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Entre crise morale et poids des lobbies, le secteur hospitalo-universitaire s'effondre !

par Farid Chaoui

Les évènements qui agitent depuis au moins 3 ans le milieu hospitalo-universitaire sont très inquiétants et doivent nous interpeller. J'ai démissionné de mon poste de professeur chef de service hospitalo-universitaire en janvier 1993.

Je ne devrais donc pas me sentir concerné par ce débat houleux, largement étalé dans la presse, qui s'est malheureusement imposé entre jeunes loups et «veille garde» hospitalo-universitaire. Pourtant, à la lecture des différentes contributions et articles, diffusées dans la presse nationale, en particulier à celles récentes de M. Regabi, professeur et ancien doyen de la faculté de médecine, je n'ai pu résister à l'appel de ma conscience d'ancien professeur de médecine et m'estimer non concerné.

Comment peut-on rester silencieux, en effet, lorsqu'on assiste à l'effondrement lent mais inéluctable de tous les principes éthiques et moraux qui constituent le socle de toute institution produisant du savoir. Je suis profondément choqué par les échanges de discours inacceptables à travers lesquels les jeunes loups accusent leurs aînés d'avoir failli à leur devoir de formation et réclament sans pudeur leur départ, pendant que les aînés traitent leurs élèves de malhonnêteté intellectuelle et d'incompétence.

Le malaise est profond, la crise est loin d'être pédagogique ou scientifique, elle n'est même pas liée à un problème de carrières, elle est profondément morale.

Comment sommes nous arrivés à ce point de déliquescence ? Comment le fleuron de l'université algérienne, la faculté qui a fait l'honneur et la réputation internationale de cette institution, en est-il arrivé là ? Un de mes amis avocat et défenseur des droits de l'homme comparait dans les années 90 la faculté de médecine algérienne à celle de physique dans l'ex- URSS : les deux ont échappé au broyage des systèmes autoritaires, elles se sont vite dotées d'un encadrement national et bénéficient d'une bienveillante protection du pouvoir politique parce qu'elle produisent un savoir considéré comme essentiel par ce dernier : les physiciens soviétiques fabriquant l'arme nucléaire et les fusées pour conquérir l'espace, la faculté de médecine produisait ce dont les Algériens ont si cruellement manqué pendant la colonisation : des Médecins avec un grand M.

Il faut aller chercher loin dans l'histoire du système de soins et de formation hospitalo-universitaire algérien pour comprendre la nature et l'origine de la crise. Le mal tient à un blocage des initiatives menées pour mettre en conformité, sur le plan administratif, pédagogique, scientifique et médical, le système par rapport à son environnement politique national et scientifique international.

L'édification de la faculté de médecine et son corollaire, les services universitaires de médecine, s'est faite dans les difficultés des années post-indépendance. Faut-il rappeler qu'il fallait relever un défi majeur dans un pays dévasté par la guerre et dépourvu d'encadrement humain.

Ce sont nos bons vieux maîtres dont je citerai les Pr. Mentouri, Benallègue, Khati, Illoul, Merioua, Mansouri, Toumi, Mostéfaï et j'en oublie, qui prendrons en main la faculté de médecine d'Alger après le départ des enseignants français. Un concours d'agrégation sera organisé en 1967 pour nommer à la tête des services hospitalo-universitaires, des professeurs algériens de médecine et de chirurgie.

La faculté de médecine d'Alger va pouvoir ainsi poursuivre sa tâche de formation sans rupture et s'ouvrir aux jeunes générations de médecins universitaires.

Après la nationalisation des hydrocarbures et la promulgation de la politique de développement sous le président Boumediene, la faculté de médecine algérienne a été chargée d'une mission historique : former 1000 médecins par an, pour remplacer les professionnels de santé étrangers exerçant en Algérie au titre de la «coopération technique» et donner à la politique de santé l'encadrement dont elle avait cruellement besoin.

C'est à cette occasion que la deuxième génération de professeurs de médecine a pris en main la destinée de la formation dès 1973 en mettant en place la réforme des études médicales, initiée par une équipe de jeunes professeurs sous la direction des Pr. Abdelmoumène et Benmiloud, mais avec la participation active et militante des enseignants de la 1ère génération. Le principe étant de ne pas rompre le lien générationnel, facteur essentiel pour la stabilité du système et la transmission de la connaissance et de la responsabilité.

L'objectif assigné politiquement au système a été atteint dès les années 1980 : les universités algériennes après la réforme avaient formé suffisamment de médecins pour répondre aux premiers besoins du système national de santé. Il fallait passer à une autre étape.

