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Finances publiques, marchés et solidarités : Un cap invisible, une prétention superficielle

par Arezki Derguini

Non le gouvernement dans sa nouvelle loi de finances n'a pas l'intention de s'embarrasser d'une stratégie à moyen et long terme. Il semble faire sienne la maxime de Keynes «à long terme nous sommes tous morts». La rationalisation des dépenses n'est pas une politique économique, elle la suppose. Il veut pouvoir se délester au gré des choses plutôt que d'orienter leur mouvement.

L'article 71 du projet de loi des finances 2016 abrogé par les députés de la commission des finances de l'APN, dit article des «décrets d'ajustement», autorisait le gouvernement à prendre les mesures qui pouvaient lui permettre de saisir toutes les opportunités de réduire la dépendance aux recettes de la fiscalité pétrolière, de remettre en cause certains engagements devenus trop coûteux, sans en référer au parlement. Cela aurait été acceptable si un cap, que l'on pouvait ne pas perdre de vue, était visible. Car il y a des choses que le gouvernement peut obtenir en n'appliquant pas la loi, d'autres sans laquelle il ne peut faire, comme d'établir une taxe sur certains produits ou accorder quelques avantages fiscaux. La taxe sur l'importation des «couches pour incontinence adultes» relève de ce calcul d'épicier.

Oui une telle philosophie dont l'esprit est de rester au plus près du cours des choses est on ne peut plus défendable. On ne lui reprochera pas cela. Le problème est que si l'on veut interagir avec ce cours, il faut un cap. Autrement on se laisse emporter. Se laisser porter et ne pas sombrer, on veillera à ce que le port qui nous accueillera ne soit pas malveillant. Cela semble être déjà beaucoup étant donné les tempêtes qui menacent. Telle est la philosophie qui semblait émaner de ce projet de loi de finances.

Pour la majorité des députés, le gouvernement se donne une trop grande marge de manœuvre : on ne sait pas si ces mesures vont appauvrir la société pour sauver l'État et donc aggraver la crise de la fiscalité ou s'il dispose d'une stratégie de sortie de crise. Ceci étant, il peut y avoir là, un programme minimum et un autre maximal : un programme défensif et un autre offensif, de réformes réelles à même de relancer la production nationale. Encore faudrait-il que ce dernier existe et qu'il puisse être assumé par les forces intéressées. Car il ne faut pas se faire d'illusions, l'absence de stratégie gouvernementale signifierait qu'il travaille pour laisser à d'autres le soin de la définir. Les acteurs ne peuvent rester passifs face au cours des choses et attendront de lui un comportement adéquat. Et il n'est pas écrit qu'il pourra surfer d'une stratégie avantageuse à une autre. La définition du cap est donc d'importance : sans un tel cap, aucun redressement, aucun investissement à long terme ne pourra être effectué, juste des ajustements, des investissements superficiels sur un cours des choses dont la pente malheureusement nous entraîne vers une fragmentation de la société.

La fiscalité pétrolière permettait un financement de la solidarité nationale, la fiscalité ordinaire pourra-t-elle en faire autant ? On envisage déjà l'abandon du financement de certains investissements par l'impôt. Ce que réclamaient depuis longtemps certains économistes. On ne voulait pas alors décoller du cours des choses. Faute de ne pas avoir impliqué le marché dans le financement des investissements infrastructurels depuis longtemps, jusqu'où peut aller le financement par le marché aujourd'hui s'il était requis ? Et de quelles ressources dispose-t-il ? Trop superficielles à notre avis pour être en mesure de redresser le cours des choses, de réhabiliter la fiscalité ordinaire, de financer le budget de fonctionnement et d'engager des investissements à long terme.

Oui, car par investissement, il faudra entendre un investissement social en capital confiance et en capital humain, et non pas simplement un capital financier, comme on devrait facilement s'en convaincre si on se rappelle que ce n'est pas lui qui a fait défaut dans le passé. Le capital étranger lui-même acceptera de nous vendre des usines à lait ou à voitures au lieu de nous vendre du lait et des voitures, pour ne pas perdre un marché ou en prendre un à un concurrent, mais il ne créera pas une dynamique d'accumulation. Il fera de l'import-substitution lui aussi. Pour attirer l'investissement direct étranger, il faudrait des territoires attractifs. Soit des territoires à fort capital social et humain. Même des zones franches ne seraient pas concurrentielles si elles ne disposaient pas de tels capitaux immatériels.

