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L'avion SU-24 abattu par la Turquie : les cas extrêmes d'incidents dans un cadre de casus belli entre la Turquie, la Russie et l'OTAN

par Medjdoub Hamed *

Un avion de chasse a été abattu, ce mardi 24 novembre, à la frontière entre la Turquie et la Syrie. Ankara assure que l'appareil avait violé son espace aérien et qu'elle va saisir l'Otan et l'ONU.

Moscou a de son côté fait savoir par la voix de son ministre de la Défense que l'avion lui appartenait et qu'il «se trouvait exclusivement dans l'espace aérien». Vladimir Poutine est ensuite à son tour monté au créneau, dénonçant un «coup de poignard dans le dos», menaçant la Turquie de «conséquences sérieuses».

Le secrétaire-général de l'Otan, Jens Stoltenberg, a appelé mardi " au calme et à la désescalade " après que l'armée turque a abattu un avion militaire russe à la frontière syrienne qui a, selon Ankara, violé son espace aérien. De son côté, Barack Obama, le président américain lui aussi a appelé à la désescalade, et a cependant assuré qu'Ankara a le " droit " de protéger ses frontières.

Quant à l'état-major turc, il a confirmé que sa cible avait été mise en garde «dix fois en l'espace de cinq minutes». Ankara a prévenu qu'elle allait saisir l'ONU et l'Otan.

Cette dernière a indiqué qu'elle «suit la situation de près» et reste en contact avec les autorités turques ". Une " réunion extraordinaire " de l'OTAN s'est tenue le même jour de l'incident.

L'avion se serait écrasé en territoire syrien, et les deux pilotes à son bord qui se seraient éjectés auraient atterri en parachute en territoire syrien, a fait savoir Moscou. Et l'un des pilotes serait entre les mains des rebelles turkmènes. Ces rebelles soutenus par Ankara sont depuis trois ou quatre jours la cible d'intenses bombardements de la part de l'armée syrienne, au point que la Turquie a demandé la réunion du Conseil de sécurité des Nations unies pour protester contre ce qu'elle considère comme une agression, qui a poussé des milliers de civils à se réfugier en territoire turc. (15 et 16)

Il est évident que cet incident est très grave d'autant plus que pour la première fois un chasseur-bombardier Sukhoï Su-24 d'une superpuissance militaire a été abattu. D'emblée, doit-on poser la question en termes de guerre, d'alliance et de droit international. Et ces trois points analysés peuvent nous dire «si réellement la Turquie qui a assumé cet incident serait-elle suffisamment protégé dans un conflit régional avec une superpuissance».

Pour comprendre, la seule manière d'approcher cette question est de développer ce que le président russe entend par un «coup de poignard dans le dos» et les menaces de «conséquences sérieuses». Surtout que Poutine s'étonne que la Turquie se tourne aussitôt vers les instances de l'Otan et ne s'adresse pas à la Russie, comme si elle souhaitait qu'il y ait une opposition entre deux blocs.

Pour justifier la présence de son aviation dans cette région frontalière, il avance que d'importantes quantités de pétrole sont écoulées par les insurgés syriens via la Turquie. Et il faut rappeler aussi qu'un drone russe a déjà été abattu par les avions de chasse turques, le 16 octobre 2015.

La diplomatie sereine et normale aurait commandé à la Turquie de s'adresser à la Russie pour justifier de l'incident regrettable de la destruction d'un aéronef de combat des forces russes. Or, la Turquie s'est vite tournée vers les instances de l'Otan. Un choix que l'on peut qualifier soit d'imprudence stratégique soit de peur de la Turquie face à une superpuissance mondiale. Et par superpuissance, on entend le niveau de puissance auquel arrive et qui toute la planète en danger, et pas simplement un pays. Et le monde ne connaît aujourd'hui que deux superpuissances, les États-Unis d'Amérique et la Russie qui a hérité de l'arsenal nucléaire de l'ex-URSS. Après cet incident, que va-t-il se passer ? Que le Conseil de sécurité de l'ONU se réunisse ou non ou qu'il appelle à l'apaisement, ou que les États-Unis, l'Europe et l'OTAN appelle à l'apaisement et à la désescalade, et ceci dit en droit international, ne changera rien en termes de guerre et d'alliance. Ceci dit pour le point " droit international ".

Mais la guerre pour la Russie est là, et elle est menée contre les groupes rebelles qui luttent contre le pouvoir loyaliste de Damas. Et elle entend desserrer l'étau qui pèse sur son allié syrien. Suite à cet incident à la frontière syro-turque, l'état-major russe va forcément donner des instructions précises à ses pilotes non pas à titre de représailles contre la Turquie - une grande puissance, par sa responsabilité envers le monde, ne peut jouer avec le feu en cherchant à prendre sa revanche, ce qui est contreproductif pour un fort contre un faible - mais en matière de protection contre toute menace extérieure.

