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Gouvernants et gouvernés, otages du système

par Tahar Benabid*

« Dans la naissance des sociétés, ce sont les chefs des républiques qui font l'institution, et c'est ensuite l'institution qui forme les chefs des républiques ». Montesquieu.

Si l'on assimile, au risque d'une maladresse, l'institution au « système », on peut, aisément, deviner, citation aidant, comment un peuple ou une nation s'engouffre ou se fait prendre dans les rets d'un modèle mal pensé, mal conçu, mal né, ou qui, même bon, au départ, aurait mal évolué, et dont on ne peut, en général, s'extraire que par fracas, souvent dans la douleur. Par souci de clarté pédagogique, il importe d'attribuer, tant que peut se faire, aux mots leurs vrais sens pour dénouer, un tant soit peu, l'écheveau d'un ordre socio-politique, d'une extrême complexité. Dès lors qu'on attache aux termes, des idées vagues, on baigne dans la confusion. Il devient, alors, très difficile de déchiffrer les mécanismes de commande ou décisionnels et de situer les responsabilités. Les gens confondent, souvent, le pouvoir avec le système ou l'Etat et même le gouvernement avec le système. Pourtant, bien qu'intimement liées, ces entités présentent bien des différences, par l'objet même de leur existence, mais aucune ne peut subsister, sans les autres. Qu'il me soit permis de m'adonner, ici, à un rude exercice de compréhension et de discernement à propos. Je tiens, cependant, à signaler qu'il ne s'agit point d'une réflexion d'ordre philosophique, autour de concepts, autrement plus délicats qu'ils ne paraissent, de prime abord. La démarche vise, simplement, à fournir des éléments d'appoint, à l'objet de la présente contribution. Il convient, d'ores et déjà, de signaler que, du fait de leur qualité évolutive, en lien, avec la culture et l'histoire des peuples, ces concepts ne sont pas faciles à définir, de manière satisfaisante et universelle. J'userai, pour ma part, des approches qui me semblent les plus adaptées à la réalité contemporaine.

