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Face aux contre-chocs pétroliers : l'emprunt national est une urgence économique (1ère partie)

par Raouf Boucekkine*, Elies Chitour* Et Nour Meddahi*

Un premier contre-choc pétrolier a eu lieu, en 2015, avec un prix moyen du baril de Brent de 53,6 dollars, ce qui représente une baisse de 46,1%, par rapport au prix moyen

de l'année 2014.

L'année 2016, un second contre-choc pétrolier ?

Pour les deux premiers mois de l'année 2016, le prix moyen du baril de Brent a été de 32,8 dollars. Si la moyenne du prix du pétrole se maintient à 32,8 dollars, pour toute l'année 2016, la baisse serait de 38,7%, par rapport à 2015 et 67% par rapport à 2014, ce qui constituerait un second contre-choc dans le prolongement de celui de l'année précédente. L'équipe du FMI qui vient de visiter le pays a annoncé un déficit budgétaire de l'année 2015 de 16% du PIB, contre un déficit qui était de 7,1% en 2014, alors que le prix de Brent était de 100 dollars environ. Les différentes mesures de la Loi de finances 2016, en particulier la coupe dans les dépenses de 9%, compenseront, à peine, les effets du second contre-choc pétrolier, soit une perte sèche de 7 milliards (mds) de dollars de fiscalité pétrolière, par rapport à 2015. Etant donné la situation actuelle, le déficit budgétaire de 2016 sera, probablement, supérieur à 15% du PIB, si des mesures plus sévères ne sont pas prises.

Par ailleurs, nos calculs nous indiquent que le Fonds de Régulation des Recettes (FRR), sera épuisé d'ici la fin de l'année, si le baril de pétrole se maintenait à une moyenne inférieure à 49 dollars et le dollar à 107 dinars. Rappelons qu'une variation d'un dollar du prix du Brent représente près de 350 millions de dollars de fiscalité pétrolière avec les volumes d'exportations de l'année 2015.         L'accord de gel de la production entre l'Arabie Saoudite et la Russie donne un peu d'espoir sur l'évolution du prix du pétrole, comme l'indique la remontée récente du prix du Brent (1). Néanmoins, il est peu, vraisemblable, que ce prix atteigne un prix moyen de 53,6 dollars, sur l'année 2016.

En tout état de cause, le pays ne doit pas fonder sa politique économique sur les résultats d'une éventuelle réunion de l'OPEP.

L'Algérie ne peut pas se permettre, en 2016 un déficit de l5% du PIB, faisant suite à un déficit semblable, en 2015 et un premier déficit de 7,1% du PIB, en 2014. Notre pays sera, probablement, appelé, dans quelques années, à aller sur les marchés internationaux pour s'endetter, mais le plus tard est le mieux. D'ici là, le gouvernement doit mettre de l'ordre dans les finances publiques, à commencer par la réduction du déficit budgétaire. Tout doit être mis sur la table pour que les arbitrages politiques soient faits, dans les meilleures conditions. Dans la note écrite au mois d'octobre dernier, par deux auteurs de la présente note (2), il a été recommandé de maintenir les dépenses d'équipement à leur niveau actuel. Il est évident pour nous que cette recommandation n'est plus d'actualité. Le redimensionnement des projets doit, également, concerner les entreprises publiques comme Sonelgaz.

La présente note a pour objectif d'aider le débat public sur des questions d'actualité brûlante. Nous commencerons par aborder la question de l'endettement externe, en temps de contre-choc pétrolier, avec rappel de l'épisode de 1986.        Nous passons ensuite au financement du déficit budgétaire où nous abordons les questions de l'endettement interne et externe, le financement de ce déficit par émission de la monnaie et les marchés obligataires, et l'effet d'éviction qu'a un financement obligataire. La section suivante aborde les besoins, le potentiel, les paramètres et les conséquences de l'emprunt national. On conclut par une liste exhaustive de recommandations.

Endettement en temps de contre-choc pétrolier

Rappel historique de 1986

Le pays a déjà connu, en 1986, le problème du financement de l'économie face à un contre-choc pétrolier. Jusqu'à l'année 1985, le pays s'endettait, en son nom, pour financer les opérateurs publics, en particulier leurs importations.

