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Des fatwas pour délivrer la société civile algérienne de « l'islam politique »: Une fatwa est-elle synonyme de réforme ?

par Y. Mérabet*

Par les termes suivants: la civilisation islamique médiévale excellait, les musulmans d'aujourd'hui sont à la traîne dans tous les changements de ce monde et pratiquement tous les classements. Toutefois, si les choses peuvent empirer, elles peuvent aussi s'améliorer par un empaillement de fatwas. L'histoire retient en témoignage l'essor de l'islamisme depuis ses débuts très modestes, jusqu'au pouvoir énorme dont il jouissait et par conséquent, si l'islamisme peut croître, il peut aussi décliner?

L'islam doit-il demeurer comme tel et accepté textuellement ou peut-il être réformé pour devenir plus accommodant et moins exigeant ? Les autorités islamiques qui s'autoproclament garantes d'une justice sociale et de progrès, peuvent-elles formuler une conception qui accorde des droits à part entière aux femmes et aux incroyants ainsi que la liberté de conscience aux musulmans, mais aussi le problème du khalifat qui perdure depuis plus de 14 siècles; une conception qui accepte les principes de base de la finance et de la jurisprudence modernes et qui ne cherche ni à imposer la charia ni à établir un califat ? Alors là, un juste choix s'impose entre un islam radical dure et violent et un islam modéré rapiécé de fatwas* d'intérêt politique. Déclarer que l'islam ne peut jamais changer revient à affirmer que le Coran et le hadith, qui constituent le cœur de la religion islamique, doivent toujours être compris de la même manière, alors bien que le hadith doive s'adapter aux changements perpétuels conditionnés par l'évolution de la société dans laquelle nous vivons. Reconnaître cette position revient aussi à admettre son caractère juste, car rien de ce qui est humain ne demeure pour toujours. La lecture des textes sacrés change avec le temps et toute chose a une histoire et toute chose connaît un avenir différent de son passé. De plus, de nombreux interprètes importants de l'islam, comme al-Chafi'i, al-Ghazali, Ibn Taymiya, Roumi, Shah Waliullah et Rouhollah Khomeiny, étaient en profond désaccord, les uns contre les autres sur certains préceptes de l'islam. Et puis faire abstraction de la nature humaine et ignorer plus d'un millénaire de changements nécessaires et concrets dans l'interprétation du Coran : ce n'est qu'à ce prix qu'on peut proclamer que le Coran a toujours été compris de la même façon à travers les âges. De profonds changements se sont produits dans des domaines comme le djihad, l'esclavage, l'usure, les fautes contraignant les principes de la religion, le rôle de la femme dans la société, etc. Le Coran et le hadith ont beau occuper une place centrale dans l'islam et le monde musulman, ils n'en expriment pas pour autant la totalité. L'expérience accumulée par les peuples musulmans n'est pas sans importance. Se focaliser sur les seuls textes sacrés de l'islam revient à endoctriner et enfermer le monde musulman dans une boule de cristal et l'isoler du reste du monde tout en le forçant à ignorer l'histoire de l'humanité, ce qui le conduirait à une perception tronquée.

Synthèse médiévale

La clé de compréhension du rôle joué par l'islam dans la vie publique réside dans la charia et les nombreuses exigences intenables que celle-ci impose aux musulmans. Gouverner au moyen des taxes minimales permises par la charia s'est révélé insoutenable. Comment gérer un système financier sans demander des intérêts? Un système pénal qui exige quatre hommes comme témoins oculaires d'un flagrant délit d'adultère est impossible dans la pratique. L'interdiction imposée par la charia de faire la guerre à d'autres musulmans est tout aussi impossible à respecter. Environ trois quarts des conflits entrepris par des musulmans ont en effet été dirigés contre d'autres musulmans. De la même façon, l'accent mis sur le djihad perpétuel contre les non musulmans est un impératif bien trop sévère. Dans certains pays islamistes, la réforme des lois coraniques par intérêt national est régularisée par des fatwas.