Le système

La société constituée ne peut exister ou subsister que sous l'empire de règles qui régissent les liens relationnels et permettent le vivre-ensemble. Une lapalissade, dirions-nous. Outre l'environnement physique qui procure, aux individus, le gîte, le couvert et la sécurité, la communauté a besoin d'un environnement « conceptuel » de gestion de la cité, assurant la « socialisation », à l'ensemble humain et sa cohésion dans un Etat. Cet environnement, que l'on appelle « système », intègre les différents aspects de la vie sociale : politique, éducatif, économique, culturel et cultuel. Dans ce corps, le système politique, partie constitutive du système global, est central. Dans le sens où il préside à l'organisation de l'Etat sur les plans institutionnel, juridique, réglementaire, administratif, partisan, idéologique, etc. En d'autres termes, il est le mode d'organisation de l'Etat. Il arrête, en outre, le type de gouvernance qu'on appelle, communément, le régime politique. Il existe différents modèles de systèmes politiques : totalitaire, autocratique, démocratique, monarchique? A un type de système s'apparente différents régimes. Dans un système démocratique, par exemple, on peut avoir un régime parlementaire, présidentiel, semi-présidentiel ou fédéraliste. Trois éléments principaux marquent la qualité d'un système donné. Le premier, socle du système, est l'ensemble des lois, à commencer par la loi fondamentale, appelée, aussi, constitution. La loi, œuvre du législateur, est un acte public de la volonté générale, à laquelle chacun est tenu de se soumettre volontairement ou par la force de la loi, elle-même. Autrement dit, il est fait obligation, à toute personne physique ou morale, sous l'autorité de l'Etat, de se conformer aux prescriptions et aux ordonnances de la loi. Une loi idéale exige, naturellement, une autorité législative exceptionnelle en intelligence, en savoir, en sagesse, en probité, en indépendance, et en bien d'autres vertus humaines. Ces qualités ne pouvant être réunies dans un même corps, il ne peut exister de législation parfaite à l'échelle humaine. Mais cela n'altère en rien le mérite de l'œuvre comme le souligne si bien J.J.Rousseau «La législation est le plus sublime effort de la sagesse et de la prévoyance humaine ». En théorie, chaque nation se dote de lois adaptées à ses besoins et sa nature, autour d'un consensus consacrant l'intérêt général. Dans la pratique, les chefs qui passent commande, à l'autorité législative, ne manquent pas de prescrire les orientations et recommandations, allant dans le sens de leur politique, voire de leurs intérêts. Ainsi, la nature des commettants et leurs intentions, ajoutées à la qualité des législateurs, laissent, forcément, une bonne empreinte sur les lois. Le comble c'est lorsque le chef se confond au législateur. Un second élément, d'importance avérée, est à considérer, avec pertinence, dans l'ossature du système. Il est question des pratiques et rapports dictés par la politique, les croyances, les traditions, les mœurs et coutumes. Dans cet ensemble, la politique, art du possible dans l'improbable et l'imprévu, joue un rôle primordial. Elle n'est pas, toujours, respectueuse des lois, elle s'accommode de normes non écrites, tacites pour ne pas dire informelles. Un troisième élément, et pas des moindres, est à mettre à l'actif des acteurs architectes, concepteurs, gardiens ou garants? du système. En effet, les enjeux liés au leadership, au pouvoir, aux intérêts particuliers, aux ambitions, aux besoins de dominance, marquent considérablement, le processus. Des règles et pratiques non déclarées, généralement, en marge de la légalité et de la morale, se greffent au système et s'y normalisent. Enfin, si l'on doit affecter, à chacun des trois éléments, un poids pour mesurer la valeur d'un système, il en résulterait que le meilleur des systèmes est celui où la balance penche, le plus, du côté des lois bien établies et respectées, où les pratiques politiques et autres obéiraient au bon sens, au rationnel, à l'intersubjectivité, à la modération et à des règles de conduite morales normalisées. Le troisième ensemble, géniteur et porteur de tous les vices et perversions, étant à combattre, à bannir. Inversez l'ordre, vous obtiendrez le pire? largement vérifié à nos dépens.

Etat, Gouvernement et Pouvoir politique

L'Etat est une organisation sociale avec des institutions sur un territoire déterminé, constituant une personne morale, siège de la puissance souveraine, représentant le peuple ou la nation, à l'intérieur et à l'extérieur de l'espace national. L'Etat édicte les lois et règles de droit et dispose de la force publique pour garantir l'ordre social. Ses institutions se distinguent, en particulier, par des fonctions dites régaliennes mais interviennent, dans tous les domaines d'intérêt général.

Le gouvernement est l'instance par laquelle l'Etat exerce son pouvoir. Appelé, aussi, pouvoir exécutif, il conduit la politique générale de l'Etat. Le mode de désignation de ses membres dépend du régime. Au sens large du terme, le gouvernement, présidé par le chef de l'Etat ou un ministre désigné, comprend les ministres et d'autres fonctionnaires des pouvoirs publics constitutionnels. Dans l'approche courante, il est restreint aux ministres.

Le pouvoir politique, appareil dirigeant de l'Etat, est le pouvoir de gouvernance, au sens large du terme, (conduite de la politique nationale, coordination, stratégie?) exercé par une personne ou un groupe, ayant autorité dominante sur toute la société. Possédant le monopole des grandes décisions et orientations, il fixe les règles de gestion des affaires du peuple et use de la « violence légitime », reconnue par tous et nécessaire à l'organisation et au fonctionnement de la société et de l'Etat. Le type de pouvoir politique, dans un Etat, est arrêté par la Constitution. Cependant, sa forme et son exercice, usités officiellement ou officieusement, ainsi que son influence sociale, reposent sur la volonté de ses détenteurs.

