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Un Syrien à Paris

par Kebdi Rabah

Il ne fait pas beau à Paris en ces derniers jours de mai. Un couvercle de marmite couleur gris-anthracite nous sert de voûte. Il s'étiole à perte de vue dans un ciel tourmenté, « agrémenté » d'un cinglant crachin à désespérer le plus hardi des « lèche-vitrines ». Manifestement, pour ma première sortie, Paris n'est pas disposé à me tendre ses bras. Peu importe ! Pestant contre le sort, je me dirige instinctivement vers la station de métro la plus proche : destination Chatelet les halles, le cœur même de la capitale. De loin le « M » m'attire tel un aimant. Béante, la bouche m'aspire au sec dans son boyau ; le temps de replier mon parapluie, voilà que je débouche dans un long couloir. Terne est le corridor. Mur quelconque, revêtu d'une faïence dont la blancheur n'est pas encore parvenue, malgré l'étalage chamarré de multiples panneaux publicitaires, à en atténuer la monotonie.

Moi, minuscule piéton au centre d'une cohue disparate et frénétique, je tente de m'y fondre le plus anonymement possible. Toutes ces années en dehors de Paris m'ont fait perdre mes repères et je craignais paraître incongru, paysan chez les citadins. Que non, eux-mêmes ne le sont plus, ou si peu ! Enfin pas comme je les imaginais. Dieu, ce que les Parisiens ont changé entre-temps. Indifférents, les traits figés, le regard fixe, ils se meuvent à la queue leu leu dans ces labyrinthes tels des pièces détachées sur une chaîne d'assemblage. Le pas rythmé, la cadence fixe, ils donnent l'impression d'obéir à une injonction externe qui les guide tels des automates vers un lieu prédestiné : une espèce de logiciel inscrit une fois pour toutes dans leur mémoire, leur disque dur. Un programme qui gère leur itinéraire, leur destination, leur rituel ; ne leur laissant que la liberté de se brancher à leur smartphone : ce gadget avant-gardiste dont ils se sont entichés, bien commode pour se boucher les oreilles et se couper du monde.

Une foule d'individus qui se côtoient en s'ignorant, aussi pressés de rentrer que de sortir de leur sous-sol : cette fosse commune minutieusement administrée par une RATP, plus soucieuse des rapports financiers que des rapports humains. Là-dessous, dans ce ventre de mécanique et d'électronique, personne n'a besoin de personne ; même la vente des tickets obéit aux exigences d'un distributeur à écran tactile et le « pass-navigo » dispense d'obturation. Qu'il est loin le temps du « Poinçonneur des Lilas » !

La rame file les stations défilent, les quais ne désemplissent pas, les gens s'entassent, les wagons se soulagent de leur trop-plein du dedans avant de prendre livraison de la fournée du dehors. Sans trop de bousculade néanmoins, chacun y trouve sa place, descend ou monte dans l'ordre. A l'exception de quelques énergumènes qui n'ont pas encore trouvé la porte d'entrée de la civilisation, la majorité des Parisiens respectent l'ordre et l'organisation. La (7) jusqu'à Gare de l'Est, ensuite la (4) jusqu'aux halles. A « Stalingrad » et Barbes la voix suave d'une speakerine met en en garde les passagers contre les pickpockets. Ça au moins ça n'a pas changé. Toujours les mêmes « artistes » aux doigts longilignes et fureteurs mais dont le nombre s'est enrichi avec le nouvel arrivage des experts de l'Europe de l'Est dont le savoir-faire a atteint le stade de la recherche fondamentale. Faut que je surveille mes accotements mais aussi que je ne rate pas ma station. J'y suis presque, « Etienne Marcel », la prochaine est pour moi.

Ils sont là, dans l'encoignure du corridor juste avant la sortie, à l'abri du vent et de la pluie : un jeune couple et un enfant en bas âge. Ce sont des Syriens, c'est inscrit sur le rectangle de carton ondulé que tenait en évidence la jeune femme : « Réfugiés syriens, aidez-nous ». L'enfant pas plus de quatre ans, assis à même le sol, regardait d'un air absent cette foule bigarrée et fourmillante. A ses pieds un ustensile en métal blanc destiné à recevoir d'éventuelles offrandes. Il ne paraît ni heureux ni malheureux, juste indifférent comme l'est cette cohue qui manque à chaque fois de l'écraser. Tout cela ne l'intéresse pas, il donne l'impression de rêver à autre chose. Peut-être Damas, ou Alep, à ses camarades de jeux dans quelque village là-bas, dans ce pays où la lumière de Dieu a laissé place aux flammes de l'enfer des hommes.

