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Unité de l'économie et de la société, économie sociale et solidaire et démocratie économique (2ème partie)

par Arezki Derguini

Compétition et solidarité dans la société traditionnelle, la formation du capital social

L'économie sociale et solidaire standard oppose compétition et solidarité, nous avons commencé à montrer le contraire. En vérité à chaque fois qu'il y aura formation d'un collectif, d'une unité de corps, il y aura compétition et solidarité à la fois. Il suffit de se placer au niveau du processus de formation et d'extinction d'un collectif pour s'en apercevoir. Le seul problème est de savoir comment les collectifs se forment, se déforment et se reforment logiquement et historiquement.

La compétition ne s'oppose donc pas elle-même à la solidarité, comme ne s'opposent pas en eux-mêmes ni le don et l'échange, ni l'économie et la société. Sur les traces de F. Braudel, de K. Polanyi et Max Weber, on ne confondra pas société marchande et société de classe, société marchande et mécanisme de marché. Dans la société de classe, la société marchande se double d'une division de classe et voit ses compétitions et solidarités se différencier en compétitions et solidarités de classe. Aux sociétés industrielle, marchande et salariale s'ajoute alors une classe supérieure qu'incarne bien celle du capital financier que F. Braudel définit comme la classe capitaliste à la différence de la société marchande que composent des producteurs marchands. En effet la compétition et la solidarité sont deux moteurs de la société traditionnelle tout autant que de la société marchande. L'une est davantage bridée par les conditions matérielles de l'échange. Ici chacun produit pour soi quasiment, là chacun produit pour autrui. La différence n'est pas dans la société, les individus, mais dans les conditions dans lesquelles ils doivent s'exprimer. Dans la société traditionnelle ce qui est bridée afin de maintenir la solidarité du collectif, afin de faire face à l'indifférencié, au chaos, c'est la possibilité de rendre plus au-delà d'une certaine mesure. La mesure de la société traditionnelle aurait été plus avantageuse aujourd'hui que l'ostentation de la société d'aujourd'hui. C'est que la mesure sociale a disparu. Ce qui n'empêchait pas que la position dans le collectif dépendait précisément de cette capacité à rendre plus. Et la solidarité, tout comme la compétition, n'était pas plus une question morale qu'une question d'existence, de position dans cet autre collectif plus vaste dans lequel il fallait se déterminer. Il s'agit en fait de savoir assez précisément, quand et comment il faut être compétitif et/ou solidaire, concrètement, dans des processus de différenciation et de formation des collectifs concrets. Si les deux variables doivent évoluer simultanément ou, l'une étant donnée, l'autre doit le faire séparément (variation différentielle).

Dans le cadre du village kabyle et de sa djemaa qui réunit le marchand, le paysan et l'artisan, il est possible de parler de démocratie économique traditionnelle. Le marchand et l'artisan ayant beau traiter avec les étrangers proches et lointains, ne forment pas bandes à part. Ils sont soumis aux mêmes règles d'héritage et de comportement, ainsi au terme de trois générations on peut passer d'un état d'aisance relative à un état de gêne relatif. Les manifestations de la richesse sont contenues, chacun doit avoir la capacité de se marier, de construire une maison : la course à la distinction est limitée.

La concentration de la richesse est doublement empêchée par les règles de l'héritage qui divisent la fortune d'une part et par les biens qu'elle peut s'approprier d'autre part. Le riche ne peut surenchérir sur le pouvoir d'agir de tous. Tout se passe comme si, il y avait des biens premiers (dans le sens de cette société plutôt que dans celui de John Rawls), auxquels tous devaient pouvoir accéder et d'autres disponibles pour la distinction. Et non pas pour la pure distinction.

La distinction est souvent associée à l'accès aux marchés (de pouvoir) extérieurs. Un fonctionnaire, un marchand peut disposer d'un revenu monétaire qui fera défaut au paysan. Il peut ainsi acheter des matériaux de construction modernes que le paysan ne pourra acquérir. Acheter plus rarement une terre à un proche. Un émigré ou un travailleur chez l'étranger pourra se tirer d'embarras.

