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Afrique, ce continent vacant ou sans maître propre

par Hassan Tsaki *

Depuis plusieurs siècles l'Afrique semble être ce continent englouti dans la non-souveraineté, tel l'Atlantide dans la mythologie grecque.

Ce vieux continent-paradis, pourtant berceau de l'Homosapien, seule espèce humaine sélectionnée biologiquement pour ses capacités d'adaptation à la Diversité naturelle et véritable ferment démographique de l'Humanité, git, encore à l'aube de ce 21ème siècle, dans une sorte d'espace de terres vacantes, sans souveraineté propre. Cette Afrique et ses riches territoires, partagés entre Etats européens comme un gâteau par la Conférence de Berlin de 1885 (réunissant 14 pays européens, les Etats unis d'Amérique et la Russie), demeure encore en fait la chasse-gardée sinon le terrain d'essai et d'expérimentation de l'occident et nouvellement des nouvelles puissances économiques, entre autres, asiatiques. C'est encore, de nos jours, un continent sans peuples propriétaires ni de leurs Etats ni de leurs destinées, bien malgré les différents scénarios et conditionnalités des prétendus processus de décolonisation. Alors comment sérieusement et en toute décence morale aborder aujourd'hui la question de souveraineté alimentaire de l'Afrique ; ni celle, toute relative aussi, de son développement agricole !

Vestige en ruines des différentes colonisations et de leur marche ?'mercantilo-civilisatrice'', l'Afrique, ce continent écartelé de toutes parts et bloqué durablement est un continent pourtant si riche de ses ressources autant naturelles qu'humaines avec une proportion de jeunesse qui défierait toutes autres statistiques mondiales. Ses structures économiques, sociales et agraires sont aujourd'hui en lambeaux où la sous et malnutrition, l'insécurité, l'indigence, la précarité institutionnelle et sociale, les maladies de la pauvreté et la guerre civile sont latentes et progressent telle une méchante gangrène à tous les organes de ces pays. Et ceci, jusqu'à atteindre les derniers espoirs vivants de ces territoires, sa jeunesse qui aujourd'hui fuit par milliers en défiant frontières et mers, possédée et drainée inéluctablement par le rêve et malédiction de l'Eldorado européen? Cette hémorragie de forces vives de la jeunesse africaine semble agir sous l'emprise et envoutement de l'image de l'ancien Maître de leur monde originel désincarné jusqu'à sa pétrification fatale constatée çà et là aujourd'hui. Il serait peut-être opportun et certainement utile aujourd'hui de réactualiser, aux conditions de notre époque, les atteintes et mécanismes psychiatriques révélés, puis définis et explicités scientifiquement, il y a un demi-siècle par le Dr. Frantz FANON, pour expliquer ces affolants envoutements et emprises mentales vécus par ces jeunes, pires que n'en ont connu leurs parents vivant alors sous le joug et présence du Colonisateur !

C'est symboliquement dans ces pays et territoires sous-gouvernés et sans réelle souveraineté que le pape François, en seule personnalité morale mondiale, à avoir choisi concomitamment à la tenue en grandes pompes et dans le faste parisien de la journée d'ouverture de la COP 21, qui a réuni et voir poser pour les caméras 150 Chefs d'Etat et de gouvernements de la planète gloser 3 minutes chacun de la préservation de la nature et de vie, de solidarité internationale et , bien sûr surtout, de lutte contre le Réchauffement climatique? En traversant les villes et surtout Bidonvilles de plusieurs pays africains, que le souverain pontife a choisi de parcourir, revenait toujours dans ses prises de paroles et commentaires le constat implacable du grand dénuement et pauvreté des populations d'Afrique, de ces disparités choquantes et presque obscènes aujourd'hui entre pays riches et pays pauvres qui doivent, nécessairement et moralement, interpeler tout un chacun et en particulier les grands gouvernants !

LA COLONISATION NE S'EST JAMAIS ARRETEE, ELLE N'A FAIT QUE SE POURSUIVRE PAR D'AUTRES VOIES

Les enjeux des terres accaparées par le colonialisme, peut-être bien avant les revendications de recouvrement de la dignité et souveraineté nationales, furent les éléments les plus essentiels qui ont mené aux révoltes, rebellions puis aux mouvements indépendantistes africains et parfois aux guerres de libération (cas de l'Algérie entre autres !). C'est les affres et misères de la dépossession des terres des multitudes rurales africaines qui a été le point nodal et critique du basculement dans les dispositions et violences révolutionnaires. Pour la paysannerie et couches rurales africaines, la Colonisation ne s'est jamais arrêtée, elle n'a fait que se poursuivre par d'autres voies.

Plus de deux générations après les indépendances déclarées des pays africains que sont devenues ces revendications liées à la spoliation plus ou moins légalisée des terres ; et quel est, aujourd'hui, le statut de ces terres. Bien grave et préoccupante question, car pour la plupart des cas, ces terres sont encore dans un statut figé, dit transitoire, mais bien définitif, semble-t-il ! L'accès à la terre est fermé aux paysans et ruraux, et cela concerne des millions d'hectares du contentieux colonial en Afrique.