Suite au premier contre-choc pétrolier, les autorités de l'époque ont indiqué aux opérateurs publics qu'ils devaient s'endetter sur le marché externe en leur nom propre, pour continuer à importer. Les entreprises nationales, en mauvaise posture comme le reste de l'économie du pays, se sont mises à utiliser des crédits fournisseurs qui sont bien connus pour être de court terme et à taux élevés. Cette démarche a été aggravée par le niveau élevé des taux internationaux, à cette période. Cette décision a été dramatique pour l'économie algérienne et a complètement, déstabilisé le pays et son économie. En effet, la dette extérieure du pays était, en 1985, de l'ordre de 19 milliards de dollars, soit 32% du PIB, avec une maturité (délai de remboursement) moyenne de 9 ans. Suite à l'endettement de court terme des entreprises, la dette du pays est passée, en 1986, à près de 24 milliards de dollars (38% du PIB), 26 milliards de dollars en 1987 (40% du PIB) et un peu plus de 26 milliards de dollars en 1988 (44% du PIB). L'utilisation massive des crédits fournisseurs, par les opérateurs publics, a eu comme conséquence une réduction très importante de la maturité de la dette : de 9 années en 1985, elle passe à 3,5 années en 1988. Résultat : le service de la dette, c'est-à-dire le paiement des intérêts et le remboursement de la dette, est passé de 35% en 1985 à 80%, en 1988. L'économie de notre pays a été complètement asphyxiée, pendant une longue période. Il ne faut surtout pas rendre l'endettement externe seul coupable de ce qui s'est passé. L'endettement externe est un outil parmi d'autres pour financer l'économie du pays. Néanmoins, il y a plusieurs leçons à tirer du précédent de 1986.

- L'endettement externe doit financer, uniquement, les projets dont les revenus futurs pourront rembourser, plus tard, la dette.

- L'endettement ne doit pas être de court terme car les revenus mettront du temps à être générés. Il faut une maturité minimale de 5 ans.

- Les entreprises qui ont des revenus en devises seront plus à même de rembourser leur dette car elles ne seront pas exposées au risque de change. Une garantie de l'Etat doit concerner ce type d'entreprises. Il ne faut pas être économiste pour comprendre que chacune des trois leçons mentionnées, ci-dessus, exclut Sonelgaz d'un endettement externe. Tant que le prix de l'électricité et du gaz seront subventionnés, Sonelgaz restera déficitaire. La décision ultime concernant le financement de Sonelgaz revient, donc, au gouvernement, et la situation des finances publiques ne présage rien de bon, pour la qualité d'un emprunt externe par cette entreprise. Le cas de Sonatrach est très différent. Plusieurs de ses projets sont rentables, en particulier les projets de production (l'exploration est plus risquée et nécessite un partage de risque sous forme de partenariat); elle exporte des hydrocarbures et aura donc des revenus en dollars, sur une longue période. En fait Sonatrach aurait des conditions d'endettement externe (taux d'intérêt) meilleures que celle de l'Etat algérien.

De plus, les taux d'intérêts sont actuellement, extrêmement, faibles sur les marchés internationaux, particulièrement au Japon où pour la première fois, le rendement des bons du Trésor à 10 ans a été négatif lors de l'émission des bons.

La dette comme signal de qualité d'un projet

Il est, aussi, utile de mentionner que la théorie financière nous apprend que l'endettement (interne ou externe) a des vertus informatives. Prenons une entreprise qui a des actionnaires, individuels pour une entreprise privée et l'Etat pour une entreprise publique. Le gérant de cette entreprise veut développer un projet. Il peut le financer sur les fonds propres de l'entreprise (ou par augmentation du capital), par de la dette ou une combinaison des deux. La théorie financière montre que l'intérêt des actionnaires est, toujours, de faire appel à de la dette, la quantité de la dette n'étant pas le plus important. En effet, les actionnaires ne sont pas, forcément, bien outillés pour bien évaluer la rentabilité du projet. La qualité du crédit obtenu sur les marchés financiers leur apprendra si c'est un bon projet ou pas : si le taux d'intérêt est bas, alors les marchés leur indiqueront que le projet est bon ; plus le taux sera élevé, plus le projet sera évalué comme risqué.

Financement du déficit de l'Etat l Endettement interne ou international ?