On reviendra donc à la réflexion pour s'adapter à la nouvelle situation née de la création de plusieurs CHU et facultés de médecine, à l'augmentation rapide du nombre de médecins parmi lesquels un nombre appréciable de prétendants à la carrière universitaire. Il fallait passer de la quantité à la qualité et ne pas céder à la facilité du nombre au dépens d'une formation de qualité.

C'est au sein de la Commission nationale hospitalo-universitaire (CCHUN) dirigée par des enseignants de médecine que le travail de réflexion va se mettre en place. Cette institution était chargée d'assurer la cohérence entre la formation sous tutelle du ministère de l'Enseignement supérieur et les soins, sous tutelle du ministère de la Santé. En particulier, elle assurait la régulation des carrières par des propositions concernant la mise en place d'un organigramme national sur la base duquel s'ouvraient des postes aux concours à tous les niveaux : depuis le résidanat jusqu'au rang de professeur. La CCHUN était également chargée d'engager une réflexion sur la réforme des programmes des études médicales en vue d'adapter le profil de formation aux besoins de santé de la population.

A cet effet, un groupe d'expert avait été mis en place, sous la direction des Pr. Slimane- Taleb, Daoud et JP Grangaud. J'avais eu le privilège de faire partie de cette commission en qualité de jeune chef de service dans le nouvel hôpital de Ain Taya et je peux témoigner de l'importante production d'idées novatrices. Plusieurs séminaires nationaux avaient contribué à fixer les grands principes qui devaient présider aux modifications des programmes, à la promulgation de méthodes pédagogiques modernes, à l'élaboration d'organigrammes nationaux pour les services hospitalo-universitaires, au profil des carrières et à la progression dans le cursus hospitalo-universitaire, en particulier par l'organisation de concours à tous les niveaux. Une longue et fructueuse réflexion a été engagée précisément sur la notion de concours pour donner un sens à cet examen qui doit se situer bien au-delà de la simple épreuve de classement de candidats à tel ou tel poste, mais surtout permettre périodiquement d'évaluer la progression du niveau de compétence des candidats et apporter les correctifs nécessaires pour hisser le niveau de nos enseignants de rang magistral au niveau international. Une réforme des épreuves a même été proposée aux ministres concernés.

Malheureusement, ceci est une pathologie propre à notre système politique, jamais aucune résolution émanant des nombreux travaux de cette commission n'a connu le moindre début d'application. Mieux, la CCHUN a progressivement décliné pour disparaître dans les limbes de la médiocrité.

En 1987, de nouveau on en appelle à la recherche de solutions aux problèmes qui s'accumulaient du fait de l'emballement du système. Un groupe de réflexion, dont j'ai eu l'honneur de faire partie, a été mis en place à la présidence de la République, dans le cadre des réformes que l'Etat algérien envisageait de mettre en place pour faire face à la chute brutale du prix des hydrocarbures (eh oui, déjà !). Les travaux de cette commission chargée de faire des propositions de réforme du système de santé, de sécurité sociale et de l'enseignement supérieur ont été publiés dans les «cahiers de la réforme». Ils envisageaient de promouvoir une large autonomie de gestion des hôpitaux et des universités pour les soustraire aux aléas de la bureaucratie des administrations centrales. Ceci aurait permis la mise en place de méthodes de gestion moderne, souple, pertinente et adaptée aux impératifs de la politique nationale de santé et celle des universités.

Parmi les actions retenues : la mise en place d'un organigramme national, service par service, afin de fixer le nombre de postes à pourvoir pour chaque niveau : résidents, assistants et professeurs, est jugée prioritaire. Dans le même cadre, des passerelles entre la carrière universitaire et non universitaire étaient envisagées pour permettre une sortie honorable et juste aux assistants qui ne pouvait accéder au grade supérieur. Ces propositions étaient retenues en sachant qu'une régulation stricte des postes dans cette carrière universitaire devenait impérative faute de quoi on assisterait à une inflation de ces personnels qui rendraient difficile la gestion des services et des carrières.

En 1990, sous le gouvernement Hamrouche, je suis appelé en qualité de chargé de mission auprès du chef de gouvernement pour relancer le dossier de la réforme du système de santé et de sécurité sociale. Avec les ministres concernés, dont au moins deux faisaient partie des groupes de réflexion de la présidence, nous avions engagé un grand travail auprès des tous les professionnels de la santé pour expliquer la nature de ces réformes et leur impérative nécessité pour adapter les secteurs de l'enseignement supérieur et de la santé aux changements des paradigmes politiques et économiques qui se profilaient. Certes, des résistances se sont manifestées mais, dans l'ensemble, les propositions avaient été bien reçues par les différents acteurs du système de santé, y compris les hospitalo-universitaires.

