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Confessions post-mortem d'un vieux baltagui

par Salim Metref

J'ai décidé, aujourd'hui, de mettre fin à mes jours. Je sais que mon honneur est, à jamais, perdu, aussi j'ai décidé de libérer ma conscience du poids des crimes que j'ai commis. Bien qu'elle se soit souvent endormie, j'ai, comme tout le monde, une conscience qui est d'ailleurs de plus en plus mauvaise.

Elle est en fait, celle des imbéciles, de ceux qui ont permis aux pires crimes d'exister et d'être commis, sans jamais réagir ou qui y ont con-tribué.

J'ai déjà essayé de me sui-cider. La dernière fois, j'ai voulu me jeter, sous un train, mais le chef de gare s'en est vite aperçu et m'a rattrapé. Il m'a conseillé de ne pas le faire et m'a dit que cet acte de folie pouvait provoquer la paralysie du trafic ferroviaire et que c'est contraire à l'Islam. Je comprends, aussi, maintenant qu'il est plus facile de donner la mort aux autres que de se la donner à soi-même.

J'ai soixante-quatre ans et un mois. Je suis né quelques années avant le déclenchement de la guerre de Libération nationale. Contrairement à certains de ses voisins, mon père n'a pas rejoint les résistants algériens. De très forte corpulence, sain de corps et d'esprit, aimant la vie, il a préféré, comme beaucoup d'autres, se consacrer à l'exploitation de l'étal de fruits et légumes qu'il tenait au marché et nourrir et élever sa nombreuse famille. Nous étions huit frères et quatre sœurs, sans oublier ma mère et une tante, veuve d'un appelé du contingent, mort en France pendant la Seconde Guerre mondiale, dans les rangs des combattants d'Afrique du Nord. Tous mes frères et sœurs sont nés, avant l'indépendance. Mon père est mort, à la fin de 1962, renversé par une vieille Panhard, conduite par un chauffard ivre-mort. Ce jour-là, il y avait beaucoup de monde à la maison. Ma mère pleurait en silence. En descendant l'escalier du vieil immeuble dans lequel nous vivions, je me suis souvenu de notre voisine du dessous dont le mari a trouvé mort, sous la torture, pendant la bataille d'Alger et qui disait à ses enfants que les vrais hommes sont morts en martyrs et que les autres devaient se contenter de mourir sous les crissements des pneus d'une veille voiture, de surcroît, au lendemain de l'indépendance. Mon père avait laissé, suffisamment, d'argent pour nous permettre de continuer à vivre, normalement, et surtout de grandir puisque nous étions encore des enfants.

Ma scolarité, contrairement à celle de mes frères et de mes sœurs, ne fut pas brillante et je découvris, très tôt, que j'avais de sérieuses prédispositions pour le mensonge, le simulacre, la calomnie et, pire, pour tout ce que la morale et mon éducation musulmane réprouvaient. J'étais, déjà, un mauvais garçon précoce et je causais beaucoup de soucis, à ma mère qui ne tarda pas, elle aussi, à mourir à son tour, dix ans, jour pour jour, après mon père. Ma mère mourut épuisée par la vie et par l'éducation d'une famille si nombreuse. Je me souviens de son visage angélique sur son lit de mort. Elle avait l'air souriant et la mort était, sans doute, pour elle une véritable délivrance. Je venais d'avoir vingt ans, mes dents étaient en excellente état et j'étais déjà prêt à accepter toutes les compromissions pour pouvoir croquer la vie. J'avais réussi, malgré mes errements nocturnes, à faire quelques études de comptabilité et je raffolais, déjà, des chiffres, du calcul mental, des bilans comptables? Aujourd'hui, j'ai décidé, avant de mourir, de livrer le seul bilan qui m'incombe, le mien, celui dont je suis le seul comptable, celui de mes actes, des mensonges qui ont toujours été les miens et du souvenir de tous ceux dont j'ai provoqué l'arrestation, la mort, des innocents que j'ai envoyés en prison, des familles que j'ai endeuillées ou dont j'ai provoqué la dislocation, des femmes honnêtes à propos desquelles j'ai colporté les pires calomnies et de tous ces malheurs que j'ai provoqués. Après l'obtention de mon certificat d'aptitude professionnelle, j'ai commencé à pratiquer les vices les plus abjects. Je me suis adonné, sans retenue, à la consommation d'alcool et j'ai souvent fréquenté les femmes de petite vertu. En fait, depuis ma jeunesse, j'ai exercé le plus infâme des métiers. J'ai été indicateur dans les années 1960 et 1970, mouchard dans les années 1980 et 1990 et, depuis, je suis devenu ce que les révolutions arabes de ces dernières années ont convenu d'appeler un ?baltagi', un expert, rompu à l'art de la calomnie, de la délation et la dénonciation. Depuis toujours, je me suis occupé de toutes celles et de tous ceux qui ne pensaient pas comme ils devraient le faire. Je recevais mes instructions d'inconnus qui me rédigeaient ma feuille de route et j'ai dû emprunter dans ce cadre, les chemins les plus escarpés. Je ne posais jamais de questions ni ne demandais d'explications. Je devais écouter, épier, suivre, poursuivre et surveiller et rapporter tout ce qui se disait, tout ce que j'entendais et tout ce que j'aurais pu voir. J'adorais faire ce métier. Il s'agissait bien d'un métier puisque j'étais, souvent, rétribué avec de l'argent, parfois quelques bouteilles de whisky, dont je raffolais, surtout en ces périodes de disette éthylique, et parfois même, l'adresse d'une mauvaise femme qui recevait l'ordre de très haut, pour me tenir compagnie. J'étais d'ailleurs, cet être vil, sale, sans scrupules, capable de toutes les compromissions et de tous les coups tordus, pour vivre l'illusion de la puissance et du pouvoir. Je compris, plus tard, que la puissance ne pouvait être que celle de Dieu. Mais je ne continuais d'exister que par le mal que je faisais aux autres et les drames que je provoquais.