Dans la société villageoise kabyle, village de copropriétaires où les règles d'héritage divisent la propriété en parts égales entre les maisonnées (les femmes ne faisant pas maison à part), deux facteurs ainsi peuvent transformer la situation de chacun, le nombre de maisonnées qui devront se partager l'héritage et les transactions avec l'étranger. Le nombre de garçons et les rapports avec l'extérieur restent donc les variables qui redistribuent régulièrement les cartes du jeu villageois et transforment les rapports de force.

Mais selon que la position de chacun dans la société dépendra du groupe ou pas, il se souciera du renforcement de son groupe ou de sa seule fortune. Dans les zones à forte densité de population, cette solidarité de groupe peut être sensible et représenter une condition du succès. L'individu associera sa position à celle de son groupe parmi les autres groupes voisins, alliés ou concurrents. S'engage ainsi une compétition qui peut impliquer le groupe ou le seul individu. En termes de capital, on pourra dire que l'un s'attache au développement de son revenu personnel et de son capital social, l'autre de son seul capital monétaire. Ce dernier s'enrichit à court terme, se détache du groupe mais s'appauvrit à long terme. La prise de conscience de l'existence d'un capital social expliquera le fait que des individus puissent s'attacher au groupe alors qu'ils peuvent s'en séparer. Selon que ce capital social peut servir à la formation de nouveaux capitaux (Bourdieu), l'individu associera l'amélioration de son sort à celui de son groupe1. La solidarité ne se dissocie donc pas de la compétition et peut être désormais exprimée par cette notion de capital social. En rompant ses liens avec le groupe, l'individu perd son capital social, en s'associant avec d'autres individus d'autres groupes familiers dans une compétition avec d'autres groupes, il l'élargit.

La société de classes, la division de la compétition sociale, la solidarité de la société industrielle et la démocratie économique

Dans le cadre de la société de classes, la différenciation de classes précède la société marchande. On peut dire que celle-ci recommence la différenciation de classes qu'a opérée la société antérieure, la reprenant et la transformant.

C'est en effet sur la domination de classe seigneuriale que se greffe la société marchande. Celle-ci d'abord au service du prince est distincte et indépendante de la société paysanne. Le marché se développe autour de la ville et donne une cohésion aux bandes de marchands que ne lui donne pas la société traditionnelle. Au service du prince duquel elle s'émancipe en rentrant au service royal, elle peut se différencier en marchands locaux et grands négociants capitalistes qui se spécialisent dans le commerce au long cours et au commerce des devises. Avec le pouvoir royal, elle peut partir à la conquête de marchés extérieurs, conduire plus tard une certaine industrialisation et produire une nouvelle différenciation sociale : émerge une société salariale en même temps qu'une société industrielle. Cette dernière marquée par une domination de classe qui met en compétition/solidarité une classe de nouveaux propriétaires d'un côté et de l'autre une nouvelle classe de non propriétaires. Les deux compétitions sont séparées permettant ainsi la reproduction des conditions de domination de la classe dominante. Cette division de classe de la compétition et de la solidarité a triomphé parce qu'elle comportait quelque avantage dans la compétition internationale. Grâce notamment au compromis colonial, l'asservissement féodal du travail pouvait se transporter de la terre à l'entreprise2. La taylorisation du travail en donnait les moyens, que le bourgeois ou noble capitaliste prit la place du féodal ne changera rien à l'affaire. La compétition externe des puissances européennes va contenir la division de classe et la fructifier. Ce compromis va être permis par l'émergence d'une société industrielle. Dans les sociétés européennes privées de ressources coloniales la solidarité de la société industrielle va emporter les autres solidarités du fait de la place plus grande de la compétition industrielle dans leur compétition internationale. Rappelons que la solidarité interne ne peut être indépendante de la compétition externe. On pourra alors assister à l'émergence des premiers éléments de solidarité ouvrière, d'économie sociale et solidaire séparée dans les sociétés coloniales et de démocratie économique moderne dans les autres moins affectées par la division de classe et plus concernées par la compétition industrielle. Ici, une société industrielle solidarisant société salariale et société marchande, là une société industrielle ayant du mal à réaliser des compromis entre elles avec la fin des empires.

