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La vie devant nous

par Bouchan Hadj-Chikh

Quand l'opinion publique, sondée par des services spécialisés, vacille, quand le pouvoir se croit en danger, il a deux options pour sauver les meubles. Une guerre ou le soudain intérêt pour la « sécurité » de ses concitoyens. Aussi loin que l'on remonte dans l'histoire des relations entre les peuples et leurs dirigeants, il en a toujours été ainsi. Nous, nous pouvons être tranquilles.

La Constitution, toujours en vigueur, n'accorde pas la licence d'intervenir hors de nos frontières. Une concentration de nos troupes à nos frontières suffit. Pour sanctuariser la Patrie. Il ne nous reste donc que l'«ennemi intérieur», ce démon qui ébranle toutes les institutions de par le monde. Que l'on n'a pas trouvé à ce jour. Et pour cause. Il est invisible parce qu'il a pignon sur rue. C'est ce que laisse entendre la lettre des 19 sollicitant une audience du président de la République. Quand le monde algérien se fatiguera des interprétations des intentions des auteurs, les uns et les autres, au sein du pouvoir, se retrouveront sans rien à mettre sous la dent. Alors, on nous occupera en nous dirigeant sur la Constitution, toujours cachée derrière un rideau. On s'en donnera à coeur joie. Je vous le promets.

Oubliée la montée des prix. La cession des parts de l'Etat dans l'économie. Les orientations douteuses. Chacun fera son marché dans ce texte à paraître. Ce n'est pas, comme je le disais plus haut, un sport national. Aucune décision ne pouvait être prise, il y a des décennies, parce qu'il fallait attendre la réunion du Conseil de la Révolution, puis celle du Comité Central du FLN, du Bureau Politique, du gouvernement et, juste au moment où on allait lever le doigt pour intervenir, nous étions entraînés dans le circuit qui s'ouvrait une nouvelle fois. Ainsi, nous tournâmes en rond. Et nous continuons de le faire. A jongler avec nos boules.

Quand ce n'est pas la maladie du président de la République qui nous interpelle, ses hospitalisations, c'est de son frère qu'il s'agit. Puis de l'armée, que l'on trouve trop silencieuse alors qu'on lui reprochait de s'intéresser de trop près de ce qui ne la regardait pas, la politique. Ou du secrétaire général du FLN, M. Saidani et ses sorties déroutantes. Il y a aussi M. Ouyahia qui déverse son vague à l'âme, de temps en temps, même quand il s'adresse à un public qui n'est pas particulièrement réceptif, espérant d'être repris dans les grands medias. En panne d'éclaboussures, l'ancien ministre de l'Intérieur et homme du sérail en rupture de ban, M. Daho Ould-Kablia, fausse notre perception de l'histoire du pays. Ce qui nous plonge dans une profonde déprime. S'attaquer à notre héros national Abbane Ramdane ! Rendez-vous compte ! « Et puis, il y a Frida, qui est belle comme un soleil », chante Brel. Mme Louisa Hanoune.

Carrée. Bille en tête. Que l'on ne peut accuser de calcul politicien. Sauf un dérapage, son « soutien critique » en faveur du 4ème mandat. Sauf quand elle nous vend un quatrième mandat pour sauver la République et qui doute aujourd'hui que le chef de l'Etat soit le chef de l'Etat.

L'opposition, elle, fait du surplace. C'est dommage. Parce qu'elle ne manquerait pas de ressources intellectuelles. Tous les ex- quelque chose y sont représentés. On serait bien tenté de leur faire confiance, en espérant qu'ils auront profité de leurs expériences passées pour nous ramener sur les « Promesses de l'Aube » de la Révolution. Mais ils attendent une action divine. Et quand elle interviendra, ils se rendront compte qu'ils n'étaient pas les seuls à préparer « l'après ». Qu'il y a du monde devant le portillon que le patronat aura installé pour ne laisser passer qu'un seul patron à la fois.

On ne pourra pas dire que tout cela augure d'une démocratie en gestation, d'un élargissement de la consultation populaire, celle qui nous rendra la parole confisquée. Parce que, sitôt passé le portillon, à notre tour, nous nous retrouverons dans le tunnel. Sans lumière. Parce que les plombs auront sauté. Coupe-circuit entraînant une panne générale d'idées. Pouvoir et opposition. On entendra, dans cette nuit noire, les premiers, au bord du gouffre, clamer qu'ils n'ont pas le vertige. En chœur, diront les leaders du FLN et du RND qui auront damé le chemin. Les seconds, prudents, se retenant d'utiliser un langage conduisant à des fractures, se contenteront de constater que la « crise sérieuse » l'est toujours. Sans doute penseront-ils que cette affirmation suffira à nous mobiliser. Dans le tunnel.

J'en frémis.

La panne frappant tour à tour des secteurs de la vie est devenue donc générale. Avec une chute des valeurs. De la crédibilité. Nous allons dévisser, disais-je. Dès que le premier prêt des institutions internationales nous sera accordé, nous comprendrons que nous y sommes. Dans quelques mois. Deux ans, au plus tard.

