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Les idoles du 4e mandat

par Abed Charef

« Nombre d'Algériens commencent à trouver normal un pays sans président, sans Conseil des ministres, sans gouvernement et sans projet politique ».

Dans un autre contexte, l'émergence d'hommes comme Amar Saadani aurait été perçue comme une formidable réussite. Même dans l'Algérie des années 1960 et 1970, voir percer un Omar Ghrib aurait été interprété comme le signe d'une grande vitalité de la société algérienne. Aux Etats-Unis même, l'itinéraire d'un Ali Haddad aurait été vu comme un modèle de sucess-story. Ce serait la preuve que l'ascenseur social fonctionne bien, que les catégories les plus démunies ne sont pas condamnées à le rester indéfiniment.

Pendant longtemps, la possibilité de percer rapidement était la marque de fabrique de l'Algérie, où on était ministre à trente ans et retraité à quarante. Depuis le déclenchement de la guerre de libération et pendant les trois premières décennies de l'indépendance, les possibilités offertes aux nouvelles générations étaient immenses. Ministres, responsables du parti et de l'armée, hauts cadres de l'Etat, tous venaient, à de très rares exceptions, de milieux « populaires », c'est-à-dire pauvres. De nombreux ministres de l'Algérie indépendante ont entamé l'école pieds-nus, trimballant leurs cahiers dans une simple musette cousue par la mère, car le cartable coûtait trop cher. Beaucoup d'entre eux ne mangeaient pas à leur faim dans leur enfance, et en ont gardé cet attachement définitif envers les plus faibles et les plus vulnérables. Certains se reconnaîtront dans ce texte?

C'était l'Algérie indépendante, un pays ouvert, formidable, plein de promesses ; un pays où l'accès au savoir constituait une excellente rampe de lancement et où chacun pouvait aspirer, légitimement, aller très loin et très haut. Il y avait de la place pour tout le monde, tout le pays était à construire et à encadrer.

Gêne et esbroufe

Pourquoi dans un pays qui réussit à encadrer des petits voyous pour en faire des fidayine et les transformer en ministres, pourquoi dans ce pays, Amar Saadani apparaît-il aujourd'hui comme un scandale ? Pourquoi le succès de tous ces enfants de la balle fait figure d'énorme tache? Pourtant, il n'y a pas, en Algérie, une « aristocratie » qui serait dérangée par des « intrus ». Malgré l'émergence d'une nouvelle catégorie de possédants, rares sont ceux qui peuvent se prévaloir d'avoir vécu dans l'opulence depuis plus de deux générations, à l'exception notable de ceux qui ont collaboré avec le système colonial. « Ceux qui habitent les quartiers chics ne sont pas encore totalement débarrassés de la bouse », comme aime à le répéter un journaliste. En fait, la gêne que suscitent ces personnages provient d'une conjugaison de plusieurs facteurs, liés en premier lieu à un sentiment de tromperie, une sorte d'esbroufe. Pendant que le pouvoir chantait le socialisme, certains s'enrichissaient. Plus révoltant encore, ils s'enrichissaient dans la proximité immédiate de ce pouvoir. Donc forcément ave sa complicité. Peu importe que l'idée soit vraie ou fausse. Elle est solidement implantée dans la société algérienne.

A cela s'ajoute un fait aggravant : les fortunes les plus visibles ont explosé durant les années de terrorisme. Pendant que les uns étaient victimes du terrorisme, ou le combattaient, d'autres amassaient des fortunes. Souvent par des biais illicites ou illégaux.

Et là, c'était encore plus frappant : impossible de s'enrichir si on ne vit pas à proximité immédiate du pouvoir.

Absence de règles

Depuis plusieurs décennies, le pouvoir semblait afficher des règles, mais il agissait selon d'autres codes, totalement différents. Omar Ghrib et Saadani symbolisent précisément cette absence de règles qui transforme le pays en une jungle et la société en individus ne sachant quelle attitude adopter envers les autres.

Les Algériens avaient appris que l'amour de la patrie, le sens du sacrifice, la morale, le savoir, l'argent halal, le service des autres, constituent des valeurs suprêmes. Et ils y croient, majoritairement. Mais l'Algérie des dernières décennies a produit des hommes totalement à l'opposé de ces valeurs. D'un cynisme absolu, guettant l'occasion de se servir, à n'importe quel prix, ils ont réussi à imposer leurs normes dans la plupart des secteurs. Doués pour l'intrigue, travaillant en réseau, passant du FLN au RND et de la mosquée à la chambre de commerce avec une facilité déconcertante, ils ont vécu sur un terrain devenu particulièrement favorable avec le 4ème mandat : ils te regardent dans les yeux et te disent que le président Bouteflika est non seulement en mesure d'aller jusqu'au bout de son mandat mais même d'en briguer un cinquième.

Confusions

La difficulté n'est pas seulement morale et éthique. Elle est d'abord politique et économique. La présence de cette catégorie empêche tout débat politique. Elle empêche l'activité politique de se structurer et empêche l'activité économique de répondre à des règles publiques et transparentes. Ils ont d'autant plus raison d'insister qu'en matière de cynisme et de non respect des lois, l'exemple vient de haut. Et à la longue, ils finissent par entraîner, avec eux, des gens supposés avoir acquis une certaine rationalité, mais qui se laissent aller au charlatanisme par opportunisme, par faiblesse ou par erreur. Ahmed Ouyahia, grand représentant de la bureaucratie d'Etat, n'a pas résisté à la tentation. Il est dans le quatrième mandat, au même titre que Khaled Bounedjma, Naïma Salhi et Omar Ghrib. Au même titre que Chakib Khelil.

A ce stade, la confusion devient totale. Elle a dépassé les hommes, elle inclut désormais les valeurs et les concepts. A un point tel que nombre d'Algériens commencent à trouver normal un pays sans président, sans Conseil des ministres, sans gouvernement et sans projet politique ; un pays dont les idoles sont Naïma Salhi, Belahmar et Cheikh Chemseddine.