pratiques, non à partir d'un moteur unique, mais à partir de toutes les pratiques, sur lesquelles elles s'ancrent.»(24) M. Foucault écrit que l'archéologie: « ne traite par le discours comme document et que ce n'est pas une discipline interprétative : elle ne cherche pas un autre discours mieux caché. Elle se refuse à être allégorique.»(25) Cela dit, l'archéologie du savoir de M. Foucault est dans ses principes très loin de la pratique archéologique des fouilleurs de tous les genres. Cela posé, nous pouvons aborder la question de l'archive. Dans le même livre, une fois avisé de la définition qu'il donne de la discipline, le philosophe français considère que :»l'archive, c'est d'abord la loi de ce qui peut-être dit, le système qui régit l'apparition des énoncés comme des événements singuliers.» (26) Par beaucoup d'aspects, l'expérience de M. Kilani auprès des oasiens du Sud tunisien, rend compte de la fiction du document introuvable servant après tout l'histoire généalogique des groupes sociaux. Au delà de l'inséparable institutionnalisation de l'archive que fait M. Foucault, M. Kilani a repéré chez les oasiens, une mondanité où: « la valeur du document ne viendrait pas tant de son contenu intrinsèque qui parfois se réduit à une simple signature ou à une vague inscription griffonnée, voire insignifiant ou vide, mais de sa valeur d'évocation chez celui qui le manipule.»(27) Du coup, le domaine d'analyse de M. Foucault relève d'un espace controlé par les institutions de l'Etat alors au vu de la valeur du vide chez les Oasiens, l'inscription documentaire prend la forme d'une institutionalisation souple où l'autorité ne s'exerce qu'en fonction de la limite qui régente les relations inter-villageoises ou tribales. A l'appui de l'expérience partagée de M. Kilani, nous pouvons considérer que l'histoire des groupes tribaux de l'Afrique du Nord relève plus du jeu du récit des origines qui sert d'appui à une identité ou à un statut social que du sceau de l'Etat.

P6 Le temps de l'indépendance, entropie économique et autoritarisme

C'est avec hésitation que l'auteur aborde les problèmes de l'Algérie indépendante. Et pourtant il nous parle d'un «système usinaire» comme si le pays en entier s'est transformé en un vaste atelier du monde, signe par ailleurs d'une accumulation capitalistique. Or, il n'en n'est rien si on prend en considération la quincaillerie de l'industrie algérienne qui n'employait pas plus que quelques milliers de travailleurs. Cette dernière rejoint en cela la gageure de l'idéologie du discours que le pragmatisme de l'entrepreneur capitaliste. Le défaut du système usinaire c'est qu'il n'a jamais existé en Algérie. Il ne s'agit que d'une industrie pléthorique auto-destructrice du tissu de l'industrie traditionnelle des artisans anéantis par l'Etat patron au même titre que le réseau des commerçants asphyxiés par les directives gouvernementales. L'emploi excessif des références marxiste, webérienne et même celles de K. Polyani n'apporte rien de neuf si ce n'est une inadéquation de la théorie à la réalité sociale. Pour nous limiter à l'exemple de M. Weber, il nous semble que les catégories sociales et politiques sont plus bénéfiques - nous dirions heuristiques- pour saisir la réalité algérienne. Les concepts développés par M. Weber sur les formes de la domination (28) sont les mieux adaptés pour comprendre le système bureaucratique qui sévit en Algérie sous la forme de l'autoritarisme ( 29. De l'autoritarisme, il ne souffle pas un mot et de la Grande transformation chère A K. Polayni, on ne voit rien arriver.