L'unité de la production, les processus d'abstraction des facteurs de production

Le marché, que je définirai ici comme liberté de combiner les facteurs de production dans la perspective d'un accroissement du produit et d'un profit, a tendance à transformer la multitude des marchés en un marché unique et la société en société de marché. Pour ce faire, il doit transformer les facteurs de production : la terre, le travail et la monnaie en marchandises (K. Polanyi). La transformation en marchandises est le moyen par lequel se réalise l'abstraction des facteurs de leur condition de production, leur liberté de circulation et leur combinaison par le processus de production. La production peut alors n'avoir de fin qu'elle-même et le produit intérieur devenir le fétiche de la société. Il y a là une supériorité productive du marché autorégulé sur les marchés socialement déterminés : une abstraction des flux régulée par une mécanique des fluides. Cette supériorité, cependant, se révèlera temporaire : au fil du temps la destruction des liens sociaux rendront plus difficiles les ajustements et les compromis sociaux.

La première séparation/production des « facteurs de production » est celle entre le travail humain de celui de la terre qui n'est plus pensé dans son unité et qui est réalisé par les guerres féodales en séparant les travailleurs du travail de la terre pour s'en approprier le produit. La terre et sa production sont propriété de la classe guerrière, le travail « proprement dit », « la propriété » d'une classe de travailleurs de la terre. Première abstraction/séparation du travail comme unité du travail humain et travail de la terre et comme représentation en tant que « facteurs de la production ». Premier coup de force de l'économie politique d'Adam Smith à Karl Marx : distinguer dans « le travail » du processus de production, le travail humain du travail de la nature, en ne prenant en compte du travail que le travail humain. Le travail de la nature passe sous la trappe, le rapport du travail humain au travail de la nature devient celui du travail d'extraction de la science et de la technique marchande.

On commet trop souvent l'erreur d'identifier propriété privée et capitalisme, de considérer la bourgeoisie comme point de départ de la privatisation et donc la révolution industrielle comme point de départ de l'économie de marché. C'est que l'on confond privatisation marchande et appropriation privée. L'accumulation du « capital foncier », la séparation du travail de l'homme de celui de la terre, a précédé celle du capital du travail humain qu'opère le capital industriel et qui vide le travail de sa substance. De même pour le capital argent, qui ne s'intéressera que tardivement à la production, pour devenir capital industriel. Cette dissociation du travail humain et de la nature par leur chosification précède la transformation de la chosification du travail humain en capital, en séparant dans l'expérience du travail le geste de l'énergie, en substituant au geste une mécanique et à l'énergie humaine une énergie fossile. Un point culminant est atteint avec la théorie marxiste de l'exploitation : le travail humain est saisi comme travail abstrait de la nature et de la société, pure énergie (K. Marx), il est détruit comme intelligence sociale d'un rapport avec la nature. L'intelligence sociale est transférée dans la machine et un collectif de spécialistes. La rationalisation de l'activité ne substitue la machine à l'homme que parce qu'elle peut rationaliser le geste et substituer l'énergie fossile à l'énergie humaine.

On assiste alors à la transformation du travail vivant (simple, humain abstrait de la nature) en pur travail d'un côté et capital (expérience capitalisée, travail humain abstrait automatisée) pour une appropriation privée du travail vivant (complexe, humain et naturel) par le capital.

Ces deux séparations dans le continuum du travail humain et naturel ainsi que la « liberté d'entreprendre », autorisent des innovations en matière de combinaison des facteurs de production (du travail, de la terre et du capital) au service de l'accroissement de celle-ci et de l'accumulation du capital. Ces séparations/combinaisons sont l'occasion d'accroître la production mais aussi un facteur de crise, une menace de rupture de l'unité du travail social et naturel. Car, il n'est pas sûr que le marché, la science, soient en mesure de refaire l'unité du travail social et naturel qu'ils ont défait, ni de donner à la société le moyen de se penser dans le monde et de se donner des horizons d'attente raisonnables. Le mythe d'une maîtrise, d'une domination de la nature le laissait penser. La montée en abstraction, la combinatoire de plus en plus complexe, marquent la construction d'une certaine fragilité. Aujourd'hui, la nature jusque-là silencieuse devient bavarde, sort de sa passivité et interpelle par ses dysfonctionnements.

