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Les bases historiques et coloniales du réchauffement climatique datent de plusieurs siècles (1ère partie)

par Analyse De Hassan Tsaki*

L'homme est-il responsable du changement climatique ? Cette question est tout sauf récente, argumentent deux historiens, Jean-Baptiste Fressoz et Fabien Locher (1') et l'auteur de cette synthèse en y apportant des arguments scientifiques récents de paléoclimatologie. N'est-il pas temps que les pays du Sud cessent de faire de simples suivistes zélés en édifiant désormais leurs positions internationales en toute souveraineté et connaissance des enjeux?

Problématique et contextes historiques de la Question climatique à différentes époques

« L'anthropocène correspond à la dernière partie du XVIIIe siècle : à ce moment-là, les analyses de l'air emprisonné dans les glaces polaires montrent le début de l'augmentation des concentrations mondiales de dioxyde de carbone et de méthane. Cette date se trouve également coïncider avec l'invention par James Watt de la machine à vapeur en 1784 » (1).

D'où le lecteur relèvera que Paul Crutzen aurait aussi bien pu indiquer une autre coïncidence, à vrai dire plus troublante : la publication, en 1780, des Époques de la nature de Buffon. Au moment précis où l'humanité devient une force géologique, Buffon explique que « la face entière de la Terre porte aujourd'hui l'empreinte de la puissance de l'homme ». Cette influence s'exerce même sur le climat : en gérant convenablement son environnement, l'humanité pourra « modifier les influences du climat qu'elle habite et en fixer pour ainsi dire la température au point qui lui convient » (2).

Trente ans plus tard, l'optimisme démiurgique a cédé la place à l'anxiété climatique. En 1821, le ministre de l'Intérieur, Joseph-Jérôme Siméon, envoie une curieuse circulaire à ses préfets : « Messieurs, depuis quelques années, nous sommes témoins de refroidissements sensibles dans l'atmosphère, de variations subites dans les saisons et d'ouragans [?] auxquels la France semble devenir de plus en plus sujette. On l'attribue en partie aux déboisements des montagnes, aux défrichements des forêts, [?] ces maux ne seraient pas sans remède » (3). Et le ministre de l'Intérieur de demander aux préfets de réaliser une enquête sur la modification du climat de leurs départements.

L'étonnement que suscitent ces textes vient de notre méconnaissance de la réflexivité environnementale des sociétés modernes, c'est-à-dire de leurs manières complexes, historiquement déterminées et bien différentes des nôtres, de penser les conséquences de l'agir humain sur l'environnement. Les inquiétudes dont témoigne le ministre de l'Intérieur en 1821 ne sont ni prémonitoires (le changement climatique qu'il redoute n'a rien à voir avec le changement global contemporain) ni particulièrement originales pour l'époque.

L'argument de cet article est que l'entrée de notre planète dans l'anthropocène fait suite non pas à un modernisme frénétique ignorant l'environnement mais, bien au contraire, à deux siècles de réflexions et d'inquiétudes quant à l'altération humaine du climat. Nous souhaitons ainsi questionner les thèses qui font du contemporain le moment d'un saut dans une nouvelle modernité : nous manifesterions une réflexivité sans précédent à propos des conséquences environnementales de l'agir humain et de ses « effets en retour » ; les hommes du passé, quant à eux, auraient transformé le monde sans y prendre garde, aveuglés par leur foi dans le progrès et leur confiance dans les capacités de régénération de la nature. Par exemple, dans un article de 2007, traduit récemment en français par la Revue internationale des livres et des idées, Dipesh Chakrabarty défend l'idée que la prise de conscience de l'agency géologique de l'humanité constitue une rupture radicale avec les schèmes culturels constitutifs de la modernité, caractérisés de longue date par une conception restrictive des effets de l'agir humain et l'incessante réaffirmation de la division entre histoire naturelle et histoire humaine (4).