Pour une introspection de l'histoire, la production de l'identité

Il ne semble pas que le problème identitaire soit une question conjoncturelle. Le fait que l'auteur se saisisse de la question en la traitant de «phénomène de mode», pose un vrai problème parce qu'il entame une séparation désastreuse d'un point de vue historique. En l'occurence, il biaise la longue durée réduite seulement aux siècles de l'islam maghrébin. En effet, le recours par insinuations à l'ancienneté du peuplement amazigh de l'Afrique du Nord ne suffit pas non plus à réduire les écarts d'identification bien que transfigurée par le panarabisme du nationalisme algérien. Parler de l'identité revient à définir les éléments constitutifs de la production identitaire qui quant à elle est certainement l'objet de manipulation des signes d'adhésion à tels ou tels personnages ou groupes «venus d'ailleurs». Et c'est bien là le problème que pose l'histoire, c'est comment déterminer les facteurs juxtaposés par les enjeux du pouvoir et la pérennité de l'être amazigh. Et nous pensons que l'idée nationalitaire de l'algérianité repose sur une défaite politique des Berbéristes qui a tant accentué la séparation linguistique comme transposition, faute de mieux d'une fausse ethonologisation qui cache de fait, la profondeur historique de la population maghrébine en terre d'Afrique. Dès lors cela revient à distinguer le nationalisme qui relève d'une algérianité mal définie et de la culture comme repères de l'histoire. En cela, les Perses autant contributeurs au rayonnement de l'islam que les Berbères, donnent le bon exemple du comment être soi-même.

Notes:

1- G. Camps, Massinissa ou le début de l'histoire, Libyca, Tome VIII, 1960

2- J.M Lassère, Quasi Romana,256 av J.-C, 711 ap J.-C, Editions du CNRS, 20015. En effet, le titre du livre est éloquent à ce sujet.

-Idem, La tribu et le monarque, Antiquités africaines, 37, 2001.

3- S. Chaker, Préface, Gabriel Camps, L'homme des permanences berbères, Les Berbères, Mémoire et identité, Babel, ActesSud , 2007.

4- G. Camps, Comment la Berbérie est devenue la Maghreb arabe, ROMM, V35, 1983.

Auparavent un autre auteur s'est saisi du sujet, W. Marçais, Comment l'Afrique du Nord a été arabisée, Annales des études orientales, Librairie Larose, 1938.

5- Nous empruntons sciemment à G. Deleuze,(Le pli, Leibniz et le baroque, Editions de Minuit,1988) le déploiement du pli (schéma correspondant) pour déterminer la variation de l'espace et le temps de l'histoire. Pour ce dernier, le pli qui s'apparente à la scansion gothique : ogive et rebroussement dans le sens où :» La première exprime la forme d'un mobile qui épouse la configuration des lignes d'écoulement du fluide, et le deuxièment, le profil d'un fond de vallée quand les eaux se range dans l'unité d'un seul cours.» (p, 22), représente la multiplicité des modes de l'Etre au sens qu'ils se différencient dans la répétition pour paraphraser un de ces autres livres consacrés à l'ontologie. Alors que pour nous c'est tout simplement, l'expression d'une pluralité de façon de voir qui tantôt expose la suite des deux faces de l'avers et de l'envers et leur simultanéité par l'alternance du recto et du verso par le retournement de la face cachée. Si nous considérons que l'historiographie gréco-latine et arabo-musulmane sont l'avers et l'envers de l'histoire nord-africaine alors la face cachée est la partie non dite de l'histoire appelée à juste raison par E. Frezouls, l'inconnu.

6- E. Frezouls, Les Baquates et la province romaine de Tingitane; BAM, T 2 1957

7- J. Berque, Qu'est-ce qu'une tribu nord-africaine? Hommages à L. Febvre, A. Colin, 1958, p, 265.

8- Y. Moderan, La théorie de Tauxier dans les Maures et l'Afrique romaine, BEFAR 314, 2003.

9- M. Kilani, La construction de la mémoire; Liber et Fides, 1992.

-Pour un universalisme critique, La Découverte, 2014.

Il dit: « En me concentrant sur l'oubli, j'ai compris que les défaillances supposées de la mémoire orale étaient productives, du point de vue de la conscience généalogique des villageois et de leur interprétation du passé. De la confrontation des sources historiques et des points de vue, il ressort clairement que la mémoire orale retravaille l'histoire et son déroulement événementiel de sorte qu'elle n'en garde ou qu'elle n'en retraduit que les signes significatifs par rapport au présent du sujet et aux enjeux les plus actuels. En bref, à travers la mémoire et l'oubli, les oasiens inventent leur généalogie.» p, 103.