Bien que la charia, issue du Coran, interdise aux musulmans de faire la guerre à d'autres musulmans; un dignitaire religieux, au nom de Cheikh Qaradawi, à la solde de renégats qataris, c'est par des millions de dollars qu'il s'est permis d'émettre sa fameuse fatwa sur le «jihad en Syrie» !! Un pays musulman, jadis surnommé l'aube de la civilisation islamique. N'est pas là une ?fitna islamique' au lieu d'une ?fatwa' ? Là aussi, une éventuelle réforme de l'islam peut être tronquée par de vulgaires fatwas, annoncées par des apprentis savants en ?merdologie' au service de l'Occident et d'Israël... ! Pour contourner tous ces dépassements et toutes ces exigences irréalistes et inacceptables théologiquement par les textes sacrés, des musulmans au Moyen-Âge ont mis au point certains artifices juridiques permettant l'assouplissement de certaines dispositions sans violer directement ces obligations. Les juristes ont ainsi élaboré le concept du hiyal (stratagèmes) et d'autres moyens permettant l'accomplissement de la lettre de la loi tout en rejetant l'esprit. À titre d'exemple, divers mécanismes ont été mis en place afin de vivre en harmonie avec des États non musulmans alors que des guerres menées contre des coreligionnaires musulmans ont été renommées djihad. Par ailleurs, il existe aussi le système de la double vente (bay al-înah) d'un bien qui permet à l'acheteur de payer un intérêt déguisé. Le corps abstrait de l'islam est fait aussi d'exigences réalisables? Alors que la synthèse médiévale a fonctionné pendant des siècles, elle n'a jamais surmonté une faiblesse fondamentale à savoir qu'elle ne s'enracine pas dans les textes fondateurs et constitutifs de l'islam et qu'elle n'en dérive pas non plus. Basée sur des compromis et des demi-mesures, elle a toujours prêté le flanc à la critique des puristes. L'histoire de l'islam présente en effet nombre de ces contestations, dont le mouvement almohade au Maghreb du XIIe siècle et le mouvement wahhabite dans l'Arabie du XVIIIe siècle. À chaque fois, les efforts des puristes ont fini par échouer face à une synthèse médiévale qui ne s'est jamais réaffirmée que pour être à nouveau contestée par d'autres. L'alternance entre l'islam pragmatique dit aussi modéré et l'islam radical dit aussi dur et violent caractérise l'histoire de l'islam pur et contribue à son instabilité et crée la haine entre musulmans.

Le défi de la modernité

La solution pratique qu'offrait la synthèse médiévale s'est effondrée face à la modernité imposée par les Européens, qu'on fait remonter traditionnellement à l'expédition de Bonaparte en Égypte en 1798. Depuis deux siècles, ce défi a poussé la plupart des musulmans dans des directions opposées, allant de l'occidentalisation à l'islamisation.

Les musulmans, impressionnés par les réalisations des Occidentaux, ont cherché à réduire le rôle de la charia et à la rendre conforme, à la manière occidentale, à des principes tels que l'absence de religion d'État et l'égalité des droits pour les femmes et les non musulmans. Le fondateur de la Turquie moderne, Kemal Atatürk (1881-1938), symbolise cet effort qui jusqu'à environ 1970, apparaissait comme la destinée du monde musulman, la résistance à l'occidentalisation étant alors perçue comme un combat d'arrière-garde futile.

Mais cette résistance s'est révélée profonde et a finalement triomphé (Kemal Atatürk et Rouhollah Khomeiny: deux visions de l'islam et deux styles très différents). Les quelques successeurs de Kemal Atatürk ont vécu et sa république de Turquie est en train de retourner à la charia. Comme on a pu le voir, l'occidentalisation s'est révélée moins forte qu'elle ne l'était vraiment car elle tendait à attirer des élites bien visibles et sachant se faire entendre alors que les masses restaient à la traîne. À partir de 1930 environ, les éléments réactionnaires ont commencé à s'organiser et à élaborer un vrai programme, particulièrement en Algérie, en Égypte, en Iran et en Inde. Rejetant l'occidentalisation et toutes ses œuvres, ils militaient en faveur d'une application de la charia qu'ils imaginaient aussi intégrale et rigoureuse qu'aux premiers jours de l'islam.

Même s'ils rejetaient l'Occident, ces mouvements qu'on a appelés islamistes se sont modelés sur les idéologies totalitaires naissantes de l'époque, le fascisme et le communisme. Les islamistes ont emprunté à ces idéologies de nombreuses thèses telles que la supériorité de l'État sur l'individu, le recours à la force brutale et le besoin d'une confrontation démesurée avec la civilisation occidentale. Ils ont aussi emprunté allègrement la technologie occidentale, spécialement dans le domaine militaire et médical.