Cela étant, ce qu'il nous faut retenir c'est que quelle que puisse être l'intensité du processus d'abstraction (notre seule façon de nous saisir le monde, disait Marx de la Contribution), la complexité des modes combinatoires, pour que la crise ne se transforme pas en catastrophe, il nous faut retrouver et prendre en compte une certaine unité du travail vivant, humain et naturel désormais inextricablement mêlés et inter-agissants. Avec l'accroissement des moyens d'extraction du capital sur la nature, il faut aujourd'hui abandonner la position extérieure que nous avions vis-à-vis de la nature, afin de ne pas être englouti par les tumultes que nous avons provoqués en son sein.

Les effets des révolutions industrielles des XIXème et XXème siècles par leur usage massif des énergies fossiles (charbon et pétrole) sont bien à l'origine du réchauffement climatique. D'avoir considéré la nature comme passive, pur objet, l'homme, comme centre et maître du monde, se révèle aujourd'hui dangereux. L'abstraction totalisante qui suppose un point de vue divin surplombant, une capacité de synthèse totale, n'est pas notre seule façon de saisir le monde. Il nous faut redevenir une partie du tout de la nature, une humanité qui évolue à hauteur de son expérience, réalise une certaine unité du travail vivant et non pas toute l'unité du travail vivant, pour dialoguer avec la nature3.

Ce que nous voulons retenir ici c'est que le processus d'abstraction que commande la liberté marchande peut mettre en cause de manière dangereuse l'unité du travail social et naturel. Autrement dit, l'unité et la reproduction de la société humaine et non humaine. Cela est particulièrement destructeur lorsqu'un processus d'abstraction du travail issu d'un écosystème social et naturel essaye de s'appliquer à un écosystème plus fragile. Ce qui fut le cas des diverses entreprises coloniales. L'agriculture algérienne me semble être un bon exemple. Mais d'autres exemples sont encore plus parlants4. Nous devons donc prendre garde à ce que l'unité du travail vivant ne puisse être catastrophique du point de vue social (inégalités sociales insoutenables, inutilité humaine5) et naturel (externalités négatives) du fait de notre processus d'abstraction/extraction. L'unité de la société, de la nature et de l'économie commande un processus d'abstraction du travail adéquat, respectueux des équilibres sociaux et naturels pour être en mesure de les transformer et les reconduire. Le mécanisme froid du marché ne contient pas un tel programme. « Permettre au mécanisme du marché de diriger seul le sort des êtres humains et de leur milieu naturel, et même, en fait, du montant et de l'utilisation du pouvoir d'achat, cela aurait pour résultat de détruire la société. »6

L'unité de la société et du monde

Compétition et coopération dans les processus de formation des collectifs

Les deux notions de compétition et de solidarité, que l'on oppose parce qu'on les juxtapose, ne vont pas l'une sans l'autre dans les processus de formation et de différenciation des collectifs. La production de compétition présuppose une solidarité et produit de la solidarité. Tout comme les acteurs du marché produisent du marché et sont produits par lui. Il faut appartenir, coopérer au même champ (en définir ou accepter les conditions, les règles, les résultats), pour faire partie de la compétition. Les compétiteurs doivent être reliés et partager quelques qualités, règles et fins. Pour emprunter la terminologie de Pierre Bourdieu, la compétition suppose (la solidarité d') un champ commun, celle entre des champs différents (la solidarité d') un espace social commun. On dira donc qu'une compétition associe avant de dissocier, solidarise avant d'opposer.

De manière générale, tout collectif suppose une solidarité qui fait tenir ensemble les éléments (dans une compétition avec d'autres groupes) et une compétition interne qui les fait se dépasser les uns les autres (dans la réalisation de l'objectif de leur compétition commune avec d'autres groupes).

