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A la terrasse d'un café maure, ou mort

par Bouchan Hadj-Chikh

«J'ai décidé de quitter le pays le jour où, conduisant mon épouse et mes enfants, de Bouzaréah vers Mazafran, pour y laver la vaisselle sale qui s'était accumulée dans l'évier, faute d'eau - et aussi pour profiter de l'aire de jeux pour les petits - ce jour-là donc, quand je vis les arrosoirs automatiques du 5-Juillet dispenser le précieux liquide, qui nous manquait, sur le parcours de golf, ce jour-là, ce fut la déferlante qui balaya, comme un tsunami, mes convictions et engagements».

Il fait une pause puis ajoute :         « Ça n'a pas tellement changé. L'eau, depuis, est là, certes, mais nous sommes toujours aussi sales », dit-il, cette fois,        balayant de sa main la place principale de M'dina J'dida. « Différemment », ajoute-t-il. « Quand nous en aurons assez de cette situation lamentable, il n'y aura pas un euro ou un dollar dans les caisses de l'Etat pour payer une société étrangère de nettoyage », dis-je.

Un vent poussa sous nos pieds des sacs en plastique qui roulaient, s'enroulaient, se déroulaient sous nos yeux depuis un moment sans que nul n'y prête attention ou ne se baisse pour les ramasser. Je le lui fais observer. Il répond « pour les jeter où ? »

L'homme dit que ce quartier, aussi bien que les autres situés à la périphérie du parc municipal, ne ressemblent plus à ceux qu'il a connus dans son enfance. Une architecture bâtarde, les nouveaux immeubles côtoyant des ruines. « C'est sale », répète-t-il. « C'est déprimant ». J'ajoute « al nadhafa minal imane » n'a aucun sens. Il hausse les épaules. Le mois précédant le Ramadhan, la coutume voulait que l'on peigne les maisons, les appartements, la moindre petite chambre. Et souvent même les façades. Les peintres chôment.

Nous sommes deux vieux grincheux. Et nous le savons.

Nous éclatons de rire pour chasser les démons du pessimisme.

Les sociologues disent que nous avons perdu nos repères. Le pas de porte, la cour, la rue appartenaient à toute la communauté. L'immeuble à plusieurs étages a confiné chaque famille dans son appartement. Au-delà, l'espace commun est, de fait, un espace vacant. Sous l'autorité de personne. Quand on fit de la participation aux frais d'entretien d'un nouvel immeuble une exigence, la vieille dame ne put comprendre que l'Etat n'avait pas à intervenir dans la propreté et la maintenance de l'ensemble où elle vivait. Elle renonça à ses prétentions.

Allez donc faire quelques pas dans l'avenue menant à l'entrée principale de l'hôpital d'Oran. Le centre de santé par excellence. Vous n'y trouverez aucune poubelle publique. Ou bien elles sont éventrées. La poubelle, c'est le trottoir. Le citoyen est absent. La commune est absente. Sur l'ex-avenue de Mostaganem, un immeuble, en pierres de taille, aux portes rouillées, porte l'inscription « Union générale des travailleurs algériens ». Semblant à l'abandon. Les travailleurs en seront dépossédés un jour prochain. Tout comme la bâtisse de la kasma de l'ex-Saint Eugène. Il n'y a plus de militants pour les occuper.

Il suffit d'allumer son poste de télévision pour voir des rues propres dans les villes du monde, pour se rafraîchir la vue et se dire que la saleté n'est pas une malédiction. Qu'elle peut se combattre. Que les édiles de nos villes voyagent et voient ailleurs comment sont entretenus les immeubles officiels, sans appeler à la rescousse des sociétés étrangères quand nos architectes sont pratiquement au chômage. Ils voient les places de marchés lavées à grande eau dès que les étals sont rangés. Ils ont vu, tout comme nous ? ça, ça va les intéresser, parce que ça s'importe ? des mini balayeuses longeant les trottoirs pour aspirer les détritus. Et des jardins dans le centre-ville dont on arrose les plants. Ils ont vu tout ça. Ils ont même bombé le torse en recevant les alter ego européens, si j'ose écrire, pour les promener dans des endroits nettoyés pour la circonstance. Le temps de quelques pas.

S'ils avaient au moins pu préserver ce qui existait déjà. Ne pas laisser l'espace entre l'enceinte et le mur de l'Ecole des beaux-arts d'Oran servir de dépotoir. En un mot, d'aimer leur ville. D'en être fier. Parce que moi j'ai honte pour eux. Et je n'ose dire pis.

Leur gestion ne m'impressionne pas. Je peux même l'expliquer. Parce que je les ai vu naître. Je sais où ils sont nés. D'où ils viennent. Je sais que leur première décision, pour certains, en tant qu'élus, de « responsables », a été d'augmenter leurs salaires et leurs frais de représentation. Et de vite changer de lieux d'habitations. D'abuser, pour d'autres, de la vente de terrains qu'on leur a indûment attribués, mis sur le marché pour en tirer les profits nécessaires à leurs installations au-delà de la Méditerranée. Ou bien utiliser leurs fonctions, officielles, pour obtenir des faveurs d'autres officiels. Pour se délocaliser vers des lieux de la ville encore préservés. Là, où, entre gens de bonne compagnie, les services de la voirie excellent par leur travail.

Tout à l'heure, j'irai prendre le thé, mon ami, dans un gobelet, dans la salle bruyante et grouillante d'un café populaire ou, si elle est comble, sur la terrasse balayée par le vent poussant les mégots, les sacs en plastique vers des eaux stagnantes. J'irai là où les gens ne refont plus le monde. Là où ils n'en attendent plus rien. Et je penserai, avec nostalgie, au café, celui de Haï Hussein, au Caire, que fréquentait Naguib Mahfouz, où se croisait la musique, la beauté et l'intelligence. Pour rêver.

Dans le café qui est plutôt mort que maure, l'on rêvera d'appartements de fonction, dans un immeuble délabré, pour y loger, contraints, les édiles et les hauts fonctionnaires. Pour qu'ils partagent le quotidien de tous.

Ils trouveront bien les crédits pour les réhabiliter.

Ce sera toujours ça de gagné, pense-t-il.

En attendant mieux. « Un avenir meilleur », « min ajli hayat afdhal » qu'un certain congrès du FLN promettait. Il y a longtemps.

Si longtemps qu'on a fini par oublier.

Sans doute l'âge qui le trahit. La mémoire défaillante.

Lui qui quitta le pays, dépité, tente toujours de retrouver sa place parmi les siens. Il n'y est encore parvenu. Jusqu'à ce jour. Mais il a bon espoir.