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Guerre de civilisations ou problème de définitions ?

par Kamal Guerroua

Aux antipodes l'un de l'autre, le Mal et le Bien, ces notions tant galvaudées dans la vulgate politique occidentale de ces dernières décennies, auraient souvent été utilisées sous des prétextes divers pour alimenter dans les esprits les feux hystériques de la grande guerre spirituelle. Entre qui ? Les religions, les cultures, les civilisations et même parfois les peuples des sphères géographiques Nord et Sud. Il serait utile de mentionner que cette vision binaire ou mieux ce manichéisme dans la manière d'envisager l'existence aurait d'abord fasciné les religieux (par exemple la tradition du zoroastrisme au VII siècle Av. J.-C. dans l'Empire Perse, bien mise en lumière au demeurant par le philosophe allemand Friedrich Nietzsche (1844-1900), laquelle s'est propagée dans une seconde étape, du moins en ce qui concerne cette bipolarité Bien/Mal, dans le corpus des religions monothéistes). Dans l'ère moderne, la situation n'en est pas moins différente, les professionnels des médias et les hommes politiques y ont très souvent eu recours.

Rappelons bien à cet égard la stratégie des faucons de la Maison-Blanche, lesquels considèrent depuis pratiquement le début de la guerre froide (1945-1989) et bien après tous ceux qui leur tiennent tête dans l'échiquier international comme formant partie de «l'axe du Mal». Un axe qu'ils ont érigé dans l'inconscient collectif de leurs citoyens en ennemi des valeurs du Monde Libre, c'est-à-dire, «l'Axe du Bien» qu'ils représentent. Une perception héritée, il est vrai, du substrat religieux judéo-chrétien et calquée sur le souvenir ou la mémoire de la résistance anti-nazie et anti-fasciste des deux guerres mondiales. Conjointement à ce bloc occidental dont la vision binaire s'est renforcée sur fond de chocs des cultures, on trouve, en face, les Ayatollahs iraniens qui voient, eux, et ce depuis la révolution islamique de 1979, dans l'Oncle Sam «l'incarnation du grand Satan» ou de l'hyperpuissance du mal. Une vision du monde qui remonte à l'héritage des Sassanides du Grand Iran (III-VII siècle) et, bien sûr, aux textes religieux coraniques qui font une distinction capitale, quoique dans un contexte fort différent, entre Dar al-Islam (terre de l'islam ou la paix) et Dar Al-Harb (terre de la guerre).

Il est certain par ailleurs que la globalisation de ces dernières décennies n'a fait que produire des fausses références (consumérisme par exemple) qui échappent au scanner des idéologies de masse (communisme, capitalisme, islamisme, fanatisme, etc.). Entre ceux qui refusent un système inique qui les pousse à se couler dans des mondes préfabriqués ou artificiels (je pense ici aux altermondialistes en particulier) et les autres qui regardent plutôt avec bienveillance cette «uniformité abâtardie» (les oligarchies financières internationales et les idéologues de l'impérialisme compradore), le fossé n'a cessé de se creuser. Car si cette uniformité-là met au bas de l'échelle des valeurs les premiers à la faveur d'un «système global hégémonique», elle ne fait que rehausser les seconds dans la même échelle. Ce qui est dramatique à plus d'un titre. Il est clair également que lorsqu'on dit «uniformité abâtardie», on se réfère à «ce globalisme stérilisant» qui étouffe les racines de la diversité et coupe les ailes de la fraternité authentique entre les humains, en tentant d'assimiler ces derniers à un référentiel standard universalisant basé sur l'égocentrisme, «la culture du Moi» et le pragmatisme économique. En tous cas, le visage de l'humanité tel qu'il se dégage de cette division symbolique du monde entre bons et mauvais, riches et pauvres, matérialistes et spiritualistes, Occident et Orient, Nord et Sud etc., n'a rien de forcément agréable.

D'autant qu'il inspire toujours le schisme, le conflit, la confrontation, l'extrémisme, etc. A la recherche d'un repère secourable, cette humanité-là s'est mise alors à s'interroger seule sur sa trajectoire, son devenir et son destin. En ce sens que cette «mondialisation de l'indifférence» pour reprendre le propos du pape François a tué dans l'œuf toutes les différences! Pire, elle a dévalorisé le sens générique de l'humain : la relation avec soi. Pas d'approximations, pas d'aléatoire, pas d'espace pour le doute, le rêve et l'imaginaire. Le monde étant codifié, hyperconnecté, millimétré. Les journées sont raccourcies, les distances rapprochées, les longueurs rapetissées et tout est calculé en fonction du profit. On ne regarde l'horizon que par les lunettes de la technologie alors que l'on aurait abandonné la sagesse et l'intelligence du cœur sur le trottoir de notre chemin. Or «il est faux d'affirmer, écrit Enrico Giovani, que l'argent ne fait pas le bonheur, mais si pour en gagner plus, nous vivons dans des villes polluées et dangereuses où la solitude est la règle, alors le paradoxe ne trouve pas d'explication».