Le climat plastique de la biopolitique de Ptolémée à nos jours

Depuis la géographie de Ptolémée, le climat était traditionnellement défini par la position latitudinale sur le globe. Le climat était à la fois une donnée et un facteur explicatif des différences culturelles, raciales ou politiques (5). Au cours du XVIIe siècle, le climat acquiert une certaine plasticité : s'il reste en partie déterminé par la position sur le globe, les discours savants ? météorologiques et médicaux principalement ? s'intéressent à ses variations locales, à ses innombrables altérations et au rôle de l'agir humain dans son « amélioration » ou sa « dégradation ».

Pour simplifier, on passe d'un climat pensé comme un lieu, comme une donnée géodésique, à un climat conçu comme un ensemble de processus dynamiques qui concourent à produire le caractère d'un lieu : précipitations, pressions, vents, émanations, topographie, sols, eaux, végétation, lumière, électricité, fumées, etc. Cette transformation est essentielle car l'activité humaine peut alors se concevoir comme un processus parmi d'autres au sein de cet ensemble de causes. La notion de climat permet de penser la nature comme ayant une histoire dans laquelle l'homme joue un rôle (6).

Cette transformation est pour partie liée aux projets de biopolitique des monarchies éclairées : puisque, selon la doctrine hippocratique, le climat exerce une influence déterminante sur la santé des populations et puisqu'il peut être modifié volontairement, les gouvernements entendent agir, par son entremise, sur le nombre et la qualité de leurs populations. Par exemple, en 1770, l'abbé Richard explique que son Histoire naturelle de l'air « n'est pas une étude de simple spéculation » mais qu'« elle est utile au grand art de gouverner les hommes » (7). En 1776, la monarchie française fonde la Société royale de médecine afin d'étudier le lien entre les climats, les épidémies et les tempéraments, et guider ainsi sa politique médico-environnementale (8).

Le projet d'une transformation rationnelle des climats est aussi très discuté sous le Consulat et l'Empire. En 1800, dans sa traduction du traité hippocratique Des airs, des eaux et des lieux, Coray souligne que l'œuvre « mérite toute l'attention des législateurs modernes [car] ils peuvent modifier d'une manière bien sensible l'influence du climat : défricher des terrains incultes, abattre ou planter des forêts, saigner des marais [?], réformer les villes [...], voilà les principaux objets dont le gouvernement doit s'occuper s'il veut dominer les mauvais ou seconder les bons effets de l'influence du climat ». Eusèbe de Salverte, médecin, révolutionnaire puis député, proche des idéologues et ami de Cabanis, est celui qui va le plus loin dans l'élaboration de ce projet d'une ingénierie climatique et humaine. Dans Des rapports de la médecine avec la politique (1806), il détaille les avantages médicaux de l'Empire napoléonien. Parce que le territoire soumis s'étend sur de nombreux climats et de nombreux peuples, il est possible par des « transmigrations » d'adapter les populations aux climats qui leur seraient les plus favorables. L'autorité nouvelle du gouvernement permet aussi d'envisager des hybridations entre les peuples afin de produire un optimum racial. Enfin, par des grands travaux, le gouvernement pourrait améliorer la « constitution physique du climat » et derechef celle des populations.

Dégradation forestière et changement climatique

L'optimisme démiurgique dont témoignent ces projets pouvait se retourner comme un gant. La fabrique humaine des climats constitue le cas limite du projet de maîtrise de la nature. Le climat étant un ensemble de processus très hétérogènes en interaction, la transformation climatique est toujours incertaine. Des modifications environnementales en apparence bénignes peuvent avoir des conséquences terribles. Par exemple, selon l'abbé Richard, une épidémie aux Moluques hollandaises aurait eu pour cause la destruction des girofliers dont les particules aromatiques corrigeaient l'air corrompu par les fumées d'un volcan (9). Si l'action de l'homme peut améliorer climats et populations, elle peut aussi conduire à la catastrophe.