Que vont faire alors les pilotes des avions de chasse ou de bombardier russes ? Puisqu'un ennemi est localisé, et ce sont les avions turques qui ont par deux fois abattu un drone puis un casseur-bombardier russe. Il faut se mettre à la place de ces pilotes. Parler de sommation, par exemple, près de la frontière turque, pour un pilote dans les airs qu'il soit russe, français, américain, ou anglais, et que son Etat-major lui donne des instructions, la première réaction du pilote - de l'homme, de l'être humain faudrait-il dire - est la peur d'être abattu. Dès lors que la confiance n'existe pas, les pilotes russes chercheront à appuyer sur le bouton de tir-missile pour préserver leurs vies. C'est l'instinct de conservation contre lequel l'homme n'y peut rien.

C'est un peu comme si quelqu'un qui vous frappe ou que vous pensiez qu'il va vous frapper et n'a fait qu'un geste pour s'essuyer son nez ou ses yeux, et instinctivement vous levez la main pour protéger votre figure. Précisément, le pilote de chasse est dans cette posture, il doit abattre avant qu'on ne l'abat.

Et les instructions de l'Etat-major russe vont dans cette direction. Eviter de perdre un pilote et un avion qui coûte des milliards, plus protéger l'aura de la superpuissance russe. D'autant plus que le rapport de puissance de feu entre la Turquie et la Russie est incomparable.

La même posture se pose pour les pilotes turques. Leur état-major probablement leur donnera les mêmes instructions de protection mais dans le cadre cette fois-ci de rester dans les limites de l'espace aérien turque. Ce qui signifie que si un avion russe est de nouveau abattu, les restes de l'avion doivent se situer absolument dans le territoire turc. Et certainement, les consignes de l'Alliance atlantique seraient identiques.

Donc nous allons avoir un climat de méfiance entre les forces turques et les forces russes, un climat qui risque de s'étendre aux forces de la coalition et françaises s'il n'y a pas un système performant d'identification et en plus du codage, d'autres consignes supplémentaires pour dissuader d'autres incidents de ce genre.

Si pour les forces de la coalition, la situation peut être maîtrisée, il n'en est pas de même pour les forces turques et russes. Aussi prenant des cas extrêmes. Qu'un incident similaire entre l'aviation turque et l'avion russe se reproduise, et qu'un avion russe, par exemple, est encore abattu et qu'il s'écrase en territoire syrien, cette attaque désormais devient un " casus belli " pour la Russie, et on peut alors penser la suite, en termes de représailles contre la Turquie par la l'armée russe. Ceci est le premier cas.

Supposons encore que l'avion russe est abattu dans l'espace aérien turque, donc c'est la faute à l'avion russe, et là en droit international il constitue un viol de l'espace aérien turque. Mais cet incident n'arrêtera pas les forces aériennes russes puisque une destruction d'un autre avion russe apparaîtra un " incident de trop ", le conflit armé frontalier russo-turque continue mais " sans casus belli " puisque la faute de l'incident revient à la Russie.

Supposons cette fois que c'est un avion turque qui est abattu par la chasse aérienne russe, et qu'il tombe en territoire syrien, il est évident que la faute revient à la Turquie.

Normalement l'incident est clos. Puisque les deux pays ont perdu des avions de combat, et n'ont pas intérêt surtout pour la Turquie de ne pas récidiver un incident.

Supposons cette fois que c'est toujours un avion turque qui est abattu par la chasse aérienne russe et qu'il tombe cette fois en territoire turque, ou même deux appareils turcs sont abattus par la chasse aérienne russe et tombent en territoire turque. Et supposant que la Russie invoque le brouillard, ou des défaillances techniques qui ont amené les avions russes à entrer dans l'espace aérien turque, entraînant ces incidents. Et même la Russie présente des excuses à la Turquie. Il est évident que pour la Turquie, ces incidents constituent un " casus belli " pour la Turquie. Quelle sera alors la politique à mener pour la Turquie face à la superpuissance ? De s'adresser à l'OTAN pour prendre une position forte face à la Russie.

Et que peut faire l'OTAN ? Déclarer la guerre à la Russie, c'est inconcevable, car l'OTAN n'est qu'un bras supplémentaire pour la superpuissance américaine.

L'OTAN n'est pas une superpuissance, c'est une organisation qui a été fondée en 1949 à Washington, une alliance destinée à décourager toute agression de l'URSS, conclue à l'époque, entre les 12 Etats occidentaux, principalement les pays d'Europe réunis autour des États-Unis. Le pacte de Varsovie, à l'époque, groupant les pays socialistes de l'Europe de l'Est autour de la l'URSS faisait contrepoids.

