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L'Etat algérien et le problème des libertés

par Arezki Menacer *

Il ne fait guère de doute que l'Etat algérien, aux lendemains d'une indépendance chèrement acquise, n'était nullement favorable aux libertés. Tout dans l'histoire du mouvement national le dressait contre la démocratie et le rendait hostile au libéralisme politique.

Le respect des libertés, lequel suppose la critique, la diatribe et la controverse, n'était pas du goût des hommes du 1er novembre. Les conditions dans lesquelles se crée le FLN, la déliquescence du MTLD qui précéda, l'érection de Messali Hadj au rang de «prophète visionnaire», tout cela ne prédisposait nullement les Algériens à vivre une expérience démocratique dans les premières années de l'indépendance. La place éminente qu'occupe le patriarche auréolé de sagesse dans le clan et l'image positive des figures qui incarnent l'autorité n'inclinaient point les Algériens à donner leur aval à une société libérale. Sous la houlette d'un mouvement qui a conduit la guerre jusqu'à la libération, il était donc peu probable que l'indépendance se traduise par un triomphe des libertés individuelles. Elle s'est donc bornée à la reconquête du territoire, à la nationalisation des hydrocarbures, à l'octroi «par le haut» d'un certain nombre de droits aux citoyens, droit à la scolarité, au travail dont les privait un régime colonial ignoble. En somme, la culture politique des hommes qui furent à l'origine de l'insurrection de novembre 1954, à l'origine tous issus du PPA-MTLD, tendait à leur faire accroire que le débat, la libre discussion et la critique n'étaient que de la «vaine parlote». «Ce n'est pas avec ça qu'on fera la révolution» comme le scandaient les militants du MTLD. Pour ces apprentis activistes, rien de pire que la «parlote». Les hommes du 1er novembre tenaient la logomachie pour un legs pernicieux du parlementarisme français, d'où par contraste leur glorification de l'action.

La libre discussion a pour autre travers celui de faire mécaniquement obstacle au rassemblement et même à l'unité, d'où la vocation du FLN au leadership. Après tant d'efforts, il a fini par être reconnu par l'adversaire français, par De Gaulle, comme le seul et unique représentant du peuple algérien.

De telles dispositions ne constituaient pas un bon présage pour les libertés. Les premières années de l'indépendance virent se produire de nombreuses atteintes aux libertés et à la sécurité de personnalités connues et de militants chevronnés ayant joué un rôle de premier plan dans le mouvement national. Dans «L'indépendance confisquée», Ferhat Abbas raconte par le menu les circonstances de son arrestation. Alors qu'il avait démissionné de son poste de président de l'Assemblée nationale, à la suite d'un différend sur la procédure choisie à propos de la Constitution, des «policiers escaladèrent, tels des malfaiteurs, la clôture de ma villa à Kouba (Alger) et se présentèrent à ma porte, mitraillettes aux poings» Ces policiers n'avaient, précise F. Abbas, aucun mandat.

F. Abbas fut arrêté, emmené dans une ancienne clinique désaffectée et enfermé jusqu'au 30 octobre 1964, à El-Biar. Il sera détenu pendant onze mois dans le sud oranais, sans être présenté à un juge jusqu'à sa libération, le 8 juin 1965. 11 jours plus tard, Ben Bella était renversé par le colonel Boumediene, et connaîtra lui-même les rigueurs du régime secret qu'il avait infligé aux autres. «Lorsque j'étais président de l'Assemblée algérienne, déclarait Abbas, j'avais coutume de dire à Ben Bella que celui qui touche aux libertés du voisin s'expose à voir entamer ses propres libertés». Mais Ferhat Abbas ne sera pas le seul à être inquiété et sali, le président Farès, Amar Bentoumi, l'ancien Garde des sceaux, le commandant Azzedine, le commandant Larbi Berredjem de la wilaya II, les députés Boualem Oussedik et Brahim Mezhoudi seront détenus dans des conditions similaires. Ben Bella, qui était alors aux manettes, s'est montré peu respectueux de la liberté et de la dignité de figures à qui on ne peut rien reprocher, à l'exception d'un désaccord politique avec Ben Bella. Ce qui le montre, c'est précisément les conditions de leur enlèvement, leur arrestation et leur détention. Quand on a des arguments à faire valoir et qu'on est persuadé de détenir la vérité, on n'écarte pas ses opposants en faisant usage à leur égard d'arbitraire. «En 1964, je fus arrêté, écrit F. Abbas, parce que je ne voulais pas suivre Ben Bella dans son aventurisme». Il s'agit bien de divergences politiques que la propagande de Ben Bella a transformées en accusations d'infamie portée au passif de Ferhat Abbas.

