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La révolte du Brexit

par Harold James*

LONDRES – Par son vote en faveur d’une sortie de l’Union européenne, le Royaume-Uni a manifesté sa révolte avec une telle force qu’elle va secouer – et pourrait même détruire – tout le projet européen.

Et tandis que les Britanniques poursuivront dans la voie ouverte par cette extraordinaire expérience de démocratie appliquée, il ne fait guère de doute que retentiront ailleurs en Europe – essentiellement dans les pays du Nord, au Danemark, en Finlande, aux Pays-Bas et en Suède – des appels à suivre leur exemple. Mais contre quoi se révoltent ceux qui veulent quitter l’Union ?

L’UE s’est construite, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, afin que l’Europe puisse échapper à ses démons : de longs siècles de violences et de conflits. Après deux guerres terribles, où la création d’États-nations aux ambitions rivales avaient joué un rôle déterminant, les Européens choisirent de fonder sur l’internationalisme un nouvel ordre politique, qui devait être protégé, quel qu’en soit le prix.
 
À cette fin, il était indispensable de construire des organismes supranationaux qui puissent relier les uns aux autres les Européens et, au nom de l’intégration, imposer à chaque pays des limites. La protection de l’état de droit revint aux cours de justice européennes et de nouvelles institutions, comme la Banque centrale européenne, affirmèrent et affermirent leur contrôle sur l’économie.

De sorte que l’Europe finit pas ressembler à une nounou sur le qui-vive, ne cessant de rappeler aux pays ce qu’ils ne devaient pas faire, qu’il s’agisse de dépenser comme ils l’entendaient pour sortir de la crise économique ou de payer à leurs retraités les pensions attendues. Se sentant contraints dans leur capacité à répondre aux défis économiques majeurs qu’il leur fallait relever, certains membres s’en prirent bientôt à l’Europe, sous l’influence de militants eurosceptiques, notamment dans les petits pays comme la Grèce, se plaignant d’être en butte à un traitement inégal, voire cruel. Le rêve d’une prospérité accessible grâce à l’intégration semblait mort.

Puis vinrent les inquiétudes suscitées par la mobilité et les migrations. Des économies dynamiques, comme le Royaume-Uni, s’alarmèrent d’une invasion de main-d’œuvre en provenance des pays en difficulté. En demandant à tous ses membres de rester ouverts aux migrations intra-européennes, l’UE semblait faire comme ces hôtes psychorigides qui contraignent leurs invités à se mêler les uns aux autres sans tenir compte de leurs affinités particulières. De nombreux Européens ne voient tout simplement pas l’intérêt d’aller à la rencontre de gens qu’ils ne connaissent pas.

Évidemment, le poids des migrations économiques, n’est pas, au contraire des amitiés nouvelles, une stricte affaire personnelle. Mais les partisans britanniques de l’UE ne sont jamais parvenus à répondre clairement et de façon convaincante aux questions soulevées par les migrations. Le Premier Ministre David Cameron a déclaré avec feu que l’Europe était nécessaire à la sécurité des Britanniques, mais sans avoir le courage d’ajouter que les migrations étaient bonnes pour son pays, et que le fonctionnement de vénérables institutions, comme la Santé publique, dépendait des étrangers, du médecin à l’agent de service.

Quoi qu’il en soit, ce que les Européens détestent le plus dans l’intégration européenne réside ailleurs. Les élites politiques nationales se sont tellement fondues dans l’UE qu’elles semblent devenues inaccessibles à leurs compatriotes. Les ministres des finances discutent plus entre eux qu’avec les membres de leur propre gouvernement, sans parler des électeurs.

Presque tous les partis de gouvernement se sont fondus dans ces habitudes, et pour exprimer son mécontentement, l’électorat n’a plus d’autre moyen que de voter pour les forces anti-élites, dont la plupart ont fait le l’opposition à l’UE un élément central de leur programme. Lors des dernières élections générales du Royaume-Uni, en mai 2015, un grand nombre d’électeurs traditionnels du Parti travailliste ont donné leur voix au Parti pour l’indépendance du Royaume-Uni (UKIP), qui fut à l’avant-garde de la campagne du Brexit.

Évidemment, les milieux dirigeants tentent depuis longtemps de sauver leur peau en redoublant de critiques à l’encontre de l’UE, qu’ils accusent de contraindre les gouvernements nationaux à prendre des mesures impopulaires ou vouées à l’échec. Mais cela équivaut, tout en détournant le mécontentement des électeurs vers l’UE elle-même, à disqualifier par avance toute autre politique. Si les partis de gouvernement critiquent l’UE, ils ne perdent pas de vue pour autant les avantages qui s’attachent au statut de membre de l’Union. De fait, lors du référendum britannique, les deux principaux partis ont soutenu, malgré leurs divisions internes, la campagne du « Remain ». Alors que la majorité du Parti travailliste s’est activement mobilisée pour l’Europe, son chef, Jeremy Corbin, s’est montré moins enthousiaste. La fracture au sein du Parti conservateur est apparue encore plus profonde.

Ainsi les électeurs britanniques se sont-ils rendus aux urnes avec le sentiment que non seulement l’UE les avait trahis mais que leurs dirigeants nationaux, à moins que le Royaume-Uni ne la quitte, ne pouvait plus protéger leurs intérêts. Cependant, il y a un autre groupe contre lequel les électeurs du Brexit ont protesté: les «experts».

Presque tous les économistes ont mis en garde contre les risques graves que faisait encourir le Brexit, qui vont du choc immédiat – la livre est d’ores et déjà à son plus bas depuis trente-et-un ans – aux tensions à long terme sur les échanges. George Soros prévoit une catastrophe financière. Les politologues ont souligné, entre autres menaces, celles qui pèsent sur la sécurité du Royaume-Uni. Les patrons du football britannique eux-mêmes ont affirmé que l’appartenance à l’UE profite aux clubs du royaume.

Malheureusement, de nombreux électeurs pensent qu’en reprenant le point de vue des experts ils acquiesceraient à leur condescendance. Étant donné que l’UE était déjà considérée comme un projet qui favorisait de façon disproportionné – voire exclusivement – les élites, cet état d’esprit n’a rien de surprenant. À l’instar de l’enfant contrarié réprimandé par un maître autoritaire, de nombreux Britanniques ont voulu montrer de quoi ils étaient capables.

Le vote en faveur du Brexit traduit le sentiment que les « élites » politiques et économiques sont non seulement corrompues mais qu’elles se trompent sur les conséquences probables de la sortie du Royaume-Uni hors de l’Europe. L’hypothèse sera bientôt vérifiée – ou non –, dans un contexte de défiance et de division – on ne peut dire moins. Ce n’est plus le moment de se payer de critiques. Les partisans du Brexit doivent désormais prouver qu’ils ont fait le bon choix, en prenant des dispositions efficaces, qui maintiendront la stabilité économique et politique en Grande-Bretagne. Malheureusement, ils pourraient fort bien s’apercevoir que l’Europe était malgré tout la meilleure des solutions.

Traduction François Boisivon
*Professeur d’histoire et de relations internationales à l’Université de Princeton ; il est directeur de recherche au Centre pour l’innovation dans la gouvernance internationale (Waterloo, Canada)