L'équipe sportive ou l'entreprise sont des exemples qu'on peut citer. Dans un processus de différenciation, la compétition distend, sépare et comprend, ordonne ou hiérarchise (un premier et un second, un avant et un arrière, un gagnant et un perdant etc.) ; la solidarité conserve le lien ou le démultiplie et le reprend à travers de nouveaux liens, le préserve de la rupture qu'un désaccord dans la compétition peut entraîner. Dans un tel processus, la compétition spécialise, subdivise ; la solidarité préserve l'unité du processus de différenciation, son hétérarchie et autorise les réversibilités. La concurrence produit de la performance ; la solidarité (reliance) de la résilience sans que l'on puisse parler de performance pure ou de résilience pure, que l'on puisse séparer l'une de l'autre, substantiver l'une ou l'autre. Plus la différenciation se creuse, plus la solidarité qui contribue à la faire naître s'étend. L'indifférencié se divise, se rompt ou reste solidaire. Quand il se rompt sous l'effet d'une différenciation insoutenable, il redonne de l'indifférencié, disponible pour une autre différenciation. Quand il reste solidaire, il se complexifie sans que cela exclue qu'il puisse se simplifier, classe ses rapports et leurs distributions.

Entre des ensembles (milieux, équipes) d'un même champ de compétition, la compétition suppose une solidarité interne de chaque ensemble (un ordre, un classement internes). La compétition interne ne peut être dissociée ni d'une compétition externe ni d'une coopération interne et externe (dans l'application des règles par exemple). De la compétition est produit une solidarité interne et externe, il n'y a pas de compétition qui puisse préserver ses parties en restant totalement ouverte. De l'indifférencié est produit du différencié et de l'indifférencié, différents ensembles de compétition coopération solidaires ou séparés.

La compétition externe valide l'ordre de la compétition interne de la partie gagnante et met en question celui de la partie perdante. Au sein de l'équipe stable, la solidarité est compétition/coopération stabilisée. Sans compétition externe, la compétition/coopération interne se fige ou se dégrade. Avec un échec de la compétition externe, elle se dégrade, se réorganise ou se rompt. Lorsqu'elle se rompt, l'«équipe perdante» renvoie certains de ses éléments dans l'indifférencié, l'épars et redistribue d'autres dont s'emparent de nouveaux collectifs.

Compétition économique globale et croissance inclusive

Dans le cadre de la compétition économique globale, pour aboutir à une croissance inclusive, autrement dit une solidarité de l'économie et de la société, il faut inscrire tous les individus ou collectifs dans une compétition coopération verticale et horizontale qui va des éléments de l'unité spatiale élémentaire à celle globale du monde, avec ses différents niveaux d'intégration : groupes de village, régions, groupes de régions, nations et groupe de pays, et leurs différents réseaux. La solidarité est verticale et horizontale, ses réseaux sont transversaux. Pour Pierre Veltz, les Etats «doivent compter désormais avec des tissages transversaux puissants : celui des firmes multinationales qui déploient non seulement leur présence commerciale mais leurs réseaux de conception-production, celui des diasporas, celui des médias, celui des organisations d'une société civile mondiale en émergence. Or ces tissages sont eux-mêmes indissociables de l'urbanisation accélérée du monde et d'un processus de polarisation sans précédent de l'économie mondiale autour des très grandes villes, reliées entre elles dans une «économie d'archipel» qui concentre une part énorme de la richesse, du savoir et du pouvoir dans le monde. Une géo-économie en réseau se dessine ainsi, dans laquelle la distribution des activités est loin d'être structurée seulement par les niveaux nationaux des coûts du travail, mais dépend crucialement d'effets organisationnels et institutionnels qui échappent à la mesure économique traditionnelle.»7

La société peut être définie comme un ensemble de compétitions/coopérations horizontales et verticales. Plus la mobilité sociale pourra être parfaite, plus la société sera cohérente et sera dite juste. La société traditionnelle kabyle (son village) s'en rapproche davantage que la société de classes européenne, abstraction faite de l'échelle de leurs collectifs. Plus la mobilité sera imparfaite, plus ses compétitions/coopérations seront cloisonnées, plus la société sera dite inégale. S'en rapproche la société des castes, dans une moindre mesure la société de classes compétitive.