Grand de taille, orgueilleux et la mine menaçante, je pouvais observer de très haut mon entourage et mes grandes oreilles, dont je déployais l'envergure, me permettaient de tout entendre et de tout décrypter, surtout pendant les enterrements. Les cimetières sont les endroits où l'on peut recueillir les meilleures confidences, surtout les plus précieuses. J'ai réussi, durant toutes ces années, à débusquer bon nombre de communistes qui vivaient dans la clandestinité et qui préparaient, déjà, quelques coups fumeux. Bien que sans doute innocents, je les ai livrés, détruits et condamnés au silence. J'ai réussi, aussi, à épier ceux qui se proclamaient nationalistes arabes, se revendiquaient des droits de l'homme ou de la culture berbère. J'ai réussi, grâce à un subtil dosage de mensonges et de faux témoignages, à fabriquer les preuves de leurs complots séditieux ou de leur politique séparatiste. J'ai, aussi, découvert ceux qui introduisaient en Algérie de drôles de manuscrits, écrits dans une drôle de langue, composée de caractères qui ressemblaient à des olives et à des bâtonnets.

Mon correspondant m'expliqua un jour, que même gravés, sur des pierres, dans le Grand Sud algérien, ces caractères étaient des faux, sans doute laissés par quelque aventuriers, en quête de gloire. N'étant pas cultivé, j'ai toujours considéré les propos de mon correspondant comme des paroles bibliques. J'ai toujours abusé de ceux qui me faisaient confiance et me livraient le fond de leurs pensées. J'ai trahi leur parole, leur amitié et même, comme on dit chez nous, le sel que nous avons souvent partagé. J'ai, parfois, aussi constaté dans le cadre de mes fonctions d'autres délits que je n'ai pas révélés, ni dénoncés et surtout pas divulgués. Corruption, vols, viols, détournements, etc. Je ne suis pas stupide et je sais parfaitement, exercer mon métier car ces délits devaient toujours, être tus, car ils ne faisaient pas partis des objectifs qui m'étaient fixés. J'étais un indicateur, un mouchard et rien d'autre. Surtout pas un justicier ni un héros. J'ai dû aussi, un jour enfiler une cagoule pour dénoncer certaines personnes qui me connaissaient et que je soupçonnais d'être coupables de troubles, à l'ordre public, de vols ou d'activités subversives. J'ai, ensuite, pris des responsabilités plus importantes.