Dans l'article diffusé, en octobre dernier, deux co-auteurs de la présente note ont conclu que le recours à l'endettement extérieur par l'Etat, n'était pas souhaitable, à court terme, non pas parce que c'est péché mortel (ou véniel), non pas à cause du traumatisme du contre-choc pétrolier de 1986, mais uniquement pour de solides raisons économiques : « La situation actuelle fait que le pays n'a aucun intérêt à le faire. En effet, l'Algérie prête une très grande partie de ses réserves de change à des taux très bas (au maximum 2%), aux grandes économies du monde (Etats-Unis, Europe, Grande-Bretagne et Japon) alors qu'un emprunt international nous coûterait beaucoup plus cher, au minimum 5%. ». Depuis lors, la situation extérieure n'a pas changé mais le déficit budgétaire du pays s'est creusé (16% de PIB pour 2015) et les perspectives, à court terme, sont assombries par la baisse durable des prix des hydrocarbures. Enfin, la transition nécessaire, vers un nouveau modèle économique, ne peut se faire rapidement, et sans coût additionnel. Un emprunt international nous coûterait, donc, encore plus cher qu'en octobre 2015. De plus, l'endettement externe contient le risque de change. Il faudra rembourser la dette, en devises. Si la situation économique du pays est moins bonne, au moment du remboursement de la dette que lors de son émission, la valeur du dinar serait plus faible, lors du remboursement de la dette. En conséquence, il faudrait plus de dinars pour rembourser cette dette, c'est-à-dire que la dette reviendrait bien plus chère. C'est le risque de change et c'est l'emprunteur qui le supporte. Le pays a connu cette situation, dans les années 90, où le dinar avait fortement baissé. Les entreprises, comme l'Etat, en avaient beaucoup souffert. Par exemple, la dette externe du pays était de 25,9 mds de dollars, en 1992, soit 52,7% du PIB. Elle est passée à 31,3 mds de dollars en 1995, soit 74,4% du PIB. Une augmentation de 5,4 mds de dollars, s'est traduite par une hausse de 21,7% par rapport au PIB, car le dinar a été, fortement, dévalué, en 1994 (-33,4%) et en 1995 (-26,5%). Justement, Sonatrach qui a des revenus en dollars n'est pas exposée à ce risque de change. Il faut, donc, recourir, au financement interne des déficits actuels et nous développons ci-après quelques pistes pour le faire. La question serait beaucoup moins tranchée s'il s'agissait de financer une grande infrastructure nationale dont les retombées, pour la diversification économique du pays, seraient incontestables. Cette question s'est, récemment, posée à propos du projet du port d'El Hamdania, signé le 17 janvier dernier, par le Groupe national algérien des services portuaires et deux entreprises chinoises, la CSCEC (China State Construction Corporation) et la CHEC (China Harbour Engineering Company). Ce projet de taille (plus de 3 milliards de dollars pour la seule infrastructure portuaire) inclut, également, une partie postérieure de gestion confiée à une autre entreprise chinoise (Shanghai Ports), un montage à plusieurs étages, assez courant dans les contrats chinois, en Afrique, comme expliqué dans un article diffusé par l'un des co-auteurs de la présente note (3). Si ce projet va de l'avant, il sera, à coup sûr, amorcé par un prêt chinois typiquement à taux bas, avec exemptions fiscales à la clé le temps de la construction de la superstructure portuaire et répartition des profits, à la phase postérieure de gestion. Pourquoi ce type d'endettement international serait à proscrire? Il ne s'agit pas de financer un déficit creusé pour une raison ou une autre mais un projet, à même d'être le fer de lance, d'une politique industrielle nécessaire à la diversification de l'économie nationale, en amont de la superstructure portuaire (en sachant qu'il y a bien longtemps que le pays n'a pas construit un port de cette importance ni d'importance inférieure d'ailleurs). Bien entendu, un tel projet couplé avec un endettement international, à taux bas, ne peut être balayé d'une chiquenaude si les conditions financières et fiscales du montage sont finement négociées, de manière à assurer une répartition équilibrée des coûts et des risques entre les partenaires.

Financement monétaire et /ou obligataire des déficits publics ?

Si l'endettement extérieur est exclu, à court terme, le financement du déficit de l'Etat peut reposer sur une panoplie d'instruments fiscaux, monétaires et obligataires. L'instrument fiscal est très important, dans un pays comme le nôtre, qui a des marges énormes dans ce domaine. L'Etat doit faire face, dans les plus brefs délais, aux deux problèmes majeurs qui gangrènent les finances publiques : les subventions implicites et le secteur informel. Si notre pays ne montre pas le plus grand sérieux dans le recouvrement des recettes fiscales et autres prélèvements, s'il ne met pas sur pied un mécanisme permanent et crédible pour bancariser l'économie, au plus vite et s'il ne réduit pas dans les trois prochaines années (période 2016-2019), la taille excessive des subventions implicites, le recours aux financements monétaire et obligataire sera vite interprété comme une solution de facilité et la question de la crédibilité de la politique économique se posera, avec une acuité croissante. D'autant que ni le financement monétaire ni l'obligataire ne sont exempts de risques, même à court terme. Il n'empêche que l'Algérie traverse un trou d'air budgétaire, très important, en ce moment et il est très difficile d'échapper à ces deux types de financement, vu que l'optimisation fiscale prendra du temps (on le voit avec la première tentative de bancarisation de l'argent du secteur informel, toujours en cours). Il y a urgence et il faut faire appel à des instruments, facilement, mobilisables justement et dont on aura bien mesuré les risques et la portée.

A suivre

*Raouf Boucekkine, Professeur d'Economie, Aix-Marseille School of Economics, et Directeur Général de l'Institut d'Etudes Avancées d'Aix-Marseille.

*Elies Chitour, Economiste et Consultant, Dubai.

*Nour Meddahi, Professeur d'Economie, Toulouse School of Economics.

Notes

1) Ainsi, le prix moyen du Brent entre le 1er janvier et le 18 mars 2016 est de 34,5 $, contre 32,8 $, pour les deux premiers mois de l'année.

2) Boucekkine et Meddahi, Pour faire face au contre-choc pétrolier : Quelle politique budgétaire? Comment financer l'économie?, 12 octobre 2015.

3) Boucekkine, De Kinshasa à Cherchel : que faut-il penser des contrats « du siècle» chinois?, janvier 2016.