Ce constat inquiétant s'élabore au XVIIIe siècle dans le monde colonial insulaire. À partir des années 1760, les conséquences environnementales de l'économie de plantation se font sentir à l'île Maurice et dans les colonies britanniques (Sainte-Hélène, La Grenade, La Barbade) (10). Reprenant les théories de Théophraste d'Érèse (le successeur d'Aristote à la tête du Lycée), selon lesquelles les arbres influeraient de manière déterminante sur les précipitations en aspirant et en restituant l'eau par leurs pores, les élites coloniales s'inquiètent de la diminution des pluies liée au déboisement. Ces préoccupations ont un écho en métropole : lorsqu'en 1766, Pierre Poivre est nommé commissaire-intendant à Maurice, il reçoit pour mission de « restaurer les pluies » de l'île en y menant une politique de conservation des forêts.

En ce qui concerne la France, les effets de l'exploitation forestière et agricole sur le climat sont longtemps vus comme bénéfiques (dans ses Époques de la nature, Buffon compare ainsi avantageusement le climat de l'Europe ? adouci par des siècles de présence humaine ? au climat sauvage de l'Amérique). Ces effets ne commencent à inquiéter qu'à partir des années 1790, en lien avec un discours qui dénonce le déclin de la forêt française. Celle-ci, dans le sillage de la Révolution, est en train de connaître une profonde reconfiguration de ses régimes de propriété et d'usage. L'expropriation du clergé et des émigrés, la vente des biens nationaux, le partage des communaux ont provoqué une parcellisation et un transfert des surfaces boisées qui a profité à la bourgeoisie et à certaines franges du monde paysan. Les maîtrises des Eaux et Forêts, symboles de l'absolutisme, ont été supprimées et les bois privés échappent désormais à toute régulation. Cette transformation post-révolutionnaire fait du climat une affaire éminemment politique : à chaque accident météorologique, on blâme les paysans de l'an II qui se seraient rués, haches aux poings, sur les nobles futaies. Pendant l'été sec de 1800, le Moniteur universel publie une série d'articles catastrophistes. Cadet de Vaux, un pharmacien réputé, également agronome, explique : « Nous sommes dévorés de sécheresse et la science dit : il ne faut pas accuser la nature mais l'homme, qui, en altérant la surface de la terre, a changé le cours de l'atmosphère et conséquemment l'influence des saisons » (11).

Les régimes successifs cherchent des réponses adaptées. Le Consulat pose ainsi une limite à la libéralisation forestière en conditionnant tout défrichement à l'obtention d'une autorisation administrative, ce qui doit contribuer à sauvegarder les forêts et, partant, le climat de la France. Les gouvernements de la Restauration accusent, quant à eux, la Révolution d'avoir soustrait la forêt à ses propriétaires traditionnels et légitimes, pour la livrer à une bourgeoisie incapable de gestion de long terme car dépourvue de l'inscription dans le temps long des territoires, apanage de l'aristocratie. L'enquête climatique de 1821 citée en exergue s'inscrit dans ce contexte : au sortir du terrible hiver de 1820-1821, le ministère de l'Intérieur consulte les préfets sur les dérèglements qu'aurait pu connaître le « système météorologique » de leurs départements en lien avec la déforestation. À travers le climat, l'humanité devient une force planétaire et la planète un être fragile. En 1822, Charles Fourier rédige un texte étrange intitulé De la détérioration matérielle de la planète (12). Partant du constat d'un dérèglement du climat, il dresse le diagnostic « du déclin de la santé du globe ». La source du mal est sociale. C'est l'individualisme qui conduit au déboisement : « Les désordres climatériques sont un vice inhérent à la culture civilisée ; elle bouleverse tout par la lutte de l'intérêt individuel avec l'intérêt collectif ». Selon Fourier, toute tentative d'amendement de la société individualiste actuelle est vouée à l'échec, comme le prouve l'inanité des législations forestières successives ; la cure planétaire passe nécessairement par la Révolution : « Il faut sortir de la civilisation ».