Or pour produire ce genre de capitaux, social et humain, il faudrait une autre école qui n'attend pas tout de l'État, qui ne sépare pas le travail et le savoir : non pas emprunter un savoir livresque d'autrui d'abord et travailler ensuite, mais travailler d'abord et s'améliorer ensuite en copiant les premiers de la classe et innovant ensuite. Imiter les zones franches tunisiennes ou marocaines renflouerait quelque peu les caisses de l'État, mais ne constituerait que des enclaves sans effet sur la productivité d'ensemble de l'économie. Il faudrait pour réhabiliter la fiscalité ordinaire, mettre la société au travail, avoir des premiers de la classe qui peuvent être imités, créer des revenus et non pas simplement rester obnubilés par les caisses qui se vident de l'État. Il faudrait un autre rapport entre gouvernants et gouvernés qui fasse place à ces institutions invisibles (Pierre Rosanvallon) qui produisent la confiance et réduisent l'incertitude.

RETOURNER A NOS BASES DE SOLIDARITE ET DE REVENU

Le marché sera donc incapable de financer les services publics et les finances publiques de soutenir la solidarité. Où est donc le salut ? Retourner à nos bases de solidarité et de revenu. Réactiver le meilleur des solidarités dites primaires avant que nous soyons obligés d'y retourner de manière catastrophique. Revenir à nos revenus réels pour rééquilibrer nos comptes au lieu de persister dans une consommation dont nous n'aurons plus les moyens et pour nous approprier des savoirs faire, construire un pouvoir d'achat réel. Cela a un coût politique : qui voudra revenir à ses revenus réels s'il n'a pas confiance dans l'avenir collectif ? Nous avons eu probablement raison d'investir dans les infrastructures, l'habitat, etc. tant que les causes de l'échec de l'industrialisation n'avaient pas été dépassées, tant qu'il nous paraissait difficile de remettre en cause les dispositions sociales actuelles. Mais ces réalisations risquent de n'avoir servi à rien si la crise ne nous offre pas l'opportunité de les corriger, si nous n'achevons pas notre effort.

La solidarité nationale ne pouvait pas tenir sur la base d'une fiscalité pétrolière, car celle-ci en même temps qu'elle sapait l'esprit de la solidarité sociale ne pouvait être pérenne. La fiscalité pétrolière a permis à un certain esprit de solidarité de se développer, celui qui mettait l'État en son cœur. Nous avons cultivé un esprit jacobin. Or nous avons besoin d'un autre esprit pour mobiliser nos ressources profondes. Il faut être encore plus proche, non plus du simple cours des choses, mais des bonnes dispositions de la société, des dispositions qui poussent la société à accroître son surplus et non ses dettes. Nous cultivons la consommation, nous dissipons le capital naturel des générations futures. D'avoir trop cultivé la consommation nous devons accepter le retour de bâton, il faut aujourd'hui cultiver l'effort. D'avoir refusé la compétition internationale, nous avons été poussés dans nos retranchements. Dans le passé précolonial, nous avions tourné le dos à l'Occident, dans le passé postcolonial nous avons fermé nos frontières à la concurrence de leurs produits. Bientôt nous aurons à ouvrir nos frontières de gré ou de force, à céder nos marchés. Hier le prix à payer était le colonialisme, aujourd'hui il est celui du désordre ou de la soumission. Nous avons perdu une bataille, celle de la production. Nous avons le choix entre une soumission servile, ou une soumission forcée mais à laquelle on ne se rendrait pas. La génération de la guerre de libération a échoué, mais elle n'avait pas tort. Elle n'avait pas les moyens de se mettre outre mesure à la hauteur du monde. L'échec est coûteux, mais le sommeil précolonial ne nous a-t-il pas coûté un million et demi de martyrs ? Alors que choisir ? Se soumettre au cours des choses pour être en mesure de le remonter ou se débattre pour s'enfoncer plus rapidement dans la crise ? Seul le vainqueur peut remettre en cause les règles du jeu. Pour celles qui gouvernent l'économie du monde, nous ne pouvions en être là. Revenir donc à nos bases serait plus salutaire pour mieux nous relancer que de gesticuler ou de bricoler.