Le 21 juin 1963, Mohammed Boudiaf, compagnon d'armes de Ben Bella, sorti faire une course dans Alger, est abordé par deux hommes au Pont d'Hydra qui, se présentant comme agents de la Sécurité militaire, lui demandent de les suivre. Poussé brutalement dans une voiture, il sera séquestré et détenu au secret pendant cinq mois entiers, observera une longue grève de la faim et sera laissé quasiment sans secours médical. Il ne sera libéré que le 16 novembre 1963. Il donne lui-même son interprétation des faits : «Mon arrestation et celle de mes compagnons a marqué un tournant dangereux de la politique du régime de Ben Bella. La succession des événements qui a suivi notre enlèvement permet de comprendre ce glissement vers l'abîme, le Pouvoir personnel et la dictature policière». Ferhat Abbas, dans son dernier livre, livre le mot qui jette toute la clarté désirable : «En juillet 1962, l'indépendance acquise, nous nous sommes comportés comme un peuple sous-développé et primitif?Nous nous sommes disputés les places et nous avons tourné le dos aux valeurs et aux vertus qui nous ont conduits à la victoire». («Demain se lèvera le jour»). On avait déjà noté le fait à propos de la liquidation d'Abane Ramdane.

Au sein du FLN, tout se passait comme si l'élimination d'une tendance ne pouvait se traduire que par la liquidation physique de ceux qui l'incarnent. Abane Ramdane fut victime d'une conspiration ourdie par ses frères d'armes. Krim Belkacem s'est défendu en disant qu'il s'était agi seulement d'incarcérer Abane, non de l'assassiner, parce que, selon ses accusateurs, il se livrait à un «travail fractionnel» et intriguait en vue de dresser «aussi bien les maquisards que les militants contre les autres membres du C.C.E.». Il n'en reste pas moins que, comme le note Mohamed Lebjaoui dans «Vérités sur la révolution algérienne», «Nul ne peut contester le caractère tout à fait illégal de cette décision, ni l'organisation du guet-apens». F Abbas, parlant de Boussouf, de Ben Tobbal et de Krim, aurait dit à Mohammed Harbi : «Nous sommes avec des gens de sac et de corde». (Une vie debout, Mémoires politiques, tome 1). Ironie du sort, Krim Belkacem, victime d'un guet-apens, sera retrouvé pendu dans une chambre d'hôtel en 1970 à Francfort.  

Après la crise de l'été 1962 et l'accession de M. Ben Bella au pouvoir, il était évident qu'un système politique peu respectueux des libertés s'enracinait en Algérie. Les difficultés considérables, le chômage, le problème des réfugiés, l'absence de cadres et de lettrés en nombre suffisant pour assurer la relève, les exactions de l'OAS, tout cela constituait un très lourd passif auquel le régime de Ben Bella a dû faire face avec les moyens du bord. Ces difficultés dissimulaient aux regards l'aspect dictatorial du régime que dénonceront le moment venu les ex-alliés de Ben Bella, notamment le colonel Boumediene et ses acolytes. Après le coup d'Etat du 19 juin 1965, ils dénonceront le «tyran», le «pouvoir personnel», -Ben Bella s'était en effet emparé de plus d'un poste ministériel. Boumediene fit le procès de Ben Bella en ces termes : «Le pouvoir personnel, aujourd'hui consacré, toutes les institutions nationales et régionales du Parti et de l'Etat se trouvent à la merci d'un seul homme qui confère les responsabilités à sa guise, fait et défait, selon une technique malsaine et improvisée, les organismes dirigeants, impose les options et les hommes selon l'humeur du moment, les caprices et le bon plaisir?». Certes, ce constat était exact, d'autres avant Boumediene l'avaient dressé, notamment Boudiaf et Ferhat Abbas, sauf que Boumediene fera, selon la formule de Bachir Boumaza, du «benbellisme sans Ben Bella».

Les hommes avaient changé, mais pas le système ! Point de légalité, point d'élections, aucun respect des libertés, les citoyens algériens vivaient dans la terreur de la police politique de Boumediene, après celle de Ben Bella. Hervé Bourges, l'ex-conseiller de Ben Bella, ne l'a pas caché. «On a torturé sous Ben Bella, on torture davantage sous Boumediene : voilà la triste évidence?L'individu est bafoué dans ses droits, humilié dans sa dignité» (in L'Algérie à l'épreuve du pouvoir» (1967). La police politique de Ben Bella «procédait à des arrestations arbitraires, mais pratiquait la torture, l'infâme et déshonorante torture». Certains et non des moindres ont subi dans leur chair les sévices : M. Taleb al-Ibrâhimi, Mustapha Lakhal, vieux militant nationaliste, et bien d'autres. Les violations des libertés se multiplaient : on a arrêté le président Abderrahmane Farès, les commandants Azzedine et Si Larbi, les députés Oussedik et Mezhoudi, Aït Ahmed fut condamné à mort. La délation, la suspicion et le «mouchardage» furent érigés en système. «Qui n'était pas ?benbelliste' n'était qu'un affreux réactionnaire, un infâme bourgeois», conclut Abbas dans «L'indépendance confisquée». Qui aurait pu penser que dans une Algérie indépendante des Algériens tortureraient d'autres Algériens ? Interrogé peu avant sa mort par Ahmad Mansour d'Al-Jazeera, Ben Bella n'a pas exprimé le moindre regret ni demandé pardon pour les sévices, les bannissements, les proscriptions et tant de vies brisées dont celle de Chaâbani.