En outre, que signifie aujourd'hui la culture pour les gens? Pas grand-chose ! Que signifie lire un journal, aller dans une bibliothèque ou chercher à connaître son passé dans un musée quand on sait qu'en face, il y a tout un réseau tentaculaire d'internet avec son large outillage d'ordinateurs, de smartphones et tablettes ? Pareillement sans doute.

En effet, le sociologue français Edgar Morin n'a pas digéré «cette noyade mondiale» dans la technique et la technologie. Une noyade que l'écrivain libanais Amin Maalouf voit, lui, sous le prisme d'une terrible régression mentale, voire d'un «abrutissement universel des cerveaux humains» par rapport au défi du progrès moral et intellectuel. Toujours est-il vrai somme toute que l'aliénation des esprits ne s'exacerbera que lorsque la citoyenneté se sera étiolée, l'éthique civique et politique brouillée, la curiosité du savoir disparue et les mentalités enfoncées dans «l'archaïsme technologique». A ce titre, la médiocrité et l'échec seront la consécration irréfutable de notre velléité à changer les choses. Signe avant-coureur d'un compte à rebours vers le zéro de l'incertitude. Un processus on ne peut plus «autodestructeur» dont les retombées fragilisent encore davantage la solidarité entre les individus, les communautés, les nations, etc. A cet alarmant décor s'ajoute la perte de plus en plus inquiétante de la spiritualité, rejetée hors de l'ordre profane et de l'imposante dialectique «droits de l'hommiste», provoquant ainsi «un excès anxiogène du spiritualisme» dans l'autre côté. Et comme un retour de pédale pour son manque de solidarité, l'humanité s'est atrocement «aliénée. Pour cause, la montée des violences l'aurait coincée dans ce grave syndrome «des Etats sécuritaires». Regardons par exemple l'Europe d'aujourd'hui, hyper-protégée par des plans ultra-sécuritaires mais menacée par le terrorisme et les djihadistes. Comment est-ce possible de freiner un tel glissement vers les abîmes? Comment est-ce possible de «dématérialiser» la pensée humaine après des siècles de progrès effréné et inégalitaire ? Comment est-ce possible que nous soyons frères sans les armes, les guerres et les peurs ? Comment est-ce possible d'éviter le pire? Et puis notre monde prendra-t-il le risque d'une révolution culturelle globale pour, enfin, se sentir vivant, ou continuera-t-il de cautionner ce train-train monotone qu'il mène, c'est-à-dire, la vie consumériste dans les pays développés et la pauvreté endémique dans son hémisphère sud avec des poches de fanatisme et d'intégrisme ? «Je considère, écrit l'anthropologue Mouloud Mammeri, que le destin, la vocation de l'homme est justement d'être désaliéné, d'être celui qui se propose un projet et tend à le réaliser. Ce projet est évidemment celui qui tend vers le mieux. Une véritable authenticité est une authenticité qui se renouvelle chaque fois [?] qui vit avec le siècle. On ne peut arrêter une culture. Une culture arrêtée est une culture morte».

Or, aux géographies physiques vivantes des pays, les puissants de ce monde ont collé des géographies mentales figées et des dogmes universels d'ersatz dont les cultures sont, curieusement, arrêtées au slogan de Macdonald ! Autant dire, «l'universalisme excluant» aurait intronisé un langage universel «le capitalisme» peu inspirateur, trop rigide et mis en évidence par les puissants afin de détruire les identités locales résistantes en les insérant dans le moule stérile du mondialisme. Ce qui aurait produit l'effet d'une douche glacée pour les traditions millénaires des pays, leur intégrité et tout le patrimoine immatériel universel. Dans cet ordre d'idées, les médias aussi ont joué dans la cour des grandes oligarchies financières «l'Etat démocratique, dixit Régis Debray, est devenu médio-dépendant, donc docile au nouveau pouvoir spirituel venant de la société civile, c'est-à-dire, de l'argent et de l'image». Du coup, il n'y aurait rien qui puisse faire penser à un quelconque respect de l'individu dans sa spécificité humaine s'il appartenait par exemple à une ethnie ou à une minorité persécutée (le cas des Rohingyas musulmans en Birmanie). Cela donne assurément une chance en or pour ces puissants-là afin d'enraciner dans «le chimérique collectif» cette idée de «bourse de valeurs humaines».