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L'erreur est à qui ?

par Kamal Guerroua

Ce n'est peut-être qu'aujourd'hui, soit plus d'une vingtaine d'années après la deuxième guerre du Golfe que le rêve le plus cher de G. Bush père de ramener l'Irak à «l'âge de pierre» se trouve pleinement exaucé. Daesh en est la preuve. Sinon la cauchemardesque manifestation. Ce dernier est synonyme d'un grave déclin de valeurs dans ce monde musulman déjà en crise morale. Qui plus est, empêtré dans un inextricable problème d'idées et de civilisation! Un monde ou une «Oumma», pour emprunter un mot de la terminologie religieuse, qui est en train de chuter à pic dans l'abîme de la régression. Pour cause, les poisons de cette nébuleuse destructrice l'ont envahi de long en large. La mort y rôde à large échelle, éparpillant la peur, provoquant chaos et non-sens. C'est comme si c'était d'ailleurs la première fois, depuis la fin de la seconde guerre mondiale (1939-1945), que les Américains ont pu récolter l'usufruit de leur confiscation du train de l'histoire. Francis Fukuyama n'avait-t-il pas donc raison de parler de la fin de l'histoire et du dernier homme? Le trop-plein de «déceptions» dans notre actualité nous pousse à y croire.

La première est quand on voit que les musulmans, représentants s'il en est de cet Orient compliqué, ne veulent ou plutôt «ne peuvent pas» encore voler de leurs propres ailes. Et qu'ils se cachent, en revanche, sous la férule des autres, tantôt des Américains ou des Européens, le cas des pays du Golfe, tantôt des Russes dans la triste situation de la Syrie, donnant à leurs peuples la fausse impression de combattre l'impérialisme.

Et quel impérialisme pardi? Celui de leurs nocives dictatures ou celui-là, à multiples facettes, de la grande finance des oligarques, du libéralisme sauvage, du néocolonialisme, des multinationales, des guerres «dites» humanitaires, du droit-de-l'hommisme ravageur et partial? Combattre qui exactement en ce XXI siècle «barbare»?

Comment? Par quels moyens et quelles stratégies? La deuxième est que ce dilemme entre le néant du présent et les grandeurs du passé n'en finit pas d'alimenter du carburant les fantasmes et les délires de tous les musulmans. Or on sait bien que le présent se vit tel qu'il est. Il n'est pas censé être un recours obligé aux fastes du passé ni n'en constitue une session de rattrapage de grosses erreurs.

Au contraire, en plus d'être une projection constante dans le futur, ce présent-là doit être une construction infinie du «nous», du «collectif», de la «nation» et du «vivre-ensemble» dans un cadre étatique organisé et légal qui s'appelle «la démocratie citoyenne». En ce sens, la démocratie ne peut venir que de l'intérieur de ces pays-là et non point de l'extérieur.

C'est pourquoi, le fameux projet du Grand-Moyen Orient (G.M.O) pèche par incohérence. Pire, il est une vaste fumisterie historique n'ayant pour objectif que la destruction du tissu étatique au Moyen Orient et en Afrique du Nord. La troisième concerne la non-définition de la place exacte de la religion dans la gestion étatique et dans la société en général, conjuguée à une absence terrifiante d'effort d'exégèse et d'aggiornamento moderniste.

En gros, la critique est frappée d'infamie. On dirait une activité à jamais bannie de nous-mêmes. Or «critiquer comme le rappelle bien l'éditorialiste Omar Saghi n'est pas dégrader mais plutôt dégager l'horizon bouché par les angles morts de notre passé. Ils habitent encore notre conception du pouvoir, des rapports familiaux, des relations de l'individu à la collectivité». On remarque en outre que cette mise en abyme de la faculté de la critique nous a plongé dans une inéluctable arriération et même dans le déclin.

Où est l'erreur? S'est interrogé il y plus de 30 ans dans un ouvrage portant le même titre le cheikh libanais Abdallah Alayli (1914-1996) : en nous mêmes, dans les autres, dans l'histoire, la géographie, la société, la religion, etc? La calamité est que les mêmes erreurs mènent le plus souvent aux mêmes conséquences. La répétition est un acte pathétique de digestion maladive. Regardons par exemple comment Houlagou Khan (1217-1265), le petit-fils de Gengis Khan (1155-1227), le Roi des Tatars (l'Empire Mongol) aura rasé Bagdad au XIII siècle avec la complicité des agents du pouvoir abbasside.

Calife absent, fuyard, sans autorité dans une atmosphère de fin de règne cruelle. L'invasion de la capitale des Abbassides en 1258 fut un désastre en tous points de vue. Les habitants y furent suppliciés, humiliés, brûlés vif, tués. Les bibliothèques de l'Empire pillées. On raconte même que le Tigre s'est assombri de l'encre des livres qui le déteint. Dirigeants aveugles mais aussi peuples peu soucieux de leur histoire, jetée en pâture aux conquérants barbares. Une mémoire en panne, un destin qui bégaie dans la duplicité, la lâcheté, la déconfiture et l'insupportable culpabilisation de l'autre sans aucune remise en cause de soi ni questionnements profonds sur sa propre existence, destinée!

En mars 2003, les images qui nous sont parvenues de l'Irak ne sont-elles pas de la même catégorie de celles de l'époque du sac de Bagdad par les Tatars? Même cupidité, mêmes errements, même monstruosité, même veulerie, etc.