A propos de la torture, le partisan de Ben Bella que fut Hervé Bourges eut ces mots terribles : «Les méthodes colonialistes ont fait des adeptes. La décolonisation ne sera pas achevée tant que subsisteront semblables séquelles». Les dirigeants de l'Algérie ont échoué à concilier l'indépendance et la liberté. Si le territoire a été libéré, le peuple algérien n'a jamais vraiment joui des libertés que lui promettait sa lutte très coûteuse en vies humaines et en souffrances de toutes sortes contre le colonisateur français. Comment a-t-on pu oublier aussi vite Larbi Ben M'hidi liquidé par le monstrueux tortionnaire Aussaresses, Zabana et Ferradj guillotinés, Henri Alleg, Maurice Audin et les milliers d'Algériens suppliciés pour que vive une Algérie non seulement indépendante mais libre, où chacun jouirait de la plénitude de ses droits ? La pratique de la torture fera une réapparition spectaculaire et hideuse après les émeutes d'octobre 1988. Nombre de citoyens et de jeunes Algériens seront arrêtés et sauvagement soumis à la question par la police politique de M. Chadli, alors président de la République.

On ne peut guère hésiter sur le sens historique du mouvement national : la libération de l'homme algérien de toutes les aliénations et de toutes les servitudes et non pas seulement de la colonisation. C'est par la force des armes que l'indépendance a dû être arrachée, non par la logorrhée parlementaire, archétype du vain combat. Certes, s'il était illusoire d'espérer une victoire militaire sur la France, cela les hommes du 1er novembre le savaient bien, il n'en était pas moins réaliste d'envisager un renversement du rapport des forces. Cent trente-deux ans de colonisation avaient réduit les Algériens à l'état de sous-hommes et propulsé l'Européen au rang de surhomme. Mais ce surhomme, se sentant coupable des crimes commis pour conquérir une terre où aucun de ces «sous-hommes» ne l'avait jamais invité, les seigneurs de la colonisation se firent un devoir, de temps à autre, de proclamer que les exactions de la conquête se justifiaient par le devoir de civiliser ces «indigènes dépenaillés et de les arracher à leur primitive barbarie».

Mesuré à l'aune des libertés, l'échec du mouvement national est patent. Des décennies de résistance armée, de luttes politiques, une guerre inexpiable de sept longues années ont immunisé l'Algérien contre toute tentation révolutionnaire. L'Algérien est désormais l'athée de la révolution. Ne croyant plus aux changements radicaux, aux promesses de réforme dont tant de politiciens trament leurs discours démagogiques, l'Algérien, abjurant ses valeurs, s'est trouvé des idoles au culte moins coûteux. Jetant aux orties ses valeurs ancestrales, celles de solidarité, d'entraide, d'honneur et de probité, l'Algérien s'est rallié au credo du veau d'or. Il n'est question dans les conversations populaires que d'achat et de vente, de bénéfice, de «combines» et de transactions interlopes qui alimentent la promesse d'un avenir meilleur pour soi-même et pour les siens, à l'exclusion des autres. La société algérienne se disloque, les jeunes Algériens ne pensent qu'à fuir un Etat où il est désormais impossible de construire un avenir digne de ce nom. Le chômage des forces vives du pays bat des records, la culture et la science sont tenues pour des activités de ratés. Et l'étalon du succès, c'est le voyou qui «réussit» à force de transgresser toutes les règles de l'honnêteté. Est-ce pour en arriver là que tant d'hommes ont acquitté le tribut du sang, que des milliers d'Algériens ont lutté, ont souffert, se sont sacrifiés ? Que diraient Larbi Ben M'hidi, Mostefa Ben Boulaid, Didouche Mourad, Amirouche et tant d'autres disparus, s'ils revenaient parmi nous ? La montagne algérienne n'a-t-elle pas accouché d'une souris ? On est en droit de se le demander lorsqu'on voit des centaines d'Algériens accueillir J. Chirac aux cris de «Visa, Visa» ?

Au désastre où nous voilà rendus, les spectres des chouhada nous demandent des comptes. Ceux qui ont confisqué le pouvoir et l'indépendance, qui ont substitué à la liberté promise la dictature et le pouvoir personnel, qui ont semé la terreur dans le cœur du peuple et l'ont vidé de toute espérance seraient bien en peine de leur répondre. Comment justifier l'injustifiable : priver de liberté un peuple qui s'est précisément soulevé pour conquérir sa liberté ! Sans doute agiteraient-ils le minable expédient du «complot intérieur» et de «la conspiration étrangère». «La Main de l'Etranger» brandie à tout propos pour justifier les errements de nos hommes politiques. On se tordrait de rire si le sujet n'était aussi sérieux. Ceux qui ont gravement hypothéqué l'avenir du pays répondront-ils un jour de leurs actes ? Le temps n'est pas encore venu, semble-t-il, où les responsables algériens placeront l'amour de la patrie au-dessus de leurs intérêts égoïstes. Le doute à ce sujet n'est, hélas, point permis.

* Docteur en sciences politiques