Par un travail créatif de longue haleine, les forces islamistes ont peu à peu gagné en force durant le demi-siècle suivant pour finalement être propulsées à l'avant-scène du pouvoir avec la Révolution iranienne (1978-1979) dirigée par l'anti-Atatürk, l'ayatollah Khomeiny (1902-1989). Cet événement dramatique et son essai transformé de création d'un ordre islamique ont largement inspiré les islamistes qui, dans les 35 années qui ont suivi, ont fait des progrès importants, transformant les sociétés et appliquant la charia dans des proportions nouvelles et extrêmes. En Iran, par exemple, le régime chiite a fait subir aux homosexuels un lavage de cerveau et une punition suivant la charia et forcé des Iraniens vêtus à l'occidentale à boire l'eau des latrines. En Afghanistan, le régime des talibans a mis le feu à des écoles de filles et à des magasins de disques. L'influence des islamistes a atteint même l'Occident où l'on trouve un nombre croissant de femmes portant le hijab, le niqab et la burqa. En Kabylie (Algérie), de jeunes Kabyles en rassemblement ont cassé publiquement et sous les caméras le jeûne (ramadan), pour rejeter leur appartenance à l'islam et leur attachement à l'église romaine tout en portant atteinte à la grandeur de l'islam planétaire, peut-être là par faute de ?fatwas' ? Alors que même s'il a été créé comme modèle totalitaire, l'islamisme a montré une faculté d'adaptation tactique beaucoup plus grande que le fascisme et le communisme. Alors que ces deux derniers sont rarement parvenus à dépasser le stade de la violence et de la coercition, l'islamisme, emmené par des personnalités comme le Premier ministre turc, Recep Tayyip Erdogan, et son Parti de la Justice et du Développement (AKP), ont expérimenté des formes non révolutionnaires de l'islamisme. Depuis son accession légitime au pouvoir lors d'élections en 2002, l'AKP a peu à peu sapé la laïcité turque avec une habileté remarquable en agissant au sein même des structures démocratiques établies dans le pays, en pratiquant la bonne gouvernance et en s'abstenant de provoquer la colère de l'armée, gardienne historique de la laïcité turque.

À l'heure actuelle, les islamistes sont en marche mais leur ascension est récente et n'offre aucune garantie de longévité. Comme d'autres idéologies utopistes, l'islamisme perdra effectivement son attrait et son pouvoir déclinera. Les révoltes de 2009 en Iran et 2013 en Égypte contre les régimes islamistes en place sont un indicateur de cette tendance.

Comment peut-on arriver à concevoir un islam réconciliateur ?

Pour vaincre l'islamisme, les musulmans anti-islamistes doivent développer une autre vision de l'islam et une autre explication de ce que signifie être un musulman. C'est à ce titre qu'ils peuvent s'inspirer du passé, particulièrement de la période 1850-1950, riche en tentatives de réforme, pour élaborer une « synthèse moderne » comparable au modèle médiéval. Cette synthèse opérerait un choix parmi les préceptes de la charia en vue de rendre l'islam compatible avec les valeurs modernes. Elle accepterait, entre autres progrès, l'égalité des sexes, la coexistence pacifique avec les incroyants et rejetterait l'idée du califat universel.

Dans ce cas-ci, il est utile de comparer l'islam aux deux autres grandes religions monothéistes. Il y a cinq cents ans, les juifs, les chrétiens et les musulmans étaient tous largement d'accord sur le caractère acceptable du travail forcé et sur le côté inacceptable du paiement d'un intérêt sur de l'argent. Finalement, après des débats longs et acharnés, les juifs et les chrétiens ont changé leur position sur ces deux sujets. Aujourd'hui, aucune voix parmi les juifs et les chrétiens ne s'élève pour approuver l'esclavage ou pour condamner le paiement d'un intérêt raisonnable sur un prêt.

Par contre, ces débats entre musulmans ne font que commencer. Même s'il a été interdit au Qatar en 1952, en Arabie Saoudite en 1962 et en Mauritanie en 1980, l'esclavage existe toujours dans ces pays et dans d'autres à majorité musulmane (notamment au Maroc, au Soudan, au Sénégal et au Pakistan). Certaines autorités islamiques vont jusqu'à déclarer qu'un musulman pieux doit approuver l'esclavage. Des institutions financières très importantes qui pèseraient pas moins de mille milliards de dollars ont mis au point, ces quarante dernières années, un système permettant à des musulmans pratiquants d'éviter en apparence le versement ou la perception d'un intérêt sur de l'argent (« en apparence » puisque les banques islamiques cachent à peine l'intérêt par des subterfuges tels que des frais de service).

Les musulmans réformateurs doivent faire mieux que leurs prédécesseurs du Moyen-Âge et fonder leur interprétation aussi bien dans les textes sacrés que dans les sensibilités de l'époque. Pour que les musulmans modernisent leur religion, sans toucher les cinq principes sacrés (a'rkanes) du Coran, ils doivent se rapprocher de leurs homologues monothéistes et trouver un consensus universel qui s'adapte aux trois religions, à l'esclavage, au prêt à intérêt, à la condition de la femme, au droit de quitter l'islam et pourquoi pas le droit de pratiquer deux ou trois religions monothéistes à la fois sous un même toit, sans conflit idéologique? Et bien d'autres choses... L'émergence d'un islam réformé et moderne ne permettra plus les droits inégaux de la femme, le statut du ?dhimm', le djihad, les actes terroristes suicidaires, et n'exigera plus la peine de mort pour l'adultère, les atteintes à l'honneur familial, le blasphème, l'apostasie et ainsi de suite.