Après seulement deux générations postindépendances, les vocations et savoirs faire de ces millions de paysans africains ne sont plus transmis aux enfants de ceux-ci comme par le plus haut passé. La paysannerie ne se renouvelle plus depuis au moins une cinquantaine d'années? Encore quelques décennies et on pourra le regretter en affirmant qu'on avait une Paysannerie, des traditions culturales propres, un patrimoine ancestral de «faiseurs de miracles» agro-pastoraux !

Les villes, cités et métropoles du Nord sont les principaux bénéficiaires des spoliations et sacrifices des masses rurales africaines : les Bidonvilles et immenses Favélas d'Afrique ne sont que les exutoires et territoires infrahumains investis par ces exclus de le terre qui sont partout aujourd'hui pléthore. Qui paiera la facture de ces oppressions multiples qui ont conduit à la démolition des structures sociales rurales et à la perte conséquente des savoir-faire agricoles ancestraux de l'Afrique ? La paysannerie du Nord ou du Sud seulement ? Apparemment oui ! Mais en réalité, toutes les sociétés, nord et sud confondus paieront, d'une manière ou d'autres, à moyen ou long terme et au prix fort ces injustices et disfonctionnements.

N'oublions pas, en effet, que ce sont les sociétés agraires et le monde rural qui ont toujours été les pourvoyeurs en produits alimentaires de toutes les sociétés. Et ce, en produits plus ou moins naturels (entendre biologiques !) et de qualité sanitaire, plutôt, certaine. La destruction des sociétés agraires rurales, quel que soit le territoire du monde où elles se localisent, bénéficie surtout à l'agro-industrie et à son expansion jusqu'à lui permettre d'exercer, comme c'est le cas aujourd'hui un monopole de fait. Cette agro-industrie structurée le plus souvent en multinationales mondialisées se destine essentiellement à la production de monocultures à haute valeur commerciale et à grande échelle. Cette dernière ne lésine point sur les moyens, méthodes, et une forte mécanisation couplée à une utilisation massive des intrants chimiques pour booster davantage et toujours plus les rendements et par la même leur rentabilité et dividendes.

Il est scientifiquement vérifié aujourd'hui, que ce soit pour les populations du sud ou celles du nord, elles sont toutes et indifféremment concernées par les nombreuses atteintes sanitaires en relation avec les nouveaux modes alimentaires en nivellement dans le monde et par la qualité de plus en plus suspecte (OGM, résidus de pesticides et autres intrants chimique issus des monocultures intensives) des produits issus de l'agro-industrie à productions végétales, animales ou , encore, en produits oléagineux (essentiellement extrait du soja OGM, du tournesol transgénique, etc? !).

EVOQUER LA SOUVERAINETE ALIMENTAIRE DE L'AFRIQUE SEMBLE AUJOURD'HUI PRESQUE INDECENT COMPTE TENU DE L'ETAT DE DISLOCATION DE SES STRUCTURES SOCIO-AGRICOLES

Comment parler de souveraineté alimentaire, quand le paysan africain, n'a plus de vache, ni même de chèvre et qu'il ne tire son lait que de la boite du commerce ou du sachet de lait reconstitué dont il ignore parfaitement la provenance de la planète, et encore moins la nature et qualité des ingrédients fourragers à l'origine de son excrétion?

Comment parler de souveraineté alimentaire, quand le consommateur africain se nourrit avec du poulet élevé avec des concentrés d'élevage composés à 95 % de soja et 5 % de maîs OGM, produits par des multinationales spécialisées à des milliers de Km et importés par de riches intermédiaires ayant pignon sur rue au pays?

Comment parler de souveraineté alimentaire, quand le paysan africain n'a pas connaissance ni culturale, ni culturelle, ni historique avec le soja, dont il méconnait parfaitement la nature même des graines qu'il n'a jamais observé sinon à l'état concassé?

Comment parler de souveraineté alimentaire, quand les agriculteurs africains, leurs savoirs et patrimoines ancestraux ont presque disparus après seulement deux décennies de décolonisation, et qui ont fini de laminer durablement structures agraires et relèves agricoles?

Comment parler de souveraineté alimentaire, quand aucune réforme agraire sérieuse et véritable n'ait été pensée et introduite après la décolonisation pour rétablir une justice sociale et économique et restaurer une paysannerie familiale d'autosuffisance vivrière ; et réhabiliter, de même, par un réexamen responsable les multiples monocultures d'exportation à caractère commercial initiées par la colonisation et qui se sont perpétuées bien après et étendues avec leurs corolaires de crise des prix, de dépréciation organisée des termes d'échange économique, de destruction des sols, de spoliation des eaux et, enfin, de destruction de l'agriculture de subsistance et de ses liens sociaux?