Revenir à nos bases c'est aussi revenir à nos croyances. Pour fonder nos institutions de confiance, il faut nous appuyer sur ce que nous croyons. Les Anglais croient en l'individu, au marché et se méfient de l'État ; les Suédois croient à l'État, au groupe et domestiquent le marché; les Français croient en l'État, se méfient du marché; chaque société fonde ses actions sur des croyances qu'elle éprouve[1].

A quoi croyons-nous, quelles sont les institutions qui peuvent fabriquer notre confiance ? Nous devons faire le point sur nos expériences de l'État et du marché, la part qu'ils doivent prendre dans nos actions. Nous produisons des nihilistes parce que, pâles rationalistes, nos actions ne sont pas enracinées dans de solides croyances, parce que nous n'éprouvons pas nos croyances.

L'ÉTAT STRATEGE, LE CONTRE-EXEMPLE SUEDOIS

La Suède à la suite de la crise financière des années quatre-vingt-dix a engagé de profondes réformes que l'on cite aujourd'hui sur le mode exemplaire. Elle a confié le management et la réalisation d'objectifs publics au secteur privé, mais en conservant leur financement par l'impôt. Il en a résulté une division du travail : l'État définit les objectifs du service public et de l'économie alors que le marché et la compétition disent les moyens de les réaliser. Ici nulle défiance des citoyens vis-à-vis de leur État, nulle aversion vis-à-vis de l'impôt. Un État stratège, régulateur, mais non producteur. La société modère sa différenciation et la soumet au service de la collectivité. Ici ce n'est plus l'industrie nationale qui contient l'intérêt particulier dans l'intérêt général (Adam Smith), ce sont les services publics, les intérêts nationaux quantifiés dans des objectifs précis que réalisent les particuliers. Un politique comptable de ses objectifs, une société civile comptable de ses performances. Ici la définition des objectifs de l'intérêt collectif et la manière d'y arriver sont longuement préparées. Après le temps de la mise en disposition, celui de l'exécution innovante. Les pays du nord de l'Europe, où la différenciation de classe fut moins poussée, se caractérisent davantage que l'Angleterre par la proximité sociale de leur élite, à la grande différence de l'ancien pays colonisateur (Tocqueville, L'ancien régime et la Révolution).

L'État algérien quant à lui, n'a pas saisi l'opportunité lors de la crise précédente de se défaire de la production ; il n'a pas renoncé au contrôle du marché au lieu de lui fixer des objectifs par son financement. Il continue à négocier des parts de marché interne, alors qu'il faut gagner des parts de marchés mondiaux. Il continue à vouloir centraliser les ressources, plutôt qu'à les disséminer. Il n'a pas confiance dans la fiscalité ordinaire. Il n'arrive pas à s'élever au niveau de l'État stratège, il ne peut plus le faire ayant perdu ses capacités de financement. Comment alors fixer des objectifs aux partenaires sociaux et que dire de la stratégie industrielle ?

LE FINANCEMENT DES SOLIDARITES NATIONALES

Mais si comme dans notre cas le financement par l'impôt n'est plus possible, étant donné la défaillance des fiscalités pétrolière et ordinaire, qui définira les bénéficiaires du service public ? La réponse sera : ceux qui peuvent le financer avec ou sans le concours de l'État. Selon que le contribuable aura participé ou pas au financement, le service sera public, semi-public ou privé. Un bien subventionné qui cesse de l'être exclura de son bénéfice ceux qui ne peuvent pas le payer. Quand on pense au nombre de services et de biens de base qui sont subventionnés, une défaillance du contribuable aurait des conséquences que l'usager ne pourrait pallier. Aussi ayons le courage de l'affirmer, ni les finances publiques, ni le marché ne seront capables de financer les solidarités nationales avant longtemps.

 En tenant compte du fait que certaines régions et villes attirent déjà plus de biens subventionnés que d'autres, qui définira l'intérêt général dans notre pays si le contribuable ne peut plus financer les services de base ? Ne seront-ce pas des intérêts particuliers qui auront d'abord en vue la défense de leurs intérêts ? L'exemple de la Catalogne n'est-il pas suffisamment clair ? L'inquiétude des députés n'est donc pas surfaite. Et la réponse du ministre des Finances évite le débat et ne rassure pas en se réfugiant dans une réponse de gestionnaire. Il faut poser la question : n'est-ce pas l'heure de rechercher d'autres échelles pour asseoir les solidarités nationales et contenir les intérêts particuliers et les inscrire dans une dynamique collective ?

