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24 février 1971 : l'Al gérie a raté la souveraineté sur son pétrole

par Reghis Rabah *

1ère partie

Les deux piliers qui ont fait du principe de souveraineté sur les ressources naturelles un élément central des relations étatiques et assurent, autant que faire se peut, l'égalité souveraine entre les États sont d'abord la scène internationale qui reste l'un des principaux corollaires du droit des peuples à disposer d'eux-mêmes, ensuite, parce qu'elle est indéniablement l'outil indispensable de l'indépendance économique d'un État aujourd'hui.

Il semble acquis que les États ont le droit d'exploiter librement les ressources naturelles se situant sur leur territoire. On peut cependant douter parfois de la réalité de ce fait lorsque l'on constate, par exemple, la mainmise qu'ont les industries occidentales sur les ressources naturelles de certains pays d'Afrique ou d'Amérique Latine, notamment sur les mines ou les exploitations pétrolifères.

Dans le domaine pétrolier plus précisément, l'expertise est restée entre les mains des grandes compagnies appartenant ou issues des fameuses 7 sœurs. S'il est d'avis général de constater que tous les États notamment africains disposent désormais de la pleine souveraineté sur leurs ressources naturelles, et c'est un principe assez respecté dans l'ensemble, il n'en demeure pas moins qu'il se trouve altéré par leur dépendance technique vis-à-vis de l'Occident pour l'exploiter et en tirer profit pour financer leur développement. En moyenne dans l'ensemble des pays pétroliers africains, la production d'une tonne équivalent pétrole d'hydrocarbures bénéficie à plus de 60% aux détenteurs de la technologie et des miettes resteront pour les producteurs des ressources naturelles (conception, étude, réalisation, équipements, pièces de rechange, maintenance et assistance technique). C'est une situation regrettable qui a germé dans l'esprit de certains leaders occidentaux pour revoir leur copie de les coloniser par la force et de se limiter à les contrôler par des artifices économiques. L'objectif de la colonisation n'est-il pas un moyen d'assurer pour le colonisateur une économie complémentaire ?

A quoi servirait-il de s'embrouiller avec la gestion des indigènes tant que les richesses continuent d'affluer de l'autre côté de la rive ? C'est pour cette raison d'ailleurs qu'après les sacrifices consentis par l'Algérie en donnant plus d'un million et demi de martyrs pour arracher son indépendance politique 1962, les autres pays africain d'après ont bénéficié de souveraineté fabriquée par les organisations internationales à la solde des multinationales au point de qualifier à l'époque l'ONU d'organisation de faiseur de paix. En Algérie, plus particulièrement, le secteur des hydrocarbures a pesé dès les premières années de la révolution. Il était au centre de toutes les négociations pour au moins deux raisons. La première est que l'octroi des premiers permis par la puissance coloniale de recherche saharienne en 1952 coïncidait avec la préparation du déclenchement de la révolution en novembre moins de deux année après. La seconde est venue un peu plus tard avec l'arrivée du brut par pipeline au terminal de Béjaïa.

La France qui s'est rendu compte qu'elle était en perte de vitesse en exigeant de garder toute l'Algérie, elle a tenté de se rabattre sur l'essentiel en réajustant sa stratégie politique. Le général de Gaulle l'a bien reconnu dans ses «mémoires de l'espoir» en écrivant notamment : «Pour garder la mise à disposition des gisements de pétrole que nous avons mis en œuvre et celle de nos bases d'expérimentation de nos bombes, de nos fusées, nous sommes en mesure quoi qu'il arrive de rester au Sahara quitte à instituer l'autonomie de ce vide immense». Ces intentions clairement affichées ont été reçues cinq sur cinq par les dirigeants de la révolution algérienne pour inscrire la souveraineté sur les ressources naturelles nationales au centre de leur stratégie de lutte. Ils n'ont cessé de le répéter à partir de 1956 dans la plateforme de la Soummam puis un peu plus tard dans les accords de Tripoli et Alger. La démarche consistait à céder dans un premier temps du terrain sur ce volet car l'Algérie nouvellement indépendante politiquement n'avait pas les moyens techniques, matériels et surtout humains pour prendre en charge ce secteur fortement technologique et capitalistique. Ceci légitime le compromis consenti par les négociateurs dans les accords d'Evian. Puis dans un deuxième temps préparer les instruments nécessaires pour récupérer ses richesses naturelles en temps opportun et parachever ainsi son indépendance totale à la fois politique et économique.