Cette époque a disparu, et l'URSS n'existant plus, la Russie la remplace. Que peut faire l'OTAN si la Turquie considère que les avions turques abattus dans son territoire par la Russie considère que c'est un casus belli. Et l'OTAN aussi le confirme. L'OTAN pourra-t-il déclarer la guerre à la Russie ? Et l'TAN n'est qu'un bras armé des États-Unis dans la région Atlantique Nord, comme l'OTASE fondé lui aussi en 1954, un autre bras armé de Washington dans le Pacifique.

Dès lors, si guerre contre la Russie est déclarée à la Russie, et on prend le " cas fou ou apocalyptique ", car c'est de l'" apocalypse " du monde qu'il s'agit, et la décision finale revient aux États-Unis d'Amérique, mais aussi à l'Europe bien que dans une moindre mesure. Dès lors la question se pose surtout pour les membres de l'OTAN, et les pays d'Europe, en particulier, car l'incident se situe en Europe.

Décider que les avions abattus par la Russie constituent un " casus belli " qui ouvre voie à des représailles, et en supposant que les États-Unis donnent leur aval, c'est accepter aussi des représailles russes. Et là, nous entrons dans une troisième guerre mondiale.

Peut-on penser que les pays de l'OTAN accepteraient de voir des villes, et des capitales européennes de l'Europe entières rasées par la puissance de feu nucléaire russe - la Russie détient plus d'ogives nucléaires que les États-Unis, et cela est prouvé par les données internationales. Des dizaines de millions d'Européens disparaîtront de la terre, en quelques jours. Evidemment, la Russie subira les mêmes pertes de villes et de dizaines millions de russes disparues de la surface de la terre.

Est-ce que un avion russe, ou un avion turc ou deux, ou deux avions russes qui sont abattus ou trois avions russes ou turques, ou français ou américains sont des motifs légitimes pour entraîner le monde dans une guerre apocalyptique. Il est évident que non. Et la seule réponse est la sagesse des protagonistes dans ce conflit armé en Syrie.

Cet avion Su-24 qui a été abattu par la Turquie, aujourd'hui, ne changera pas le processus des Accords de Vienne. Bien au contraire, il montre les dangers que les vols d'aéronefs de combats de plusieurs puissances qui survolent les espaces aériens syriens et irakiens, courent. Des régions en guerre, et les difficultés d'identification entre avions amis sont présentes, font que la guerre est la guerre. Et que l'on essuie des pertes même avec des amis-adversaires.

Et ce qui s'est passé pour l'avion russe peut se passer pour un avion français, américain, ou turc. D'autant plus que la Turquie a déjà perdu un avion, abattu par la défense antiaérienne syrienne, en 2012.

Par conséquent, l'appel est à la sagesse, et aux chancelleries et aux gouvernements d'apaiser ce conflit. Et de s'entendre sur les codes d'identification entre aéronefs de combat de différentes nationalités pour augmenter la fiabilité technique.

Quant à la Turquie, elle doit abandonner cette idée de tirer sur tout ce qui bouge dans son espace aérien. Et d'abandonner cette instruction gouvernementale qui autorise les forces armées aériennes turques d'intercepter " même un oiseau " qui viole l'espace aérien, ce qui ne sera que négatif pour la Turquie. La Turquie ne peut se mesurer à la superpuissance russe, ceci d'une part, et en cas de pertes d'avions de combat, elle doit dessiller ses yeux.

L'OTAN ne la suivra en aucun cas dans une guerre contre la Russie. Car c'est toute l'Europe qui sera détruite, et le monde sera plongé dans une apocalypse nucléaire, que personne ne pourra imaginer sur ce qui résultera pour l'humanité. Sinon la fin du monde ou une partie du monde

Et la seule priorité qui reste aux puissances, au-delà des divergences, est l'application des Accords de Vienne pour ramener la paix dans la région syro-irakienne.

*Auteur et Chercheur indépendant en Economie mondiale, relations internationales et Prospective

www.sens-du-monde.com

Notes :

1. " Avion de combat russe abattu par la Turquie : Sergueï Lavrov annule sa visite à Ankara ", par Le Monde.fr. Le 24 novembre 2015 http://www.lemonde.fr/international/article/2015/11/24/un-avion-de-combat-s-ecrase-pres-de-la-frontiere-turque

2. «En direct - Obama et Erdogan d'accord sur la nécessité de désamorcer les tensions», par Le Figaro.fr. Le 24 novembre 2015

http://www.lefigaro.fr/actualites/2015/11/24/01001-20151124LIVWWW00087-en-direct-avion-russe-abattu-Turquie-Syrie-s-24-avion-de-chasse-abattu