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Du Souk-El-Fellah au «Souk-El-Fel'art»

par Saâdi-Leray Farid*

Le 15 février 2015, l'ex-ministre algérien du Commerce, Amara Benyounès, rappelait sur la radio «Chaîne 3» que «C'est la loi de l'offre et la demande qui fixe les prix», détermine les règles du marché dans un pays qui a désormais largement «(?) dépassé l'ère des Souks El Fellah», de ces vastes hangars consuméristes achalandés, via des arrivages périodiques de produits de première nécessité.

Suppléant les «Magasins pilotes socialistes» (MPS) initiés au début des années 60 par Ben Bella, les 2.500 Aswaks germeront dans le sillage de la Révolution agraire relancée en 1972 et répondront à un circuit distributif rudimentaire chargé d'approvisionner une population au pouvoir d'achat limité et régulièrement victime de carences parfois volontairement provoquées. Les déficiences alimentaires plombaient leur énergie, provoquaient de longues files d'attente au sein de magasins de masse desservis en fruits, légumes, céréales ou bidons d'huile, denrées auxquelles s'ajouteront des grappes de bananes, télévisions couleurs, appareils électriques et électroniques ou objets ludiques importés cette fois en vertu du «Programme anti-pénurie» (PAP) de Chadli Bendjedid. La «Vie meilleure» qu'il promettait atténuera des tensions politico-sociales qui au bout du compte éclateront le 5 octobre 1988, date marquant la restructuration puis la reconversion des diverses offices monopolistiques auxquels des paysans réunis en coopératives agricoles demeuraient affiliés.

Marques du projet collectiviste et de l'assistanat généralisé, ces unités passeront sept années plus tard sous la coupe réglée du Conseil national des participations de l'Etat (CNPE) qui liquidait dès novembre 1997 des «Monoprix» tombés pour la plupart dans le giron des nababs du secteur privé.

Apparaîtront alors les premières supérettes de proximité démultipliées durant la décennie 2000 par le réseau «Promy» d'Abdelouahab Rahim devenu en 2006 (par le truchement du système de la franchise) partenaire épisodique de l'enseigne «Carrefour». Le dirigeant d'»Arcofina Holding» verra quelques mois après s'implanter les supermarchés d'Issad Rebrab, propriétaire, comme le consortium agroalimentaire «Blanky, de «Galeries algériennes» souvent réservées à des chômeurs activant non plus à l'intérieur des domaines autogérés mais du dispositif subventionné de l'Agence nationale de soutien à l'emploi des jeunes (ANSEJ). Préemptées à d'autres fins, celles des rues Larbi Ben M'Hidi d'Alger et d'Oran seront agencées en Musée d'art moderne, institutions supposées pallier à la non-visibilité de plasticiens confrontés aux mêmes insuffisances organiques préalablement énumérées par l'ex-ministre du Commerce (manque de circuits de distribution et de points de vente).

Pour améliorer leurs conditions d'existence, son homologue de la Culture, Azzedine Mihoubi, annoncera le 5 juin 2016 la genèse d'un marché de l'art dynamisé grâce à l'ouverture d'une salle de vente et la parution d'un tapuscrit inventoriant les phases essentielles de la modernité esthétique locale, document concrétisé sous la férule de l'agence ALECSO (acronyme découlant de l'anglais Arab league educational, cultural and scientific

organization). L'organisme intergouvernemental contribue depuis le 25 juillet 1970 à l'épanouissement de la culture arabo-islamique, veille (par la réduction du fossé numérique) sur la conservation, sauvegarde et mise en exergue de son patrimoine, favorise les dialogues entre les civilisations (particulièrement à travers un accord de coopération signé avec l'Organisation internationale de la francophonie), promeut le développement des arts, activités pédagogiques et ressources humaines en désignant des villes du bassin méditerranéen (comme en 2007 puis 2015 Alger et Constantine) capitales arabes de la culture, et éditera donc bientôt un mémoire aidant à clarifier la cotation ou transaction marchande des oeuvres. La mission viendrait en quelque sorte contrarier l'interventionnisme juridico-économique d'opérateurs dont les visées spéculatives s'appuient également sur les entendements, descriptifs ou nomenclatures de spécialistes (analystes critiques, historiens, sociologues, philosophes, anthropologues, etc.) sans l'apport desquels un marché de l'art souffrira d'un défaut de repères intellectifs.

