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«Penser l'Islam» de Michel Onfray: Entre violence et tolérance

par Farouk Lamine

Le livre de Michel Onfray Penser l'Islam, composé de quelques articles dont certains parus et d'un entretien accordé au journal Al Jadid, est axé sur deux idées qui sont, pour le moins qu'on puisse dire, difficiles à réconcilier.

La première idée est que les régimes islamiques de la planète ne menacent concrètement l'Occident que depuis que l'Occident les menace; la deuxième est que l'islam, contrairement à ce qu'on prétend, a une nature belliqueuse réelle, c'est une religion qui incite à la violence. Selon lui, il y aurait deux moyens de lire le Coran, et donc deux façons d'être musulman, l'une violente, l'autre tolérante, tout dépend des versets que l'on choisit. Si l'on résume bien ces propos, cela donnerait : les musulmans nous attaquent parce que nous les attaquons, et aussi parce que l'islam leur ordonne de nous attaquer. Décidément, le livre d'Onfray se prête aussi à deux lectures totalement opposées : l'une violente, l'autre tolérante. Mais avant de se poser la question si ces deux idées sont réconciliables, il faudrait peut-être se demander si ces deux idées sont justes ?

Onfray dit que le retour du religieux doit être pensé dans l'esprit de Spinoza : «hors passions, sans haine et sans vénération, sans mépris et sans aveuglement, sans condamnation préalable et sans amour a priori, juste pour comprendre».1 Mais il nous semble qu'il n'est nullement besoin d'être un spécialiste de l'islam pour se rendre compte combien il existe de l'aveuglement et de la condamnation préalable dans les propos de l'auteur. Non seulement les contextes des versets du Coran et des hadiths ne sont pas mentionnés, mais l'auteur tronque entièrement des versets pour aboutir parfois à des contrevérités. Tel est le cas des versets 58-59 de la sourate «Les Abeilles» cité parmi d'autres par l'auteur afin de démontrer le caractère misogyne du Coran: «Et lorsque l'un d'entre eux apprend la naissance d'une fille, son visage s'obscurcit, affligé de son sort, fuyant son entourage de peur de répondre à cette mauvaise nouvelle. Que fait-il ? Garde-t-il la fille malgré le déshonneur ou l'enterre-t-il dans la poussière ?».2 L'auteur change complètement le sens de ce verset en omettant la dernière phrase qui fait justement du verset une condamnation de cette pratique odieuse qui existait dans l'Arabie préislamique, la fin du verset est : «Quel mauvais jugement que voilà !». Une information qu'on trouve dans Le Coran pour les nuls. Cette erreur à elle seule remet en question tout le livre d'Onfray. Les hadiths sont aussi cités d'une manière extrêmement sommaire. Nous citons l'exemple de Ka'b Ibn al Achraf dont l'analyse aurait pu être intéressante. Onfray dit : «Le poète juif Ka'b ibn al-Achraf ayant écrit des textes indignés après le meurtre des siens à Badr se fait poignarder à mort sur ordre de Mahomet».3 L'auteur ne cite pas le contexte de cet événement qui est la guerre et l'agression des musulmans.

Les historiens rapportent une trahison du pacte de Médine, un pacte qui définit les droits et les devoirs des musulmans, des juifs et des autres communautés arabes tribales de Médine, pendant la guerre qui les opposaient aux Koraïchites. Ka'b dont le père est arabe et la mère est juive, rapporte-on, fut assassiné sur ordre du prophète car il avait trahi le pacte en se rendant chez les Koraïchites pour les inciter à combattre les musulmans. Une autre source historique soutient que Ka'b avait comploté contre le prophète dans l'intention de l'assassiner.4 Bref, la situation est beaucoup plus compliquée que l'on veut faire croire. Toutefois, l'étude de cet évènement aurait pu se révéler intéressante si l'auteur avait justement abordé l'existence d'une lecture qui fait de cet évènement la justification d'exécuter celui ou celle qui insulterait le prophète, qu'il ou qu'elle soit musulman(e) ou non-musulman(e). Une lecture qui s'appuie malheureusement sur des théologiens reconnus. Donc, au lieu d'essayer d'y voir clair, avec l'œil d'un philosophe avéré afin d'apporter ses lumières à la question, l'auteur choisit d'appuyer une lecture fondamentaliste et aveugle, et faire d'elle l'image de l'islam.