Ce rappel succinct des concepts autorise à affirmer que le « système » préside aux modes de fonctionnement général de la société et des organes de l'Etat. Il prescrit des pratiques, en autorise d'autres, et formate à sa nature, les mentalités des politiques, des gouvernants et du peuple. En somme, gouvernants et gouvernés sont sous l'emprise du système. Et pour ainsi dire, face à un modèle socio-politique défaillant, toute réforme ne peut se prévaloir de sérieux ou d'efficacité que si elle agit sur le système, dans sa globalité. Le simple changement des personnes, au pouvoir ou à un quelconque niveau de responsabilité, au demeurant nécessaire pour l'alternance constructive, dans les systèmes non démocratiques, s'apparente, au mieux, à un renouvellement de personnel. Une retouche dans l'habillage. Au regard de la pertinence, l'homérique défi est de transcender les conflits d'intérêt personnels, les clivages et les antagonismes pour affranchir la nation, dans toutes ses composantes, du joug d'un système imprégné par l'intrigue, la corruption, l'opportunisme, le clientélisme, l'ostracisme?C'est loin d'être une sinécure. Sous la tyrannie d'un système pervers, avilissant, qui gagne, en général, en complexité avec le temps d'une génération à l'autre, les peuples et leurs chefs abandonnent, pour de bien longues années, l'idée de changements ou de liberté. Selon le statut social, ce statisme est lié à la peur de l'insécurité, l'appréhension du manque, la crainte de la répression, l'habitude du confort et privilèges à gagner ou à conserver, l'obsession du pouvoir? Un système où le pouvoir est légitime et s'exerce dans une volonté générale ayant, pour objet l'intérêt commun, est toujours prédisposé à construire un Etat fort et n'hésite pas à initier, au besoin, les changements qui s'imposent.

Le pacte social devient, alors, effectif et se pérennise. Il constitue le socle de la souveraineté et favorise le développement d'un environnement socio-politique et économique, à même d'assurer la paix sociale. En revanche, un système où le pouvoir se prend et se pratique, dans une logique de rapports de forces, peu orthodoxes, obscurs, est hostile à l'idée même d'un Etat de droit. Le droit est détourné de sa vocation pour servir le plus fort. A ce dernier on prête allégeance, on obéit, rarement par libre choix, souvent par peur, par prudence ou par calcul. Et comme nul ne peut être fort, indéfiniment, dès les premiers signes de faiblesse et dès lors qu'on est assurés de désobéir, impunément, on le fait allègrement. On tourne casaque en faveur du nouveau plus fort jusqu'à ce qu'il perd lui-même cet avantage. En clair, le pouvoir se prend et se perd dans les mêmes formes et selon les mêmes mécanismes que le système autorise ou préconise. Ainsi défilent les clans, éjectés les uns par les autres, dans un processus qui semble immuable. Ce constat nous conforte dans l'idée que le simple changement du pouvoir règle, au plus, une infime partie du problème, lorsqu'il ne le complique pas d'avantage. De même, la révision des lois, aussi fort souhaitable que pertinente, pour répondre à des impératifs de développement, ne peut être élue à l'efficacité que si elle est parrainée par une campagne d'assainissement de l'environnement socio-politique. Les pratiques et comportements, officieusement, autorisés par le système, pétris en son sein, finissent, avec le temps, par bâtir un substrat de mœurs allergique au dynamisme recherché. C'est dire la difficulté de la tâche. Fatidiquement, les systèmes, à l'instar des hommes qui les font ou ceux qui les maintiennent, ne sont pas éternels. Les mauvais systèmes, où notamment le corps politique détourne les lois de leur objet, se faisant infracteur du pacte social auquel il doit, pourtant, son existence et de qui dépend, aussi, son avenir, se terminent souvent dans la douleur, d'autant plus intense que leur durée de vie est longue. Il convient de souligner, toutefois, que le changement souhaité, bien que relevant de la responsabilité première du pouvoir, incombe aussi aux citoyens. Lorsque l'on abandonne ses devoirs, par insouciance, par égoïsme, par crainte, pour n'avoir pas eu accès à des privilèges ou pour avoir perdu un droit parmi tant d'autres acquis, le corps social est ébranlé, mis en péril. On semble oublier que les biens et services offerts à la communauté par les individus contribuent au bien-être de chacun. Le manquement aux devoirs fait mal à tout un chacun. En d'autres termes, l'intérêt général et l'intérêt particulier sont intimement liés, en bien et en mal. Je serai tenté de dire que les citoyens trouveraient leur bonheur dans une maxime du genre « chacun pour la communauté et tous pour chacun ». Les hommes censés consultent leur raison et interrogent le droit, avant d'écouter leurs désirs et leurs penchants. Leurs instincts s'en trouvent apaisés et leurs âmes s'ennoblissent. Ils sont, alors, capables d'aller vers le meilleur.

