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L'Algérie ne s'enfonce pas dans le péril, bien au contraire

par Sid Lakhdar Boumediene*

Encore une fois, un très long article dans les colonnes du Quotidien d'Oran nous annonce que « l'Algérie s'enfonce dans le péril 1». Cela devient une habitude pour ceux qui ont décidé de faire de la peur leur réflexion universitaire. C'est un acte irresponsable que ce discours qui est à contre-courant de notre devoir vis-à-vis de la jeunesse. Elle n'a rien à craindre et il ne faut pas qu'elle écoute les annonciateurs de la mort. La vie et l'espoir n'ont jamais été aussi forts pour son avenir.

Nous avons passé notre vie à militer contre le régime militaire qui nous a menés vers la catastrophe. Nous avons participé, chacun à sa modeste mesure, à l'organisation de l'opposition, avons rédigé des tonnes d'articles et jamais cessé de dénoncer la corruption, l'obscurantisme et, aujourd'hui, le népotisme. Mais à un moment, effectivement inquiétant économiquement, la sagesse doit nous faire ressaisir pour savoir faire la part des choses.

Certes, la peur doit être du côté des corrompus et des despotes, ceux-là ne doivent pas un seul instant être en paix. Nous devons les harceler par le rappel de la fin de la rente pétrolière et l'approche de leur jugement, moral comme judiciaire. A chaque annonce du déclin économique, nous devons égrainer à leurs oreilles le tic-tac qui les mène à leur purgatoire où ils devront rendre des comptes.

Mais en revanche, il faut absolument épargner les chances des innocents, c'est-à-dire de la jeunesse algérienne. Nous devons, lorsque nous nous adressons à elle, tenir un tout autre discours, celui de l'espoir en leur avenir prometteur. Et ce n'est pas difficile car il s'annonce véritablement radieux pour eux dans un monde qui n'a plus rien à avoir avec celui de notre époque, malgré tous les malheurs de l'actualité.

La multiplication des «doctours» Jonas

Il me plaît souvent à raconter l'histoire de Jonas sur les remparts de Ninive, une histoire biblique qui peut souvent servir de métaphore2. Dans cette parabole, Dieu demanda à Jonas de se diriger vers Ninive afin d'annoncer aux habitants qui avaient détourné leur vie du bien et du juste qu'ils allaient être frappés de la colère divine et disparaître.

Dans un premier temps, Jonas refusa sa mission et s'enfuit en prenant un bateau qui allait l'éloigner de son devoir. Mais une violente tempête se déclara et les marins suspectèrent immédiatement que la cause en était Jonas. Jeté par-dessus bord puis avalé par un gros poisson (que la légende prétend être une baleine), ce dernier le déglutina sur le rivage. Jonas avait compris qu'il n'avait pas le choix et devait rejoindre Ninive.

Pendant quarante jours, Jonas grimpa sur les remparts de la ville et cria aux habitants l'annonce du péril divin qui allait s'abattre sur eux. Mais dans le délire de sa conviction, il ne s'aperçut pas que les habitants de Ninive avaient rejoint le chemin de la rédemption, notamment par la prière, le jeûne et les actions justes. Le ciel allait les épargner parce qu'ils avaient pris conscience de leur erreur et fait ce qu'il fallait.

C'est que Jonas fut aveuglé par ce qu'il croyait être inéluctable et avait oublié la faculté des hommes à retourner toutes les situations au profit de leur salut même lorsqu'elles étaient désespérées et semblaient être vouées au péril. Nous ne raconterons pas la suite pour Jonas et laisserons le lecteur la rechercher de lui-même.

Cette histoire, c'est exactement celle de nos experts qui s'épanchent dans la presse pour annoncer la fin du monde aux jeunes Algériens qui n'ont encore rien vu de la vie et qui sont aussi innocents qu'au premier jour. Pas plus tard que la veille, j'avais dénoncé dans les colonnes du Quotidien d'Oran ce crime à la jeunesse de la part des annonceurs de la mort. Voilà que, le lendemain même, un article s'étale sur trois éditions pour annoncer la fin du monde.

Décidément, les experts internationaux et galactiques (vu leur signature trois fois plus longue que le bras) ne savent réagir que lorsque la maison brûle pour nous dire qu'elle va s'écrouler. Nous ne les avons jamais entendu dénoncer ceux qui y avaient mis le feu et la défonçaient à coup de butoirs violents. Ils crient, comme Jonas, pour nous annoncer le péril, moi, j'ai envie de me retourner vers les enfants déshérités de ce patrimoine et leur dire que la vie leur est promise de tout ce qu'il y a de merveilleux. Nos sages anciens disaient que «seul le matériel est détruit, l'essentiel reste présent, la vie», c'est-à-dire le rêve et l'envie irrésistible des hommes à reconstruire.

J'aurais tellement aimé qu'ils retournent l'argument de la peur vers les coupables et enrobent la jeunesse innocente de la protection de leur optimisme. Mais il n'y a rien à faire, c'est toujours la même chose, seule la signature compte, silencieuse lorsqu'il s'agit du despote, virulente lorsqu'il s'agit de semer la crainte et susciter la dévotion aux «experts» gourous.

La jeunesse algérienne vit un monde exceptionnel

Jamais le monde n'a été aussi exceptionnel qu'il ne l'est aujourd'hui et le sera dans l'avenir pour la jeunesse algérienne. Les guerres, les avilissements coloniaux, les dictatures militaires, l'incapacité de la médecine à résoudre les fléaux, la famine et les morts qui s'en suivent ainsi que l'illettrisme massif, on a tendance à l'oublier, c'est pourtant la réalité de notre passé que nous semblons glorifier aujourd'hui.