DEFECTION SOCIALE ET CONNIVENCES

L'inquiétude des députés, que l'article 71 concernant les décrets d'ajustements, puisse soumettre davantage le gouvernement à des intérêts particuliers, n'est pas surfaite. Un gouvernement qui ne peut pas «comprendre» les intérêts des riches doit se soumettre à eux. Il n'en est pas de même pour les pauvres. La dynamique sociale a ici son mot à dire que le gouvernement ne peut pas prendre pour donnée. La défection des uns et des autres n'a pas la même importance, mais ont le même effet : l'investissement de long terme sera défectueux, les intérêts particuliers ne pouvant être compris dans d'autres plus larges, prédomineront.

L'exemple des privatisations est significatif. Il faut distinguer entre la privatisation forcée et la privatisation volontaire. Dans le premier cas, le vendeur est sous la grâce de l'acheteur ou son complice. Dans le second, la vente répond à une stratégie : l'État monte une entreprise dont le privé ne peut encore prendre le risque, qu'il vend dès lors qu'elle peut être reprise par un particulier. L'État ayant inscrit l'entreprise dans une stratégie nationale et internationale, il a vendu un moyen de production, mais il ne s'est pas défait de sa fonction stratégique. La privatisation forcée de plus ne change pas nécessairement la nature de l'État monopoliste : il privatise un monopole auquel il ne renonce pas complètement. La première est l'œuvre d'un État en difficulté ou endetté, la seconde celle d'un État stratège.

 Il faut ensuite distinguer une privatisation d'une production de substitution d'importation où l'acquéreur reste soumis aux lois de l'économie nationale et dont les revenus dépendent du marché national et une privatisation qui fait de la production d'exportations. Relativement, dans un cas il faut convertir des devises en dinars, dans un autre des dinars en devises. La première privatisation aura besoin de davantage de protection (donc de coûts pour la collectivité) et sera d'un plus faible rendement, car sans incitations pour innover. La seconde valorisera le capital devises investi et améliorera la balance commerciale. Par conséquent, les privatisations préconisées ou les incitations à investir pour les productions d'import-substitution rapporteront à court terme moins qu'elles ne feront perdre à moyen terme. C'est ici que l'absence de stratégie du gouvernement est patente : il veut s'attacher des intérêts à court terme qui ne sont pas porteurs d'une dynamique de sortie de crise. Pour adopter une stratégie d'exportations il fallait, il faut partir de plus loin. Aujourd'hui il est trop tard ou trop tôt.

L'INVESTISSEMENT SOCIAL DANS LA PRODUCTION, L'OUVERTURE DU MARCHE NATIONAL

Il est en effet inconcevable, avec de surcroit le recul que nous donne l'expérience asiatique, que l'on ait perdu ce bon sens dont nos parents fellahs ou citadins faisaient preuve : dépenser des devises fortes pour financer la consommation ? Appuyer la solidarité nationale sur une fiscalité non pérenne, sur la dissipation d'un capital naturel dont nous ne sommes pas les propriétaires ? Nous avons perdu jusqu'au bon sens à force de nous être laissés emporter par le cours des choses, puissant et rapide il est vrai. A raison de ne pas nous être attachés à de vraies croyances, des croyances éprouvées. Il est vrai que nous avions misé sur une transformation autoritaire de la société, méprisé nos croyances que l'on a réduites à celles religieuses, considéré les solidarités sociales comme antinomiques de celle nationale. Les devises fortes pour un pays comme le nôtre ne devaient servir que le moyen de les multiplier : l'industrialisation se serait alors effectuée selon les normes mondiales et le progrès technique aurait été diffusé des entreprises exportatrices à celles d'import-substitution si l'on y avait veillé. Car il n'y a plus d'industrie nationale, il y a juste une balance commerciale de marchandises et de services et une société nationale qui boucle ses comptes. Il se produit une nouvelle géographie de la production avec la globalisation des marchés, une poupée [2] ou n'importe quoi créant une quelconque valeur ajoutée, ne se produit plus dans un pays, mais dans plusieurs. Parler aujourd'hui d'autosuffisance en général est une marque d'attardement, parlons d'autonomie sociale, de comptes d'une société autonome. De ce point de vue une grande entreprise qui n'est pas internationale a peu de chances de survivre face à la concurrence, elle doit pouvoir associer des éléments en provenance des meilleures sources pour y ajouter sa propre contribution concurrentielle. Sans parler des stratégies des grandes entreprises pour court-circuiter les États. Mais si ces entreprises peuvent assurer un revenu en devises, pour irriguer le tissu industriel local il faudra des territoires performants qui leur procureront capital social et capital humain pour en faire leur avantage concurrentiel. Les réformes doivent tenir les deux bouts du local (capital social et humain) et du global (capital technique et commercial) pour porter la diffusion verticale et horizontale du savoir et du progrès technique. Sans ces quatre formes de capital, celle financière ne peut être valorisée.