Son père, la quarantaine, bien de sa personne, faisait la manche, essayant maladroitement d'allonger une main qui peinait à se détendre. Manifestement il n'a pas encore pris l'habitude de mendier. Pour peu il l'aurait retirée et remise dans sa poche. D'une voix à peine audible : -Ya Khawa awnouni, ya khawa awnouni ?- « Mes frères aidez-moi, mes frères aidez-moi... ». Il essaie maladroitement d'apitoyer les passants mais n'y parvient pas, donnant l'impression de quelqu'un qui joue un rôle pour lequel il n'a jamais été préparé. La femme, belle, la tête enveloppée dans un foulard noir, se tenait discrètement à l'écart, le regard pudique, le visage légèrement détourné comme pour ne pas indisposer son compagnon dans sa quête de charité. Mais de charité il n'y en a point, comme en témoigne le réceptacle quasi vide aux pieds de l'enfant. Les gens passent et repassent, la tête ailleurs, les oreilles dans le smartphone, sans un regard sur le drame d'une famille qui semble n'être là que pour faire partie du décor. Ici c'est du chacun pour soi. Cela me rappelle l'anecdote de ce Kabyle qui appelait son oncle à l'aide dans le métro, lequel oncle n'avait rien trouvé de mieux que de lui rétorquer sèchement :-Oulach Khalik gwmetro- « pas d'oncle dans le métro ». Depuis, cette répartie est restée célèbre et s'utilise chaque fois qu'on doit signifier à quelqu'un qu'il n'a qu'à se débrouiller tout seul.

En m'approchant de lui, je ne sais par quel instinct il a dû sentir en moi quelqu'un de proche. Il replia sa main, fit un geste de désolation comme pour s'excuser de devoir se livrer à la mendicité. Je fouillais dans ma poche et déposait aux pieds de son fils ce que j'avais comme petite monnaie. Pas grand-chose mais suffisamment pour recueillir un large sourire enrobé d'un chaleureux « choukran sidi, choukran sid ». Je pris la liberté d'engager une petite conversation avec lui. Tout ce qu'il y a de plus banal, juste pour lui manifester un peu de chaleur humaine tout en lui précisant que je suis Algérien. Il me dit s'appeler « Zoheir » et n'a pas manqué de me rappeler que la Syrie fut la seconde patrie de l'Emir Abd El Kader. Il m'explique que ce n'est pas de mendier qu'il souffre le plus mais de le faire dans un pays qui n'est pas étranger à son malheur. Voyant que j'allais partir, il retira de sa poche une feuille de papier froissée sur laquelle est écrite l'adresse d'un centre d'hébergement pour réfugiés et me demanda comment s'y rendre. C'est au 6 rue Montesquieu, pas très loin mais ne connaissant pas le quartier je ne puis lui être d'aucune utilité.

Dehors la pluie est toujours au rendez-vous. Chemin faisant, sous mon parapluie, je ne cesse de penser à ce Syrien et à la rue Montesquieu. Une pensée persistante, pugnace, qui s'est logée dans un coin de mon cerveau comme pour me révéler une relation secrète, particulière entre une personne et un lieu, une sorte de message subliminale qu'elle m'intima de décrypter. Subitement Charles Louis de Seconda, Baron de la Brede et de Montesquieu, émergea des brumes de mon adolescence, des bancs du lycée et des cours de philo. Il émergea avec ses « lettres persanes » en compagnie d'un « Persan à Paris » et de notre prof de philo. Petit à petit les visages du Syrien et du persan se superposèrent comme dans une projection holographique, un peu comme si Damas et de Téhéran s'en trouvaient instantanément réunis dans le même destin. Je ne sais si « Zoheir », le réfugié syrien éprouve, à la vue de Paris, les même sensations d'étonnement que Uzbek et Rica, les deux personnages de Montesquieu, mais ce hasard à près de trois siècles d'intervalle ne peut laisser indifférent.