Il faut peut-être souligner pour mémoire que jusqu'au début des années 80, c'est la planification qui orientait les fruits tirés du pétrole vers le développement des autres secteurs dans le seul but de diversifier l'économie nationale et ne pas dépendre d'une seule ressource de financement. C'est en fait la droite ligne tracée par les concepteurs de la révolution algérienne depuis son déclenchement en 1954. L'idée est de tout raffiner en Algérie pour d'une part répondre à la consommation nationale créée par l'assise industrielle et d'autre part exporter des produits pétroliers au lieu de servir d'une réserve de matière première pour faire tourner les usines occidentales. C'est en ces termes que se mesure la souveraineté sur les ressources naturelles qui était considérée comme une autre bataille après celle de la lutte armée. Comment s'est concrétisée cette stratégie sur le terrain ? A partir de quand cette démarche à été déviée ? Où en est-on aujourd'hui ?

1- Des circonstances historiques de la nationalisation des hydrocarbures

La nationalisation n'est pas spécifique à l'Algérie mais elle est apparue avec la prise de conscience de certains pays qui se sont rendu compte de l'exploitation de leurs richesses par les grandes firmes multinationales. Il y a eu le Mexique en 1938 puis l'Iran de Mossadegh en 1951. Elle n'est pas non plus la conception d'une équipe au pouvoir mais largement explicitée dans les documents doctrinaux. Il s'agissait en fait de récupérer les ressources naturelles et contrôler les instruments de régulation de l'économie. Le Code Pétrolier Saharien (CPS), qui était le seul cadre institutionnel avant l'indépendance, s'est trouvé modifié par les accords d'Évian en 1962 dans sa partie consacrée aux hydrocarbures dans un sens encore plus favorable aux intérêts français et vient ainsi altérer le transfert de la souveraineté au profit de l'Algérie.

En dépit de l'accord algéro-français de 1965, plusieurs contradictions ont été relevées dans le comportement des sociétés exploitantes: insuffisance des investissements d'exploration; gonflement artificiel des charges d'exploitation dans le seul but de réduire la marge qui revient à l'Algérie et rapatriement insuffisant du chiffre d'affaire réalisé par le groupe ELF, etc.

Plusieurs mois de négociation ont confirmé la position de la France de refuser l'alignement du pétrole algérien sur le régime fiscal pratiqué par les pays de l'OPEP et de se conformer à un contrôle de gisement par l'Algérie. C'est donc avec la souveraineté nationale et le libre exercice de disposer de ses richesses qu'il fallait peser les conséquences de la nationalisation du 24 février 1971. Elle consistait en fait : de récupérer 51% des intérêts français dans la production du brut ; nationaliser la totalité des réserves gazières et celle de tous les moyens de transport.

La réaction française était violente mais prévisible : les compagnies ont essayé entre autres de faire un embargo sur le pétrole algérien en le déclarant «rouge». Il ne s'agit pas ici de déclencher la symbolique des années70, mais juste souligner le caractère combatif de ce processus qui a exigé pour se concrétiser un acte de grand courage et une mobilisation très importante d'où son lien indéfectible avec l'organisation syndicale «d'antan» bien entendu.

2- La démarche des années 70 visait justement la souveraineté

Ceci peut être facilement vérifié en parcourant les grandes lignes du plan quadriennal qui couvre la période 1970-1973 et dont l'objectif primordial est de créer les conditions qui permettraient de fournir un emploi durable à l'ensemble de la population masculine active d'ici l'horizon 1980 quels que soient les moyens utilisés, ce plan vise essentiellement l'épanouissement des citoyens ce qui est effectivement une aspiration fortement populaire. Ensuite, le renforcement de l'indépendance économique en diversifiant les échanges extérieurs et le recours aux investissements étrangers comme apport aux moyens nationaux et jamais facteurs dominants. Et surtout l'industrialisation qui doit engendrer un mouvement de croissance auto-entretenue. C'est en vrai projet de société que s'érige ce plan, il définit les règles de jeux et fait appel à l'adhésion de toutes les forces vives pour entamer une deuxième révolution, cette fois industrielle et culturelle, pour parachever le processus d'indépendance économique, moyennant bien entendu des sacrifices à l'instar de la révolution armée.

Du point de vue opérationnel, il s'agissait d'une manière très succincte de renforcer les sociétés nationales créées dans les années 60 en réorientant leurs objectifs quitte à ce qu'ils soient politiques mais elles doivent recevoir le transfert de technologie né du partenariat avec les grandes compagnies étrangères pour justement le capitaliser, le consolider et pourquoi pas le fertiliser vers les générations futures. Ces instruments de l'Etat doivent toucher tous les secteurs économiques : l'industrie, l'agriculture, le bâtiment, le commerce, la santé, l'éducation, le tourisme, etc. pour prendre plus tard la relève des hydrocarbures, principal pourvoyeur du financement aujourd'hui, afin de diversifier l'économie de demain. Au même titre que le secteur des hydrocarbures, ils doivent assurer la formation de leurs propres cadres dans les instituts de technologie afin de les rendre directement opérationnels chacun dans son domaine.