Dans ce siècle commençant, on peut déjà distinguer quelques signes positifs allant dans cette direction. Observons quelques faits nouveaux concernant les femmes.

? En Arabie Saoudite, le Conseil de la Choura a répondu à l'indignation croissante de l'opinion publique à propos de mariages d'enfants en relevant l'âge de la majorité à 18 ans. Même si cette mesure ne signifie pas la fin des mariages d'enfants, elle va dans le sens d'une abolition de cette pratique.

? Des clercs turcs ont accepté de laisser des femmes réglées aller à la mosquée et prier à côté des hommes.

? Le gouvernement iranien a pratiquement interdit la lapidation des personnes convaincues d'adultère.

? En Iran, les femmes ont acquis de nouveaux droits dans la poursuite de leur mari en justice pour cause de divorce.

? En Égypte, une assemblée de savants musulmans a condamné la clitoridectomie comme une pratique contraire à l'islam et comme un fait punissable.

? En Inde, une institution islamique de premier plan, Darul Uloom Deoband, a émis une fatwa contre la polygamie.

On peut également observer d'autres faits nouveaux qui ne concernent pas spécialement les femmes :

? Le gouvernement saoudien a aboli la ?djizya' (impôt de capitation imposé aux non musulmans).

? Un tribunal iranien a ordonné que la famille d'un chrétien assassiné reçoive la même compensation qu'une victime musulmane.

? Un colloque de spécialistes réunis à l'Académie islamique internationale du 'fiqh' de Sharjah, s'est mis à débattre, pour le contester, de l'appel au meurtre des apostats.

Pendant tout ce temps, des réformateurs émettent à titre individuel toute une série d'idées qui, si elles ne sont pas encore adoptées, ont au moins le mérite de stimuler la pensée. À titre d'exemple, Nadin al-Badir, journaliste saoudienne, suggère de façon provocante que les femmes musulmanes aient le droit, comme les hommes, de prendre jusqu'à quatre époux. Elle a provoqué un tollé et reçu des menaces de procès et de dénonciations enflammées. Toutefois, elle a suscité un débat nécessaire qui, il fut un temps, était inimaginable.

À l'instar de son précurseur médiéval, la synthèse moderne demeure vulnérable face aux attaques lancées par les puristes qui peuvent renvoyer à l'exemple du Prophète Mohammed (QLSSL) et insister sur le fait de ne pas en dévier. Mais après avoir vu les œuvres de l'islamisme, violent ou non, on peut espérer que les musulmans rejetteront l'idée du rétablissement d'un ordre moyenâgeux et seront ouverts au compromis avec la modernité. L'islam ne correspond pas nécessairement à une mentalité rétrograde et figée car il est ce qu'en font les musulmans d'aujourd'hui.

Implications politiques

Que peuvent faire pour se rapprocher de leur objectif, ceux de l'islam radical, aussi bien que ceux de l'islam modéré, qui s'opposent à la charia, au califat et aux horreurs du djihad ?

Que le meilleur gagne !

Pour les modérés, le grand défi est de développer non seulement une vision différente de celle des radicaux mais aussi une alternative sociale et politique à l'islamisme. Si ces radicaux (salafistes) ont atteint un tel degré de pouvoir et d'influence, c'est grâce au dévouement, au travail acharné, à la générosité et au désintéressement. Quant aux modérés, ceux-là doivent également travailler dur, probablement pendant des décennies, pour élaborer et ensuite diffuser une idéologie aussi cohérente et contraignante que celle des radicaux. Dans ce processus, les spécialistes dans l'interprétation des textes sacrés et les meneurs capables de mobiliser les foules occuperont un rôle essentiel. Quant aux modérés, ils peuvent contribuer à faire progresser un islam moderne de deux façons. En premier lieu, en résistant à toute forme d'islamisme non seulement l'extrémisme brutal de la façon du FIS d'Ali Benhadj, mais aussi les mouvements politiques qui agissent à pas feutrés et en toute légalité comme l'AKP turc. Erdogan est moins cruel et plus doux que le FIS algérien, mais il est aussi plus efficace et non moins dangereux.

Conclusion

Quiconque estime la liberté d'expression, l'égalité devant la loi et d'autres droits humains contestés en tout ou en partie par la charia, doit contrecarrer sans faiblir le moindre soubresaut islamiste. Cependant, ils existent bel et bien et représentent le seul espoir de vaincre le péril que sont le djihad planétaire et l'islamophobie, et de lui substituer un islam qui ne constitue pas une menace pour notre civilisation. Puisqu'une fatwa est synonyme de changement opéré en vue d'une amélioration, alors celle-ci trouve sa juste place dans la réforme d'un islam politique et plein de complicités.

*Journaliste indépendant