50 à 60 ans de décolonisation ont bouleversé et fini de démanteler les sociétés rurales africaines, beaucoup plus que ne l'ont fait plusieurs siècles de colonisation auparavant. Les éléments intangibles de cette réalité sont mesurables aujourd'hui : Les anciennes puissances coloniales, encore principales influentes, doivent mesurer l'étendue de leurs responsabilités politique et morales dans la destruction de ces sociétés agraires africaines. Car qui sont ces masses de jeunes africains qui s'échouent aujourd'hui entre rives sud et nord méditerranéennes, sinon les enfants même de ces exclus de la terre entassés, sans aucun autre espoir socio-économique, dans les bidonvilles et banlieues dortoirs insalubres? Deux générations seulement de «pseudo-décolonisation» ont fini de détruire irrémédiablement la relève paysanne de l'Afrique !

Et, bien après plusieurs décennies, des multiples essais et expérimentations des infructueux modèles et programmes de développement proposés dans le cadre de la coopération ou de l'aide au développement à vocation internationale (FAO, PNUE, Banque mondiale, etc?) ou bilatérale (développement agro-pastoral, développement intégré, et aujourd'hui co-développement durable, etc..), l'Afrique se retrouve aujourd'hui dans un état économique, social et agricole plus que précaire qui expose de fait, nombre de ses Etat à une déliquescence institutionnelle et structurelle progressive.

L'AFRIQUE, AU FAIT, A-T-ELLE REELLEMENT ETE DECOLONISEE ?

La réalité des faits, l'exercice des pratiques politico-économiques durant plus de 60 ans nous révèlent que les anciennes colonies de ce continent-gâteau n'ont été que ?'socialement'' décolonisées. Car l'Afrique politique et économique continuent d'être déterminées par les anciennes métropoles ou leurs prolongements jusqu'à permettre ces dernières années à de nouvelles puissances économiques (Inde, Chine, USA, etc?) de s' y 'introduire facilement et d'y exercer leur hégémonie commerciale, économique, puis à terme encore, politique.

COMMENT DEVELOPPER DEMAIN L'AGRICULTURE AFRICAINE

Pour se faire, quelques recommandations semblent essentielles à la concrétisation de cet espoir :

1. Restaurer et réhabiliter les structures rurales et agraires et leurs liens sociaux dans les pays africains par un accès démocratique à la terre (ceci ne peut se faire que par des réformes agraires sérieuses, sincères et courageuses). Ces nouvelles dispositions économiques sont les seules à pouvoir permettre de stopper, arrêter durablement et peut-être même inverser cet exode hémorragique des exclus de la terre vers ces exutoires transitoires que sont les périphéries des agglomérations et principalement les bidonvilles. Redonner ainsi une réelle occupation économique, une chance et une nouvelles raison d'espérer socialement à ces millions d'exclus de la terre entassés dans les bidonvilles infamants et dont la résolution aujourd'hui, faute de mieux, est de migrer encore ailleurs, au nord? Et, plus au Nord (voire en Europe !) ;

2. Restaurer, encourager et soutenir matériellement, financièrement et technico-scientifiquement, les exploitations familiales, les jeunes entrepreneurs et diplômés dont aujourd'hui beaucoup sont au chômage et qui souhaiteraient s'investir et s'engager dans les productions agricoles ;

3. Réhabiliter et revaloriser, par entre autres si nécessaire, les productions agricoles traditionnelles utilisant les savoirs faire ancestraux, les semences traditionnelles et revalorisées, les assolements, la fertilisation naturelle au lieu des intrants chimiques ;

4. «Re-sacraliser» culturellement la valeur de la terre chez les paysans et citoyens du pays. Ce qui permettra de lutter contre cette nouvelle réalité, bien banalisée de nos jours, des concessions et location des milliers d'hectares de terres à des tiers et le plus souvent à des multinationales agro-industrielles qui ne recherchent qu'à développer davantage de monocultures à grande valeur commerciale pour l'exportation en exploitant et dopant les terres d'artifices chimiques, biotechnologiques, afin de réaliser le plus de profits et le plus rapidement sans se soucier de contaminer durablement les sols, les eaux et de détruire la fertilité et biodiversité naturelles des terres. Tout cela en chassant et précarisant le plus souvent paysans et populations riveraines de ces domaines;

5. Sensibiliser et mobiliser, par une large conscientisation, visant l'émergence de mesures citoyennes pour stopper la mainmise et monopole en progression des multinationales agro-industrielles, par, entre autres, des actions de boycott de leurs produits;

6. Et, enfin, ce qui me semble, le plus difficile peut être à réaliser, et qui nous serait plutôt essentiel: Laissez tranquille l'Afrique? Laissez, enfin ces peuples se réaliser en toute souveraineté et à se prendre en charge, sans aucun tutorat ou ingérence de l'extérieur.

Laissons-les, enfin, se réapproprier leurs destinées, leurs pays, leur continent et son Histoire bien qu'à l'origine parfaitement pacifique, a été, depuis la moitié d'un millénaire souvent interrompue, le plus souvent même, brisée par l'ingérence !

* Professeur, Directeur de Recherches universitaires