Les avancées technologiques ainsi que celles des projets de démocratie tendent les bras à une jeunesse algérienne qui a bien de la chance de vivre une promesse exaltante d'avenir. Le génome humain est décrypté, Rosetta a fait un beau voyage sur une comète et les ordinateurs calculent en une seconde ce que des millions d'êtres humains auraient fait en plusieurs décennies. La médecine progresse, les méthodes d'éducation explosent et les communications empêchent tous les enfermements de l'être humain ou, du moins, les condamnent à court terme.

L'Algérie a une démographie prometteuse et quelle que soit notre critique virulente envers un système éducatif en crise, la population est loin de connaître le taux d'illettrisme que nous avions connu. Des experts, des docteurs, nous en avons beaucoup, des modestes et efficaces qui n'ont pas besoin d'étaler leur signature pour exister.

Je ne cesserai de le répéter dans ces colonnes du Quotidien d'Oran, l'économie, ce sont les hommes qui la font. Elle n'est rien d'autre que la traduction de leurs rêves et de leurs ambitions. Et ce n'est certainement pas les savoirs des experts autoproclamés qui en ont le secret. Même lorsqu'ils ont raison, ce qui est probablement le cas de l'article en question (et parfois de certains autres), ils ne peuvent s'empêcher de faire peur à un moment où il faut rassurer. Comme pour mieux s'accaparer d'un pouvoir qu'ils n'ont pas su légitimer lorsqu'il fallait le faire, à l'encontre des vrais responsables, nommément et sans détour.

De magnifiques ouvertures d'avenir

Si nous devions imager l'avenir radieux de la jeunesse algérienne, nous dirions qu'elle a de grands et beaux projets qui vont se réaliser sous ses yeux. Nous n'avions pas eu la même chance car notre génération a connu la richesse du pétrole, une bien terrible fortune lorsqu'on fait face à une dictature corrompue.

Le premier des projets est que cette jeunesse algérienne ne souhaite plus comprendre le langage et les justifications des forces répressives, policières et militaires. Facebook, Google et autres univers dans lesquels ils vivent font que les gesticulations d'un autre monde, ce n'est même pas qu'ils ne souhaitent pas les comprendre, elles leur sont indifférentes. Et rien n'est plus terrible pour une dictature que l'indifférence, bien plus qu'une opposition politique.

Quelle extraordinaire situation que celle où se trouve la jeunesse, nous en aurions rêvé mais nous n'en avions absolument pas le moyen de la réaliser. Le soir, à la maison, nous attendions patiemment l'abrutissement du match de football sur l'unique chaîne nationale de télévision. Mais il fallait être très patient car l'interminable discours du colonel Boumediene devait d'abord préparer nos esprits à l'abrutissement. Et sans compter le vendredi, où nous devions passer par le sermon de Cheikh Zoubir pour avoir droit à notre film, dûment vérifié par la joyeuse censure d'État.

L'un comme l'autre de ces personnages ferait aujourd'hui exploser la rate de rire à n'importe quel jeune qui verrait en eux d'étranges personnages aux paroles, gestes et vêtements aussi lointains que ceux d'un extra-terrestre. Et on me dit que l'avenir de ces jeunes n'est pas radieux ?

L'autre ouverture est la victoire annoncée de la raison sur l'obscurantisme. Les extrêmes sont aujourd'hui cantonnés dans un projet sanglant qui n'a plus d'avenir que celui de groupuscules, dangereux mais inéluctablement promis à disparition.

C'est paradoxal de le dire mais nous voyons bien que la jeunesse algérienne est dans une situation d'habitude plus que de conviction. Le foulard ou l'engagement mystique deviennent presque mécaniques. On parle même de grands groupes vestimentaires qui s'engouffrent dans l'offre de produits de mode pour les tenues religieusement compatibles. On en rirait si ce n'était pas plutôt l'annonce de la sortie d'une crise profonde. La coquetterie féminine et la liberté de l'esprit finissent toujours par avoir le dessus et c'est tant mieux.

Par conséquent, comment peut-on dire que cette jeunesse est face au gouffre d'un désastre économique ? Je dirais qu'elle a considérablement plus de chance que nous en avions car elle a vu ce que c'était qu'une impasse. Il faut maintenant l'encourager à vivre sa vie et ses rêves car c'est là où se trouve la puissance économique, nulle part ailleurs. Plus que jamais, nous devons tenir des discours optimistes et enthousiasmants face à une jeunesse qui doit s'extraire des griffes des gourous du malheur économique, à peine tente-t-elle de sortir des griffes des obscurantistes traditionnels.

En conclusion, nous pourrions dire que les uns nous avaient confisqué notre liberté au nom des morts, de la patrie et autre fonds de leur commerce qu'ils ont placé offshore. Les autres ont voulu nous mettre à genoux, sous une crainte de l'invisible et de la bien réelle barbarie de leur projet de domination.

Voilà que les « doctours-experts », spécialistes du péril économique, veulent que nous tombions dans leurs bras pour délivrer l'Algérie de son angoisse économique. Jusque-là, ils n'avaient pourtant aucune compétence pour nous la faire éviter ni pris aucun risque politique pour tenter de le faire.

* Enseignant

Notes

1- Même lorsqu'il s'agit de militer pour une transition énergétique, tout à fait souhaitable, nos «experts internationaux» ne peuvent s'empêcher de tenir le discours de la peur.

2- Paradoxalement, les laïcs font souvent référence aux textes religieux car, eux, savent que les bases religieuses, lorsqu'elles sont bien comprises, ont toujours été l'un des ciments de la culture humaine. Pour autant qu'on en sépare la mystique du message et, par conséquent, que la liberté de conscience éclaire le discernement pour différencier la métaphore de la réalité.