Une telle situation exige une stratégie d'ouverture vis-à-vis du marché mondial, contrairement aux stratégies antérieures. Pour inverser la situation, il faut inverser certaines dispositions de base : investir dans la production (d'exportations d'abord, d'import-substitution ensuite) plutôt que dans la consommation ; ouvrir le marché national plutôt que de le fermer. Voilà ce que signifie de manière basique investir : contenir la consommation, s'incorporer le progrès technique mondial. Il ne s'agit pas de préconiser un traitement de choc, mais de transformer progressivement ces dispositions de base. Nous devons passer d'un soutien à la consommation à une libération de la production. Un traitement de choc tétaniserait davantage les bonnes propensions qu'il ne les exciterait. Il faut rester au plus près du cours social, pour faciliter les effets d'entrainement des bonnes dispositions de la société sur ses moins bonnes.

J'aimerai pour terminer prendre l'exemple de l'agriculture. Un secteur d'exportation devrait inscrire la ligne de développement de la rationalisation intensive. Nous consommons et produisons une huile de mauvaise qualité, ce qui gâche ses qualités particulières, grève sa contribution nutritive et ses capacités d'exportation. Son exportation soumettrait sa production au niveau des normes mondiales. On ne soumettrait pas toute la production à l'exportation. Pourquoi des propriétaires d'oliviers et des producteurs d'huile participent-ils à un tel gâchis et pourquoi auraient-ils besoin de l'État pour produire une huile de qualité ? Parce que nous leur avons refusé l'organisation collective. Pourquoi continuons-nous à faire du lait un aliment complet, alors que nous savons aujourd'hui ses défauts, ce qu'il coûte, la promotion dont il a fait l'objet de la part de l'industrie laitière, au lieu de redonner leur place à d'autres aliments, aux légumes secs par exemple. Pour être souverains, nous devons composer notre modèle de consommation, définir nos nécessaires propensions à consommer et à épargner, nos productions et nos consommations. Nos parents mangeaient ce dont ils disposaient, mais comme l'État voulait fabriquer une industrie, avait des devises, il a importé la nourriture de ses travailleurs. L'origine de la défaillance de la fiscalité ordinaire à financer nos services publics tient d'abord dans la défection de la société, la politique de déresponsabilisation des citoyens quant au projet social et économique. Cela aussi fait partie ou est absent de la stratégie du gouvernement qui veut ou ne veut pas impliquer les citoyens. Nous n'avons pas appris à économiser, mais à dissiper. La macroéconomie plonge ses racines dans la microéconomie, on le sait suffisamment bien aujourd'hui. C'est une affaire de citoyens avant d'être celle du ministre des Finances et du gouvernement. Nous fabriquons des déchets en mélangeant des matières pour payer ensuite leur tri et leur élimination à des entreprises qui trouvent avantage dans nos désordres en en tirant profit. Nous creusons des trous pour les boucher ensuite, pour que des pelles mécaniques puissent travailler.

La conjugaison d'une priorité collective de la production sur la consommation auprès des agents économiques, la meilleure protection contre le marché mondial, à une ouverture du marché national pour s'incorporer les normes mondiales de production, s'approprier le savoir-faire, voici la condition d'une société autonome. Il va sans dire que cela a un coût politique : elle suppose une forte implication, un fort intéressement des citoyens. Voici les conditions de la réhabilitation de la fiscalité ordinaire et de la possibilité d'un financement par l'impôt ultérieur des solidarités nationales. Et la crise est l'occasion de faire face à la puissante pression de la consommation. Ne la laissons pas passer.

Note :

[1] Pour le pragmatisme, la croyance est ce qui nous dispose à agir. La croyance est la certitude que dépose la vie dans notre expérience. Nous sommes ici loin de la représentation rationaliste de la croyance comme ignorance.

[2] Exemple que cite aujourd'hui Suzanne Berger dans «Made in monde» et que l'on pourrait opposer à la manufacture d'épingles d'Adam Smith.