L'actuel locataire du Palais Moufdi Zakaria maintenait aussi le 5 juin 2016 à Mostaganem que ces esthètes existent en Algérie. Pour se présenter comme tel, il faut être capable de tracer un champ de recherche, de le creuser, de le porter à la connaissance d'autrui par le biais de conférences et publications. Or, à ce jour qui peut prétendre avoir élaboré une étude suffisamment exhaustive pour combler les trouées discursives de l'historiographie artistique ? Les Algériens souffrent du reste tellement de déficits en la matière que lorsque les membres du collectif «Picturie générale» occuperont, du 23 avril au 21 mai 2016, l'ancien «Souk El Fellah» (celui du groupe Cevital) situé au croisement des rues Volta (Hacène Ameziane) et Ampère (Achour Maïdi) d'Alger, leur commissaire en herbe n'aura pas le réflexe de relier la monstration avec le lointain ou proche passé du lieu. Plutôt que de s'en tenir à des habitus tautologiques, ceux répondant aux galeries d'art conventionnelles, il aurait été intéressant de savoir si, au temps de la colonisation, des ouvriers y fabriquaient des ampoules ou du matériel électrique. Dans ce cas, l'enquête obligeait de s'inspirer d'un potentiel vécu, d'investir ainsi dans l'art in situ pour afficher des installations réfléchissant la thématique de la lumière.

Même les charriots en fer agglutinés à l'entrée de la structure au toit vitré auraient dû faire l'objet d'une attention plus assidue puisque justement à même d'être utilisés dans une performance ou happening sur le marché de l'art. Plutôt que de se prendre au sérieux, de plaquer sur la réalité algérienne des concepts siphonnés ailleurs, donc réchauffés, le commissaire Mourad Krinah, que le périodique Reporters du 14 septembre 2014 présentait comme l'un des «(?) mieux placés pour nous parler de la situation de l'art contemporain en Algérie» (mais dont l'entretien comportera une série d'anachronismes et d'inepties), ferait mieux d'admettre que le diplôme acquis à l'Ecole nationale supérieure des beaux-arts d'Alger le prédispose à provoquer des émotions ou chocs visuels. C'est là sa fonction initiale à laquelle d'autres dérogent également pour se faire valoir en tant qu'érudits incontournables et fausser par-là même les conventions, conventions que tentera de profiler Mustapha Orif dès l'inauguration de son espace.

En 1985, soit environ quatre ans après l'occupation d'un Centre culturel de la wilaya d'Alger (CCWA) où l'exposition des oeuvres de Malek Salah, Zoubir Hellal, Larbi Arezki et Abderrahmane Ould Mohand contribuera à élargir positivement le paysage pictural, le directeur de la galerie «Issiakhem» posera les jalons d'un professionnalisme qui n'aura malheureusement pas suffisamment de prises sur la réalité symbolique pour dissiper les approximations de béotiens croyant que l'art doit refléter le renouveau dans et par l'authenticité révolutionnaire ou cultuelle (voire religieuse). Ce paradigme impacte tellement les cerveaux, qu'à l'occasion du 25e anniversaire du décès de Mohamed Khadda (commémoration au commencement de laquelle Azzedine Mihoubi diffusera ses dispositions envers le marché de l'art), l'universitaire Benamar Médiène (ou Mediene) mettra en correspondance les oeuvres du défunt avec «(...) l'histoire de l'Algérie, ses gloires, ses combats et résistance pour la libération nationale» parce qu'elles contribuent selon lui «(?) à la transmission des faits de l'histoire nationale par les formes et couleurs» (El Moudjahid, 4/6/16, communication intitulée «Mohamed Khadda et les figures de l'imaginaire»).

Aussi, le sociologue verra en Mohamed Khadda «(?) une sorte de soufi qui a saisi la lettre dans la forme et l'esprit» (El Watan, 11/6/16). Très discutable, cette perspective mystique n'affecte pas à notre sens une production sanctuarisée par Nagget Khadda. Initiatrice d'un colloque organisé à la faculté des lettres arabes et des arts «Abdelhamid Ibn Badis», elle insistera sur le «(?) grand héritage artistique» d'un feu mari dont l'atelier déjà classé sera érigé en musée, fera en sorte que la galerie d'art du complexe touristique «El Mountazah» et l'Ecole des beaux-arts de Mostaganem (en voie de finition) placardent son patronyme.

Evoquant l'hommage consacré au peintre, le chroniqueur Améziane Ferhani reviendra dans l'article du 18 juin 2016 («Vers un marché de l'art en Algérie ? Ils le valent bien») sur les maisons de vente aux enchères, le rôle des commissaires-priseurs et experts-évaluateurs rodés aux enchères, les facilités fiscales à accorder aux acheteurs, le sponsoring d'entreprise, les sites de diffusion ou de rencontres-débats. A ce stade, il prendra en exemple le Centre d'art d'El Achour où la manifestation baptisée Les 80 regroupait depuis le 4 juin 2016 des travaux (anciens et récents) d'Hellal Zoubir, Malek Salah, Arezki Larbi, Mustapha Nedjaï, Mustapha Goudjil et Akila Mouhoubi, six plasticiens de la génération qui, arrivée après celle de Mohamed Khadda, «(?) s'éloignait du discours focalisé sur l'identité et le patrimoine», mentionnera le catalogue. Concomitamment à cette rupture, la notion «art contemporain» prenait tardivement ses assises alors qu'elle aurait pu participer dès 1964 (grâce notamment aux toiles léguées par des Européens engagés en faveur de la prochaine création d'un musée d'art moderne) aux discussions permettant de distinguer les créateurs de génie des pasticheurs de l'orientalisme.