L'exclusion sociale est exclusion de la compétition sociale : outsider, perdant d'avance ou ne pouvant s'y maintenir à la longue. L'intégration est inclusion. Aujourd'hui, il faut prendre en compte l'intermittence des parcours professionnels en matière d'intégration sociale, car ces parcours sont, désormais au cours d'une vie professionnelle, coupés par de nombreuses interruptions et bifurcations. L'intégration n'est plus donnée une fois pour toute, elle doit être régulièrement reprise à l'exclusion dans de nouveaux liens. La transformation des milieux modifie les coopérations, les compétitions et les collectifs, multiplie les échanges d'éléments et, donc, les discontinuités des parcours individuels et collectifs, mettant en jeu régulièrement l'unité de leur ensemble et sa composition.

Il y aurait globalement comme une association /dissociation des compétitions, une coopération de compétition et des compétitions de compétitions pour établir l'ordre mondial. Serait mise en jeu une capacité de l'ensemble social à différencier les compétitions selon les capacités de participation et les besoins d'inclusion, et à les mettre en synergie. Avec la révolution numérique, la concentration du capital et du revenu, l'économie de marché tend à se resserrer et à n'impliquer qu'une partie de la société : l'économie tend à se désolidariser de la société, une partie de l'humanité devient inutile (Pierre-Noël Giraud 2015). La tendance met à l'épreuve la capacité du système social à réaliser une intégration verticale et horizontale de l'ensemble de sa population, à doter chaque individu de la capacité de choisir sa vie (Amartya Sen).

L'organisation multi-niveau de la compétition et les parties prenantes étant données, on peut situer le point de vue de notre prise : point de vue global d'un point particulier de l'espace : extrémité locale ou globale de cet espace de la compétition ; ou point de vue partiel d'une partie prenante particulière : multinationale ou entreprise locale, village ou métropole, etc..

Pour obtenir une bonne insertion dans le monde, tout en maintenant une solidarité de l'ensemble social, il faut que la coopération/compétition sociale puisse se stabiliser dans un certain ordre social compréhensif. La France et l'Allemagne offrent deux images différentes d'un tel ordre dans le contexte d'une polarisation du marché du travail induite par la révolution numérique : une stabilisation avec une exclusion d'une partie de la population active pour la première, soit un fort chômage et un refus de l'émigration ; une stabilisation avec un plein emploi et une forte précarité du travail à la base, avec une ouverture à l'émigration. La polarisation du marché du travail se traduit de manière différente dans les deux milieux sociaux, rupture du milieu social d'un côté, résilience du milieu social d'un autre avec de fortes distorsions.

A suivre...

Notes

1- Il faut probablement considérer que Bourdieu n'a jamais cessé d'étudier l'Algérie. Du concept d'habitus à celui de capital social, on se demande aujourd'hui pourquoi celui-ci n'était pas présent lors de son étude du déracinement. Les stratégies de développement du capital social étaient déjà présentes et auraient autrement servi la société si elles en avaient nettement pris conscience.

2- La théorie de l'entreprise ignore la perspective du temps long. Dans la généalogie de l'entreprise je crois déceler deux lignées : celle du maître et du compagnon qui sera abandonnée et celle de l'ordre militaire féodal, plus propice à l'organisation scientifique du travail industriel, qui sera repris par l'entreprise.

3- La Nouvelle Alliance, Ilya Prigogine et Isabelle Stengers, 1978.

4- Voir le très démonstratif ouvrage de Jareed Diamond, «Effondrement. Comment les sociétés décident de leur disparition ou de leur survie», 2006.

5- «L'homme inutile. Du bon usage de l'économie», par Pierre-Noël Giraud Odile Jacob, 2015

6- K. Polanyi, cit. op. p. 123

7- P. Veltz, Mondialisation, villes et territoires, PUF, 2005, préface à la nouvelle édition. http://www.veltz.fr/pierre_veltz/articles/pierre_veltz_ article_mondialisation_villes_territoires_preface.html