L'endettement d'un pays de notre taille est la pire chose qui puisse lui arriver. Ses dirigeants auront beau chanter sur tous les toits leur légitimité, leur légalité, personne ne les écoutera plus. Leurs créanciers, les nôtres surtout, nous apprendront à tous d'autres pas de danse. Et ce ne sera pas pour fêter les glorieuses conquêtes passées.

Il faudra bien nommer des responsables. Mais ce sera trop tard, parce que le mal aura été fait. Les nommer aujourd'hui, c'est ne pas les perdre de vue, demain. Ils ont choisi la politique et la politique, c'est aussi s'exposer à la critique. La critique des bilans. En Amérique Latine, un chef d'Etat croupit en prison. Lui aussi a coulé un pays disposant de ressources considérables.

Un forum populaire, un vrai, devrait exiger, de chaque « sortant », chaque EX, président, ministre, député, sénateur et chef d'un exécutif communal un bilan de ses actions, un quitus que l'on approuvera ou condamnera. Avec à la clé, des sanctions.           Ce qui vaut pour ces derniers pourrait très bien s'appliquer à d'autres responsables, non élus, désignés à la tête des entreprises d'Etat. Pourquoi pas ? Pourquoi ne seraient-ils pas comptables de biens qui nous appartiennent en propres ? J'ose à peine écrire, réalisés grâce à nos impôts ? Ou aux hydrocarbures si vous ne croyez pas que les impôts aient contribué à notre richesse. Richesse épuisable, comme chacun sait. Alors que le travail, lui, fait l'homme, fait son génie. Il est perpétuel. Ce que nous n'avons pas encore compris.

Comment faire pour que ces vérités premières soient la chose de l'Algérie la mieux partagée ? Retour sur les Partis.

«L'opposition existe en Algérie, elle est structurée et est, pour la première fois dans l'histoire de l'Algérie indépendante, unie et porteuse d'une alternative politique», déclarait récemment M. Ali Benflis. «Je comprends les réserves de ceux qui pensent que le rôle de l'opposition est insuffisant et son action limitée de même que son impact auprès de la société et son message n'aboutit pas suffisamment», expliquait-il dans un entretien au quotidien arabophone El-Bilad. Mais cette carence est due au pouvoir, lui qui interdit les manifestations publiques, «un droit parmi les droits politiques et civils et un droit de la citoyenneté »,« une constante d'une réelle vie démocratique».

M. Benflis a bien raison quand il relève « l'empressement du pouvoir politique à l'égard de ce genre de manifestations quand celles-ci travaillent ses intérêts et récuse ce même droit à l'opposition », il colle à la réalité. Le droit de manifester est un préalable « de la construction démocratique et de l'Etat de droit», comme il dit. Sorti à peine d'une longue guerre d'indépendance ? euphémisme pour désigner ce que, dans notre langage de tous les jours, nous appelions, à juste raison, une Révolution, parce qu'elle remettait en cause un ordre établi dans ses fondements mêmes pour prétendre en imposer un nouveau, plus juste, disions-nous. J'assistai, médusé, à une manifestation dans les rues de Londres dans les années 60. Femmes et hommes marchaient tranquillement, brandissant des banderoles revendicatives, presqu'en silence. Ils étaient encadrés de « Bobbies », ces agents de l'ordre public britanniques. Sans arme, comme chacun sait. Tranquilles, eux aussi. J'étais planté sur le trottoir, tétanisé, m'attendant à ce que, d'un moment à l'autre, des hommes en tenues foncent sur les manifestants. Comme ils ne réagissaient pas, je les ai suivis. Toujours rien au bout d'une centaine de mètres. Je trouvais ça vraiment curieux.

Plus tard je compris, comme cette Namibienne rencontrée à Moscou qui me dit son étonnement quand elle vit des mendiants blancs dans les villes européennes réputées blanches et riches, (qu'elle n'imaginait pas possible), je compris que j'étais un alien. D'un monde à part.

Plus tard, j'y participais. En Algérie indépendante. Ce n'était pas les mêmes agents qui, durant la guerre, tiraient dès qu'il y avait un rassemblement. Non. C'était assez ordonné. Durant deux ans. Parce que c'étaient des manifestations de soutien au pouvoir. Un pouvoir qui changea. On remplaça les pancartes par d'autres, avec des photos énormes que l'on brandissait en direction de celui qui discourait. Qu'importait son nom. Pour lui témoigner, je ne sais si c'était de notre affection ou de notre allégeance. Va pour notre lâcheté. Pour dire les choses comme elles sont.

Un mode d'expression, de « baï3a ».

Comme nous sommes de nature binaire, noir ou blanc, des médias représentant un vaste éventail d'intérêts, parfois inavouables et des opinions « libérées » furent autorisés dans le marché de l'information. Pour soutenir. Ou dénoncer. Il y en a qui disait que c'est bien. Je veux bien les croire.