Sonatrach qui agissait pour le compte de l'Etat dans le domaine des hydrocarbures avait monté des partenariats avec les grandes sociétés internationales des filiales au nombre de 20 afin d'intégrer par ce biais toutes les activités parapétrolières. Aujourd'hui il n'en reste qu'à peine 6 qui fonctionnent difficilement dans un environnement concurrentiel déloyal. Les Vietnamiens, indépendants bien après l'Algérie, ont réussi à fabriquer des appareils de forage pour les ramener au Sahara afin de casser le tarif de location des rigs qui est passé en quelques mois à 28 000 $ au lieu de 32 000 $ par jour. De nombreux analystes devaient critiquer fortement cette période la caractérisant de «dirigiste», d'autres sont allés jusqu'à taxer l'industrialisation de «Concept bourgeois» qui sert à renforcer l'hégémonie des multinationales. Peut-être que ces analyses avaient leur opportunité à ce moment mais eu égard à la fragilité à laquelle est arrivée l'économie nationale aujourd'hui, on serait tenté de se poser la question s'ils la regrettent pas amèrement de nos jours.

3- La réorientation du modèle de développement

Après le retour de l'encadrement formé à l'étranger notamment aux Etats-Unis, le discours a commencé de prendre une tournure dont les implications sur le terrain s'écartaient peu à peu de la ligne suivie pour atteindre les objectifs consensuels : le gigantisme des sociétés nationales, l'efficacité selon le principe «Small is beautifful», la tentative d'abandon des hydrocarbures comme stratégie de développement, le désengagement progressif de l'état vis-à-vis des différentes institutions publiques, pour, selon le discours politique, une meilleure efficacité budgétaire. Cette réorientation ne s'est pas faite sur la base d'un bilan chiffré mais uniquement sur des opinions parfois même par mimétisme. Elle n'a pas non plus tenu compte que pour monter cette assise économique, l'Algérie s'est fortement endettée auprès des institutions privées et étatiques internationales. Elle ne pourra espérer le retour sur investissement que lorsqu'elle l'aura mené à son terme. Cette déviation du point de vue macro-économique a dévié les investissements des secteurs productifs au profit des infrastructures, ce qui a ralenti l'effort d'industrialisation et par voie de conséquence ne contribue plus à assurer l'indépendance économique qui parachève la souveraineté. D'un autre côté, la restructuration organique et financière des grandes sociétés nationales a été une cassure du processus intégré pour les effriter et les vider de leur substance. Conséquence : les efforts d'une décennie de travail et de capitalisation sont partis en fumée.

La déroute a été telle que tous les gouvernements qui se sont succédé après n'ont rien pu faire pour redresser la situation. Ils se sont rabattus sur un tripotage et un bricolage managérial pour faire de ce tissu industriel un tas de quincaillerie selon les propres termes d'un haut responsable. Cet échec a extrêmement fragilisé l'économie nationale et la rendue fortement dépendante de facteurs exogènes dont le contrôle échappe complètement aux décideurs. Il s'agit de prix du baril sur lequel on indexe celui du gaz, le cours du dollar, montant de la facture de vente des hydrocarbures et enfin les conditions de pluviométrie qui régule la facture alimentaire. Il faut souligner d'emblée que si l'on se réfère aux données du Centre National de l'Informatique et des Statistiques (CNIS) de la douane dans ses rapports de 2008 à 2015, on se rendra compte que Sonatrach et à travers elle l'Algérie exporte en volume plus de gaz que de pétrole et cette tendance est confirmée par les investissements dont bénéficie cette branche en amont et en aval.

Avec à peine 4,5 trillons m3 de réserves en gaz, l'Algérie ne pèse pas lourd sur l'échiquier international. En effet, trois pays, la Russie (35%), l'Iran (15%) et le Qatar (10%), totalisent à eux seuls 60% des réserves mondiales. Le continent asiatique où la croissance semble se maintenir est tout prêt du Qatar qui bradera son gaz pour ne pas laisser l'Algérie pénétrer ce marché et ceci sans tenir compte du gaz de schiste de bonne qualité qui arrive au Japon et bientôt le charbon de l'Australie en Chine, pays très peu soucieux de l'environnement. La Russie a déjà investi dans les conduites North Stream et le South Stream, totalement opérationnels à partir de 2016. Son retard sur de nombreux projets comme le Galsi rétrécit son champ d'intervention et l'étrangle face à ces contraintes internes. (A suivre)

* Consultant et Economiste pétrolier