- A. Sadki, L'interprétation généalogique de l'histoire nord-africaine, pourrait-elle être dépassée? Hespérides-Tamuda, V 25, 1987.

10- N. Coye, La préhistoire en parole et en acte, Méthodes et enjeux de la pratique archéologique (1830-1950); L'Harmattan, 1997.Voir la conduite de la fouille, pp 131 et suivantes.

11- P. Pallary, Instructions pour les recherches préhistoriques dans le nord-ouest de l'Afrique, Mémoire de la société historique algérienne, A. Jourdan, 1909.

12- G. Grunberg, F. Furet, ¨Penser la révolution française, Revue de science politique, V 29 no 4, 1979.

13- Discours de A. Bouteflika, Actes du colloque international: Saint Augustin, Africanisme et universalité, 2001.

-T. Yacine, aux origines de la culture populaire: entretien avec K. Yacine, Awal, no 9, 1992.

14- M. Kilani, Pour un universalisme critique,

15- M. Ghaki, Recherches sur les rapports entre les Phénico-Puniques et les Libyco-Numides, EPHE, 1980, pp, 135-136.

16- M. Coltelloni-Trannoy, Le royaume de Maurétanie de Juba II et de Ptolémée (25 av J.-C.-40 ap. J.-C) Editions du CNRS, 1997, p, 107.

17- S. Gsell, Histoire ancienne de l'Afrique du Nord, Tome V, Les royaumes indigènes, Organisation sociale, politique et économique, Chapitre 1er, les cadres de la société indigène, Hachette, 1927.

18- J. Nil Robin, La Grande Kabylie sous les Turcs, Editions Bouchène, 1998.

19- D. Lengrand, Le limes interne de la Maurétanie césarienne au IV siècle et la famille Nubel, Frontières terrestes, frontières célestes, Centre de recherches sur le problème des frontières, 1995.

20-J. Berque, Ulémas, fondateurs et insurgés du Maghreb, Sindbad ActeSud, 1982.

21- Idem, L'homme qui voulut être roi, pp 45 à 80.

Du reste, il évoque à maintes reprises, les travaux sur l'antiquité gréco-latine de P. Veyne dans le domaine de l'Aitiologie ; science qui consiste à traiter des légendes de fondation et des mythes généalogiques. Quoique nous restons dubitatifs sur le poids de la généalogie dans l'histoire antique de l'Afrique du Nord, tel que le conçoit M. Coltelloni-trannoy (Hercule en Maurétanie; Mythe et géographie au début du principat, L'Afrique du Nord antique et médiévale, Mémoire, identité et imaginaire, PUR, 2002), nous insistons sur le fait que le jeu sur l'identité des groupes n'a rien de pareil avec l'islamisation des tribus qui elles mêmes se sont empréssées de mobiliser toutes leurs ressources afin d'intégrer le nouvel ordre du monde alors que durant la domination romaine, seuls les Africains romanisés et pas tous, étaient concernés par l'usage de la généalogie pour se nommer. L'ethnique du nom suffisait amplement pour l'identification des individus et des tribus.

-N. Amri, La malédiction du saint, Du'a et situations de conflit dans l'Ifriqiyia médiévale, Etre notable au Maghreb, Maisonneuve et Larose, 2007.

22- J. Berque, Qu'est que c'est une tribu nord-africaine,

23- Idem, p, 266.

24- P. Veyne, Comment on écrit l'histoire suivi de Foucault révolutionne l'histoire, Points 1978, p, 241.

25- M. Foucault, L'archéologie du savoir, Gallimard, 1969, p, 182.

26- Idem, p, 170

27- M. Kilani, Pour un universalisme critique, p, 85.

28- M. Weber, La domination, Editions la Découverte, 2014.

29- L'archaïsme et patriarcalisme sophistiqué, le quotidien d'Oran du 24/11/2015.