Cette « ouverture démocratique », dont on fait usage dans la presse, manque, cependant, de couleurs. De slogans pour l'accompagner. De pancartes -toutes sauf les portraits du Président qui ne devrait pas avoir besoin de s'y admirer- de banderoles revendicatives. De tout cela, nenni. L'ordre bureaucratique et sécuritaire veille. On peut lire une critique des actions du gouvernement dans les médias. Certainement pas aller jusqu'à les exprimer dans la rue.

En fait, en guise de dérive, nous parvinrent, au point où nous ne fûmes, pas loin de suspecter des comploteurs là où s'agissait d'une tablée autour d'un thé, dans un café. Paranoïa généralisée.

Les rares Associations qui se sont aventurées à demander une autorisation pour manifester leur mécontentement ont vu leur droit rejeté aux limites imprécises de l'illégalité. Je ne parle pas de l'UGTA. Les travailleurs, que l'on appelle, ailleurs, des « salariés » - dénomination ridicule s'il en est- sont absents du champ des revendications sociales. Leur organisation officielle fait du surplace. Laissant le champ aux syndicats autonomes qui agissent dans une semi-clandestinité. Pour des causes justes, faut-il ajouter.

L'idée d'actions, espérons-le pacifiques et encadrées, perdure cependant. Le RCD revendique, à ce jour, une quinzaine de manifestations, sans incidents, dans le calme, pour dire ce que la population pense de certaines décisions. La dernière, à Tizi-Ouzou, fut une réussite. Confiante quant aux déroulements des précédentes, Ouargla et Ghardaïa voulurent essayer la recette. L'alliage ne prit pas. Malheureusement.

Les nerfs sans doute. Retour à la case départ.

L'opposition, devenue moins frileuse, pour sortir de la zone d'ombre, annonce donc qu'elle pourrait être amenée à occuper la rue, montrer ce dont elle est capable en matière de mobilisations populaires. Manifestations que l'on souhaiterait encadrées avec nos « Bobbies », de part et d'autre du courant humain. En espérant qu'ils auront laissé leurs matraques dans les commissariats. Comme les « Bobbies ». Tranquilles. Responsables. Sans casse. Au terme desquelles chacun retournera chez soi pour attendre les réactions, déclarations et qualificatifs pour nommer ces revendications autrement qu'en les traitant de « chahut », de « monôme d'étudiants » ou de « tentative de récupération de l'ennemi extérieur ».

Vous pensez qu'on y parviendra un jour ?

Quand cela se passera, nous pourrons affirmer que nous seront parvenus à maturité. Maturité démocratique. Peuple et pouvoir. Même si l'on constatera des dérapages. Il n'y a aucune honte à cela. Ailleurs, cela se tasse aussi vite. Ce n'est pas pour cela que les rassemblements sont interdits pour le restant du siècle. La preuve : les centaines de milliers de personnes qui ont soutenu le mouvement « Occupy Wall Street » à travers le monde. Elles étaient propres, dans tous les sens du termes.

Nous, nous n'avons été autorisés à manifester ni contre des décisions jugées arbitraires ni contre le fait de brader des pans entiers de notre économie. Pas même contre Wall Street ou le Boycott, ou les meurtres quotidiens des jeunes filles et jeunes hommes palestiniens.

La peur.

C'est toujours la peur de l'ennemi extérieur.

Les autres.

Ou les chaines de télévisions. Ainsi celle qui diffusa l'entretien avec un ancien terroriste avéré. Lavé de tous ses méfaits. Eteinte. Une exception ? Non pas. Une méthode de gouvernement. A la veille d'importantes élections législatives, les retransmissions des chaines turques « Bugün Tv » et « Kanaltürk » ont été interrompues en direct. Pas liées au pouvoir. Un juge d'Ankara nomma un nouvel administrateur et, d'autorité, congédia M. Tarik Toros, le directeur de la chaîne Bugün, témoin de cette médiatique attaque contre la liberté d'expression. A la suite de quoi les consultations électorales se déroulèrent, comme l'on s'y attendait, pour octroyer la majorité des sièges de l'assemblée nationale au parti au pouvoir.

C'est triste.

M. Benflis considère que le problème du pays «ne réside pas dans la Constitution mais dans la crise de régime politique en place». Il s'interroge : «Quel bénéfice tirer d'une révision constitutionnelle alors qu'il y a vacance du pouvoir, absence de légitimité qui frappe toutes les institutions et leur paralysie dans l'accomplissement de leurs missions constitutionnelles ?». Juste. D'où sa conviction que cette révision constitutionnelle annoncée depuis avril 2011 «détourne l'opinion publique des vrais problèmes politiques du pays et leur fait illusion d'un projet qui ne solutionne pas ses problèmes», annonçant sa disponibilité à prendre part à «tout dialogue national vrai avec comme objectif de solutionner la crise du régime dans toutes ses composantes en redonnant la parole au peuple souverain».

Il est sérieux ? Une fois au pouvoir, dialoguerait-il toujours ?

On dit, « nous redonner la parole ». Ils sont en retard d'un mouvement.

Nous, on veut être écoutés.