L'idée qui dit que les régimes islamiques de la planète ne menacent concrètement l'Occident que depuis que l'Occident les menace est moins évidente. En effet, de nombreux pays musulmans subissent les conséquences désastreuses de l'ingérence occidentale. Les vies humaines dans ces pays ne valent pas grand-chose, Orwell avait un terme pour les désigner : les non-personnes, c'est-à-dire les personnes qui ne comptent pas. Onfray l'a bien dit, si le motif des interventions était bel et bien les droits de l'homme, pourquoi ne pas intervenir en Israël, en Arabie Saoudite, ou aux Etats-Unis, gendarmes du monde ? Depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale, le colonialisme et le néocolonialisme ont causé plus de 50 millions de morts, souvent au nom d'idéaux nobles.5 Cependant, ce qui dérange dans l'analyse d'Onfray, c'est le fait de qualifier tous ces pays d'Etats islamiques. Comme l'avait indiqué Fethi Benslama dans son débat avec Michel Onfray, dire que les régimes islamiques de la planète ne menacent l'Occident que depuis que l'Occident les menace est une analyse simpliste, car la réalité est bien plus complexe. Les régimes de Kadhafi, de Saddam et d'Assad ne sont pas islamiques. Décrire les guerres menées contre ces pays comme une guerre menée contre l'islam tandis que de nombreux pays musulmans ont pris et prennent toujours part à ces guerres est une simplification de la complexité des conflits. La tentation de recréer un schéma narratif qui verrait dans les bombardements une sorte de croisade lancée contre les pays musulmans est dangereuse car elle omet les vrais desseins impériaux. Une telle lecture se retourne souvent contre les musulmans eux-mêmes, comme c'est déjà le cas, car l'aveuglement engendre plus d'extrémisme. Les guerres menées par l'Occident et à leur tête les Etats-Unis n'obéissent pas à cette logique même si la composante religieuse n'est pas totalement absente.

Les gouvernements américains n'ont pas hésité à encourager le djihad quand cela était dans leur intérêt comme ce fut le cas en Afghanistan. En outre, les pays musulmans sont loin d'être les seuls qui souffrent de l'ingérence et de l'impérialisme. Le fait que l'Amérique latine soit chrétienne n'a pas empêché les Etats-Unis d'y commettre les pires crimes : interventions, assassinats, coups d'Etat, embargo, etc. La machine guerrière obéit à une tout autre logique, celle des intérêts, ne se souciant point des conséquences de leurs actions (plutôt exactions) sur les populations.

La lecture de Michel Onfray n'est pas très étonnante quand on sait qu'il est un fervent défenseur de la fameuse théorie de Samuel Huntington «Le Choc des Civilisations» selon laquelle il existe des blocs civilisationnels qui se définissent essentiellement par la religion et qui rentreraient en conflit. Onfray n'hésite pas à caser un monde musulman multiforme avec des sociétés et des aires culturelles très différentes dans le bloc d'une minorité : les fondamentalistes. Son argument est que c'est la minorité agissante qui fait l'histoire et non pas la majorité silencieuse. Cet argument n'est pas entièrement faux. Cependant, si la majorité est silencieuse, ou plutôt paraît silencieuse car peu médiatisée, ceci ne voudrait pas dire qu'elle ne fait pas l'histoire. L'histoire est faite d'actions et de réactions. Kant le savait, l'évènement de la révolution française «ne saurait consister en actions ou méfaits importants commis par les hommes. [?] il s'agit seulement de la manière de penser des spectateurs qui se trahit publiquement».6 Si la situation actuelle suscite l'horreur, le dégoût et le désemparement, elle forge aussi un jugement chez l'esprit commun, et c'est cela aussi qui fait l'histoire. À partir de la réalité brute et brutale naîtra dans l'esprit des hommes et des femmes le jugement ou le sens commun qui donnera sens à l'histoire. C'est ce jugement qui façonnera le réel et l'histoire, car, comme disait Montaigne, «tout homme porte en lui la forme entière de l'humaine condition».77 Voir De Montaigne Michel, Essais, 2009.

Note:

1- Onfray Michel, Penser L'Islam, p.49, 2016

2- Le Coran, traduction française de Malek Chebel, verset 58-59, sourate les Abeilles, Fayard, 2009.

3- Onfray Michel, Penser L'Islam, p. 73, 2016

4- Uri Rubin, The Assassination of Ka'b b. al-Ashraf Oriens, Vol. 32. (1990), pp. 65-71

5- Voir Chomsky Noam et Andre Vltchek, l'Occident Terroriste : D'Hiroshima à la guerre des drones, 2015.

6- Kant, Le Conflit des Facultés, deuxième section, II, 6, cité par Arendt, in Juger, p.74.