J'étais devenu un mouchard en chef et j'ai pu, grâce à mon intelligence maléfique, tisser un réseau de mouchards que je choisissais parmi les personnes les plus paumées, adeptes des tranquillisants et souvent, sans domicile fixe. Je leur procurais même des chiens que je leur proposais de dresser. Je disposais, ainsi, d'une brigade canine que je pouvais actionner en cas de troubles. Je devais parfois, provoquer des incidents pour faire avorter des manifestations pacifiques de citoyens mécontents et mettre en prison des innocents accusés, à tort, des pires crimes. Au milieu des années 1990, je me suis, particulièrement, occupé des barbus. J'ai souvent trahi la confiance des frères avec qui je faisais la prière, à la mosquée. D'ailleurs, je me souviens être souvent allé à la mosquée, après avoir passé la veille une soirée bien arrosée. J'avais une haine pour ces gens-là parce qu'ils condamnaient tout ce que je faisais. Ils me révélaient, en fait, la face hideuse de moi-même et cela, je ne pouvais le supporter. J'appris, bien plus tard, que les interdits n'étaient pas les leurs mais c'était déjà trop tard, car j'avais déjà cumulé tant de péchés. J'ai réussi, aussi, à faire emprisonner un intellectuel qui m'avait traité de c?. Il m'a même dit qu'un certain Céline, que je ne connaissais pas, avait dit que les c?s étaient les plus forts car ils étaient les plus nombreux.

Je me suis vexé et j'ai écrit sur une petite feuille activités criminelles, à la place d'activités intellectuelles. Et comme je suis inculte, j'ai cru qu'il m'avait appelé Céline, un prénom de fille, mais je m'en suis aperçu trop tard et il était déjà en prison. J'ai, aussi, appris à fréquenter les centres de vote, à les surveiller puis à les diriger. Je suis devenu un expert en falsification des registres. J'ai appris toutes les astuces permettant de faire élire qui de droit et d'éliminer tous les autres, surtout tous ces idiots qui continuent de croire que le pouvoir appartient au peuple. Durant ces dernières années, fort de mon expérience et du fait de mon âge, j'ai rejoint une entreprise. Grâce à mes relations, mon expertise, dans le mensonge et la calomnie, la forfaiture et la soumission, j'ai pu obtenir un poste de responsabilité et j'ai sous ma responsabilité de jeunes diplômés qui ont la naïveté de croire qu'on peut évoluer, grâce aux études et à la compétence. Bêtises ! Ils oublient que, dans ce pays, il n'y a aura jamais de place pour les gens honnêtes et sérieux. J'ai réussi, grâce à une indécrottable habitude professionnelle à consigner, sur des bouts de papier, tout ce que je pouvais savoir à propos de mes collègues : habitudes, fréquentations, téléphones et opinions. Je continue d'être un monstre froid. Un salaud. Un pourri. Et cela, je le sais, depuis longtemps. Mais j'avoue que je suis, de moins en moins, assidu dans mes activités favorites. Je fais souvent des cauchemars. Je revois parfois les cris de ces mères dont les enfants ont été déportés, dans des endroits très éloignés, suite aux propos que je n'ai jamais entendus, contrairement à ce que j'ai toujours affirmé, dans la salle des ablutions de la mosquée attenante, à mon domicile et que j'ai littéralement rapportés à mon correspondant. Je me souviens, aussi, de ce vieillard que j'ai réussi à faire déposséder de ses terres. J'ai réussi à le faire inscrire, sur la liste des nationalisés. Il mourut après m'avoir déclaré que déposséder un homme de sa terre c'est comme le déposséder de son honneur.

Un jour, dans le bus, j'ai rencontré un monsieur de mon âge que j'avais déjà dénoncé. Il me fixa, durant tout le trajet, comme s'il me connaissait depuis toujours. En descendant du bus, je compris que, comme pour le personnage du film de Zinet, l'homme était aveugle et qu'il continuait de fixer le siège que je venais de quitter. Depuis quelques semaines, j'ai honte de moi-même. Bien que je ne souffre pas d'incontinence, je suis obligé de me changer chaque matin. Et je me cache souvent. Les quelques amis que j'ai pu me faire, exceptée cette vieille sorcière qui continue de sévir dans une entreprise publique et de causer, grâce à ses relations, les pires ennuis à des enfants de bonne famille dont le seul crime est de repousser ses avances de vieille perverse et qui appartient, au milieu de la délation et de la calomnie, ont fini par me quitter, après avoir, sans doute, découvert le peu de noblesse de mon infâme parcours professionnel. Aujourd'hui, vendredi, jour béni de l'Islam et fête hebdomadaire des musulmans, j'ai accompli ma prière. L'iman a prêché le pardon d'Allah pour ceux qui savent se repentir. Mais j'en ai trop fait. Je découvre, tardivement, que j'aurai pu exercer un autre métier et il m'arrive, aussi, de pleurer. Je demande pardon à Dieu. J'ai décidé, en ce jour, de mettre fin à ma vie. Je me suis pendu à un arbre, après avoir mangé le plat copieux que m'a, généreusement, préparé mon brave voisin que je n'ai jamais connu et qui habite l'étage du dessous.