Les arabes n'apprennent jamais les leçons! Ils ne font que les mâcher comme des herbes vertes qui s'enkystent en tumeurs dans leurs estomacs! Et puis Georges Bush Junior ne fut-il pas comme ce Goulagou Khan, conquérant, avide de domination, orgueilleux et surtout stupide? Et Aboubaker Al- Baghdadi, le fameux calife de ce fanatique Daesh n'avait-t-il pas déterré le mal qui agit en nous, en le jetant sur les épaules des autres? La faute est à qui? A tout le monde sauf à nos cerveaux en bug, arrêtés sur une pente. Triste!

Examinons maintenant comment ces musulmans-là ont toujours été trompés par les autres, ceux qu'ils désignent souvent par le terme générique d'impérialistes. En 1979 par exemple, l'invasion soviétique de l'Afghanistan aurait permis par l'entremise des américains une remarquable percée du djihadisme au milieu des nationalismes arabes baâssistes, socialistes et laïques. Ce qui aurait doté «l'islamisme politique» d'une doctrine théologique et juridique extrémiste : le wahhabisme.

Fausse idéologie «pro-occidentale» collée à un idéal de résistance. Sachant bien que le terreau du djihadisme n'est pas seulement affilié à cette tendance-là mais s'est déjà nourri du projet de Hassan Al-Banna (1906-1949), le fondateur de l'Organisation des Frères Musulmans et des pensées du militant islamiste Sayyid Qotb (1906-1966).    Autrement dit, de cet ensemble d'idéologies plus ou moins radicales visant au rétablissement et à la revivification du Califat de l'âge d'or islamique!

Et comme les sociétés musulmanes ont, dans l'imaginaire occidental, vocation à être gouvernées de main de fer, personne ne s'est étonné, en Europe comme ailleurs, que l'idée même de la démocratie ou du développement y soit impossible et qu'elle inspire de moins en moins confiance aux masses pour divers facteurs : manque de conscience politique, retombées du colonialisme, avatar de la corruption endémique prisée par les vieilles-gardes nationalistes, verrouillage de l'espace médiatique, culturel et associatif par des autocraties gérontocratiques, etc.

De plus, considérant que les élites gouvernantes sont cramponnées à des privilèges, perçus comme héréditaires, les chancelleries occidentales n'ont jamais renoncé à peser d'une manière ou d'une autre sur ces dernières via la stratégie de «la normalisation autoritaire», en s'appuyant bien entendu sur l'islamisme comme option d'ajustement, voire de contre-balance. Bref, une force de substitution qu'elles mettront à profit en temps d'incertitudes, c'est-à-dire, lorsque leurs intérêts seront menacés. Et les arabes dans tout ça? Ils sont obnubilés par leur «vision triomphaliste» de leur passé, du reste balayée par leur échec actuel.

A vrai dire, on serait bien en peine d'avoir ou simplement d'imaginer une capacité de réaction intelligente et efficace à l'impérialisme si l'on n'a pas au départ une école performante, une éducation moderne aux normes, et que l'on ne respecte pas les droits de l'homme ni n'applique le principe de l'Etat du droit et de la citoyenneté, etc. Et puis, puissent les musulmans comprendre, enfin, que c'est en eux et seulement en eux-mêmes qu'ils trouveront les moyens de relever les défis du demain? A leur grand malheur, la plupart d'entre leurs chefs et élites s'enferment dans une logique identitaire mercantiliste, étouffant les ressentis collectifs de la diversité dans leurs sociétés. Ce qui se passe en Syrie résume tout. Enjeu énergétique capital, ce pays a été démoralisé par les prurits confessionnels (Sunnites, Alaouites, kurdes, etc).

De même aux yeux des autres pays arabes ou musulmans, seuls les intérêts comptent : les ouvertures maritimes, les zones d'influence, le pétrole, etc. En 2009 à titre d'exemple, le Qatar aurait décidé d'investir dans un géant champ gazier qui passe par l'Arabie Saoudite, la Jordanie, et la Syrie pour aller en Turquie, et puis monter dans le marché européen.

Or la présence d'Al-Assad chamboule tout dans ce plan-là. Donc, les émirs de ce mini-Etat anti-démocratique et esclavagiste pensaient déjà à écarter du jeu leur rival de Syrie! En 2011, Al-Assad aurait signé sous insistance iranienne un traité de partenariat stratégique avec Téhéran (Islamic Gaz Pipeline) afin d'exporter le gaz iranien en Chypre, en Grèce sans avoir à passer par la Turquie. Ici aussi pas de solidarité musulmane ou d'aide à titre fraternel contre ce fameux impérialisme, mais seulement de l'intérêt. Rappelons au passage que la Méditerranée orientale (Grèce, Chypre, Egypte, Israël, Liban, Syrie) est un espace qui contient dans ses fonds sous-marins environ 3500 milliards m³ du gaz naturel (Une grande partie, environ 240 milliards m³ se trouve en Syrie). D'ailleurs, en 2010, une étude l'U.S Geological Survey aura annoncé que le bassin levantin (une subdivision du bassin oriental de la Méditerranée) renferme 1.7 milliards de barils!

La découverte en août 2011 des gisements du pétrole à Qara, près de Homs d'une capacité de production 400 000 m³ par jour et celle dans la zone du Golan en 2015 aura relancé toutes les convoitises. En somme pour en revenir au sujet, il y a lieu de préciser une chose.

Faisant table rase du gouffre civilisationnel où ce monde arabo-musulman est tombé à l'heure qu'il est, il est aussi question de rejet sur les autres de la responsabilité de ce désastre. Or le propre d'une civilisation est, avant tout, de s'accepter, s'assumer et se projeter dans le futur sans aucune négation politique ou déni culturel.