Mais là encore la pathologie nationale a encore frappé. Après le départ du gouvernement Hamrouche, les réformes sont abandonnées, l'économie s'effondre, le FMI nous impose son plan d'ajustement structurel et le système de santé plonge dans la crise.

Aucun organigramme n'a jamais plus été évoqué, le système, sans plan national de formation et de santé, s'emballe. Il ne répond plus à des impératifs de politique de soins et de formation mais au poids de plus en plus important de groupes de pression qui s'organisent pour tirer au maximum bénéfice du système. Ce qui était attendu finit par arriver au-delà des prévisions les plus pessimistes. Le métier de médecin universitaire n'est plus une carrière définie par des règles précises et obéissant au seul principe fondamental de la valeur intellectuelle et scientifique. Il devient un fonctionnariat dans lequel la progression échappe à toute logique scientifique et pédagogique.

Sous la poussée des cohortes de plus en plus nombreuses et pressées, les barrières érigées sur des bases scientifiques et pédagogiques cèdent les unes après les autres, ouvrant la voie à la progression par l'ancienneté et la clientèle. Ce ne sont plus les maîtres qui ont toute la connaissance des capacités de leurs élèves qui jugent, c'est l'administration par la fameuse «grille d'évaluation» qui impose sa loi. Et, même cette dernière, finit par être dévoyée sans honte ni retenue par des syndicats qui non seulement n'ont aucune compétence en docimologie mais de plus s'érigent en juge et partie.

J'ai le souvenir d'un concours dont le jury était présidé par feu le Pr. Bachir Mentouri dans les années 80: à l'intervention d'un membre du jury qui exhibait la fameuse grille, il répondit d'un ton ferme et assuré «ici monsieur tout le monde connaît tout le monde et nous savons parfaitement ce que vaut chacun des candidats. Nous n'avons pas besoin de l'administration pour juger nos élèves ». Nos bons maîtres avaient peut-être des défauts, mais ils cultivaient le sens de l'éthique et de la responsabilité qui a pétri plusieurs générations avant le grand dérapage.

C'est ainsi que d'année en année les services universitaires vont voir augmenter sans fin le nombre de prétendants au grade de professeur et de chef de service. On se presse, on bâcle sa thèse avec la complicité de son directeur et on s'engage dans le syndicat pour être bien placé au moment décisif ! Si les barrières scientifiques et pédagogiques sont tombées depuis belle lurette, c'est au tour des règles de la morale la plus élémentaire et de l'éthique du métier d'enseignant de se volatiliser sous le poids du nombre et des ambitions sans mesure.

Nous voilà donc dans une situation délétère qui a fini par franchir les limites de l'université pour s'étaler dans la presse nationale sans retenue ! La responsabilité des pouvoirs publics est énorme, leur rôle régalien de planification et d'organisation a failli, ils ont laissé le système de soins, de formation et de recherche dériver sous la conduite déplorable de lobbies de toute nature. La responsabilité des «patrons» depuis le professeur chef de service jusqu'au doyen de la faculté de médecine est totalement engagée : ils n'ont pas su s'imposer face à cette dangereuse dérive et ont reculé face à la pression du nombre.

Aujourd'hui, le niveau atteint par la crise est absolument inacceptable. On peut tout traiter et reconstruire sauf les dérives morales de cette ampleur qui risquent d'amener à la destruction pour très longtemps de tout ce qui a été construit depuis l'indépendance.

J'en appelle aujourd'hui au gouvernement et aux universitaires qui ont encore de la conscience et le sens de la responsabilité d'agir en urgence et de réclamer l'installation d'un comité de sages. Ce comité, nécessairement indépendant, serait constitué de personnalités incontestées sur le plans de la compétence, de la droiture et de la morale, pas spécialement des médecins, et aurait pour mission de proposer des mesures d'assainissement de la situation actuelle et faire des propositions de réforme structurelle du système hospitalo-universitaire pour en finir avec cette dangereuse dérive.

Je sais que cette proposition pourrait sembler naïve et irréaliste compte tenu du contexte politique général et de la gravité des faits. Mais ne rien faire est encore plus grave, car si l'on peut reconstruire des usines, des routes ou des hôpitaux, on ne pourra pas reconstruire un système de formation des élites scientifiques détruit par une crise éthique et morale sans précédent !!