Contrairement au curateur Farid Zahi qui, avec l'exposition Itinérance-Le Maroc vu par les peintres orientalistes (montée au Musée de Bank Al-Maghrib de Rabat de mai à novembre 2014), avancera que ces férus d'exotisme sont les pionniers de l'art moderne marocain, il est convenu de soutenir en Algérie que cet art moderne y a évolué en opposition à leur iconographie viatique, voire en dehors d'elle. La césure temporelle inhérente à l'indépendance (juillet 1962) générera un clivage catégoriel entre les post ou pro-orientalistes et les avant-corps de la plongée fanonienne partis explorer les tréfonds archétypaux et ramasser les fameuses vieilles savates chères à Kateb Yacine. Doctrinal, l'antagonisme (par ailleurs révélateur du schisme entre peintres réalistes et informels), perdure jusqu'à aujourd'hui et a par conséquent une incidence directe sur la valeur pécuniaire à accorder à une oeuvre représentative de la re-singularisation culturo-identitaire, celle née dans le prolongement de la culture politique de combat et art de résistance (à l'orientaliste artistique et littéraire, à l'impérialisme culturel, au néo-colonialisme, etc.).

Farid Zahi larguera les amarres d'un schéma de penser (ou de pensée) occupé à torpiller l'art colonial, ses focus «académico-indigénisants», scènes de harem ou hammam exhibant des odalisques callipyges aux postures fantasmatiques sexuellement transmissibles car tendancieusement évocatrices. N'interprétant plus l'orientalisme à travers le prisme étroit du militantisme exacerbé, il projettera la part manquante d'une pré-modernité iconique, livrera les autres facettes du continuum historique, étanchera par-là même des lacunes cognitives et les étalera en grilles de lecture.

Un tel angle de vue n'aurait jamais trouvé preneur en la personne du directeur du Musée d'art moderne d'Alger, Mohamed Djehiche, lequel obéira davantage aux injonctions du ministère des Moudjahidine. Lorsqu'une instance de légitimation externe devance les prérogatives d'agents culturels en principe habilités à rendre compte des mouvances et mutations esthétiques, elle réifie le jeu dialectique et agit en tant que principal maillon axiologique. Les taxinomies, critères d'évaluation ou jugements de goût obéissent dès lors à des envolées lyriques et conditionnements propagandistes faisant fi de l'impératif de l'heure: l'historiographie artistique.

Appréciables, les quatre ouvrages (deux publiés et deux sur le point de l'être) d'Ali Hadj Tahar restent néanmoins insuffisants pour examiner les interlocutions d'un art moderne qu'il dit être «(?) née en Algérie au début du XXe siècle». Loin d'être anodine, son assertion mérite le détour tant elle suppose que les variations chromatiques des pensionnaires de la Villa Abdelatif (1907-1962) font partie intégrante et agissante de l'avant-garde picturale d'un pays où le terme de plasticien n'apparaîtra dans les différentes rubriques «Culture» qu'au milieu des années 80. Cette période charnière révélera les précurseurs d'une contemporanéité décelable dans les premières sculptures et peintures-reliefs de Denis Martinez, pied-noir

algérien à l'origine d'une filiation à l'intérieure de laquelle Larbi Arezki, Ali Kichou, Abderrahmane Ould Mohand, Karim Sergoua et Rachid Nacib amplifieront la graphie ou les couches scripturales de L'»Ecole du Signe», certains (Larbi Arezki, Malek Salah, Rachid Koraïchi ou Yazid Oulab) lui apportant une dimension spirituelle en la sortant des ancrages patrimoniaux dans lesquels, n'en déplaise à son épouse, s'engoncera Mohamed Khadda.

Mentionner cet aspect des choses, c'est modérer la prétention anagogique ou holistique émise par Benamar Médiène mais pas forcément vouloir atténuer l'estimation monétaire d'un des protagonistes de la re-singularisation esthétique, démarcation mentale qu'ignorera Mustapha Orif. Ýl préférera resituer ses oeuvres dans la mouvance de l'»Ecole de Paris», les baigner au sein d'une temporalité plus universelle et agira pareillement vis-à-vis de Denis Martinez, Choukri Mesli et M'Hamed Issiakhem afin d'en faire les valeurs refuges supplémentaires d'un marché de l'art garantissant leur hiérarchisation, une objectivation que n'apportera probablement pas le «SOUK-EL-FEL'ART» d'Azzedine Mihoubi. Aux fondements artificiels, il provoquera encore plus de bazar dans les rapports perceptifs et distinctifs, ne résoudra aucunement la situation problématique de créateurs victimes d'un lourd passif, celui d'autres Merlins enchanteurs avançant plus de slogans fictivement mobilisateurs que de rationnelles solutions ou solides argumentaires.

Toujours est-il que le marché de l'art évoluera différemment en Algérie lorsque la controverse sur les débuts effectifs de la modernité artistique sera abordée en dehors des formatages idéologiques.

*Sociologue de l'art