L'antagonisme entre ce que permet la loi, suggéré, aussi, par le bon sens, et ce que prescrivent l'égoïsme et l'ambition personnelle produit l'abus de pouvoir, chez les uns et la frustration, le sentiment d'injustice, chez les autres. L'épicentre des craquements dans le corps social se situe justement, au niveau du dévoiement des rapports à la législation. Après une longue soumission avec son cortège d'injustices, de souffrances et de privations, le peuple désabusé finit par se lasser, par être agacé. Il perd espoir, il se détache, petit à petit, de ses gouvernants et même de l'amour de la patrie. Il se désintéresse de la politique, devient insensible aux évènements qui agitent la société. Il voit son avenir sans lendemains. Il ne craint plus la force répressive. Il a peur pour son avenir et celui de ses enfants. Il appréhende le retour des années de disette, le chômage et le fait de ne plus pouvoir assurer ses besoins vitaux. La raison de l'esprit s'éclipse, alors, pour laisser place à l'instinct, à l'impulsion et à la déraison.

Le peuple ne réfléchit plus, ne mesure pas les conséquences de ses actes, il n'y songe guère. Il pense qu'il n'a plus rien à perdre. Il est, bien entendu, qu'une sédition à soubassements politiques et peu envisageable, tant le rejet des politiques et des tribuns de la plèbe est, largement, consommé. Mais il serait naïf d'écarter le risque de récupération car qui arrive à contrôler les émotions irrationnelles de la foule, la manipule à sa guise. La turbulence est dans l'air du temps! Indéniablement, les institutions de l'Etat auraient du mal à résister aux secousses qu'elles ne manqueraient pas d'éprouver. Cela appelle quelques questions lancinantes. De quoi sera fait demain lorsqu'on aura mis le feu à la baraque, la veille ?

Comment contenir la colère du peuple, prévenir les débordements et prendre les mesures d'apaisement idoines tout en engageant un processus de réforme, sérieusement, inscrit dans la durée. Il va sans dire que pour éviter les replâtrages conjoncturels, relevant de la fuite en avant, l'action à mener avec hardiesse doit impacter les différents éléments constitutifs du système. Rôle éminemment dans les missions des politiques d'une manière générale et du pouvoir en particulier. La société civile vient en appoint. Dans les anciens temps, pour prétendre au statut de géronte, il fallait faire preuve de sagesse et de noblesse morale. La politique était un domaine réservé aux sages, dans l'antiquité, notamment dans la Grèce antique.  Que les sieurs de la politique de nos jours fassent preuve de lucidité, de pugnacité et de patriotisme autour d'un projet de société salvateur qui nous ferait sortir, à moindres dégâts, de cet abominable système. C'est possible pour peu qu'on y croit. « C'est en croyant aux roses qu'on les fait clore » disait Anatole France. Puisse Dieu nous entourer de sa grâce et illuminer nos esprits. Qu'Il pardonne nos perversions et veuille, par le dévouement de ceux qui parmi nous sont restés fidèles aux idéaux de Novembre, nous accorder ce qu'Il juge, dans sa prévoyance, nécessaire et bon pour notre pays.

*Enseignant à l'Ecole nationale supérieure de Technologie (ENST)