Le débat sur le climat, rythmé par la survenue des évènements météorologiques extrêmes, rebondit aussi lorsque la politique forestière est discutée à l'Assemblée nationale. Pendant la monarchie de Juillet, des escarmouches opposent partisans et opposants de l'autorisation de défrichement. Par exemple, le 27 février 1836, alors qu'un député dépose un projet de loi supprimant l'autorisation administrative, l'astronome François Arago improvise une réponse en décrivant les conséquences catastrophiques du déboisement : refroidissement de l'atmosphère, grêles, changement de régime des rivières, inondations, etc. Avant de préciser : « Je ne dis pas que cela soit, mais je dis que cela est possible, et qu'il est utile de se livrer à cet égard à un examen sérieux » (13). Sur sa proposition, une commission d'enquête parlementaire sur le changement climatique est mise en place. Mais, deux ans plus tard, Arago doit reconnaître devant l'Assemblée l'incapacité de la science météorologique à trancher la question. Une partie des députés l'accuse alors d'instrumentaliser l'incertitude pour retarder l'abrogation de l'autorisation administrative. La question du changement climatique devient donc un objet politique majeur après la Révolution, mais la science académique a bien du mal à le prendre en charge car il demeure étranger au programme expérimental et mathématique qui domine alors les sciences physiques. Les savants qui, comme Arago, sont enrôlés dans l'expertise climatique rechignent à donner des réponses claires et soulignent les difficultés de l'entreprise : comment définir le changement climatique ? Comment distinguer l'épiphénomène de la tendance de long terme ? Quels critères prendre en compte (précipitations, phénomènes extrêmes, température) ? Alors que les savants valorisent la mesure et la précision comme critères d'objectivité, les gouvernements successifs leur imposent l'étude d'un objet difficilement saisissable en ces termes. A suivre

(*) Professeur, Directeur de recherches universitaires Conférencier-invité au LAB Paris-2015. Lors de la COP21, Paris, 1-12 décembre 2015

Références et sources bibliographiques :

(1') Jean-Baptiste Fressoz & Fabien Locher, « Le climat fragile de la modernité. Petite histoire climatique de la réflexivité environnementale », La Vie des idées , 20 avril 2010. ISSN : 2105-3030. URL : http://www.laviedesidees.fr/Le-climat-fragile-de-la-modernite.html

(1) Paul Crutzen, « Geology of Mankind », Nature, 3 janvier 2002, p. 23. Mike Davis, « Bienvenue à l'Anthropocène », disponible en ligne sur le site web de la revue Contretemps.

(2) Georges Louis-Leclerc de Buffon, Les Époques de la nature, Paris, Imprimerie royale, 1780, vol. 2, p. 197.

(3) Circulaire du ministère de l'Intérieur du 25 avril 1821.

(4) DipeshChakrabarty, « Le climat de l'histoire : quatre thèses », Revue internationale des livres et des idées, janvier-février 2010, 15, p. 22-31.

(5) Clarence J. Glacken, Traces on the Rhodian Shore : Nature and Culture in Western ThoughtfromAncient Times to the End of the Eighteenth Century, Berkeley, University of CaliforniaPress, 1967.

(6) Jan Golinski, British Weather and the Climate of Enlightnement, Chicago, Chicago UniversityPress, 2008, p. 170-202.

(7)Abbé Jérôme Richard, Histoire naturelle de l'air et des météores, Paris, Saillant et Nyon, vol. 1, 1770, p. 2.

(8) Une commission de médecine est créée en 1776, elle devient Société royale en 1778.

(9) Abbé Jérôme Richard, op. cit., vol. 2, 1771, p. 412.

(10) Richard Grove, Green Imperialism : Colonial Expansion, Tropical Islands Edens and the Origins of Environmentalism, 1600-1860, Cambridge, Cambridge UniversityPress, 1996.

(11) Antoine-Alexis Cadet de Vaux, « Observation sur la sécheresse actuelle, ses causes et les moyens de prévenir la progression de ce fléau », Moniteur universel, 26 août 1800.

(12) Il s'agit de notes préparatoires pour le Traité de l'association domestique agricole : théorie de l'unité universelle, publiées dans La Phalange en 1847. Pour une vision de la terre comme un être vivant que l'humanité risque de tuer, voir Eugène Huzar, La Fin du monde par la science, 1855 (éditions è®e, 2008).

(13) François Arago, « De l'influence du déboisement sur le climat », ?uvres complètes, Paris, Gide, 1859, vol. 12, p. 432.